Trois pas en avant, trois pas en arrière

« Quand les mots nous manquent… on laisse la parole ! »

Cécile Rossard, professeur d'EPS

Novembre 2006 : « Lors de chaque période de vacances…je reprends mes cours, je me creuse la tête, j’y crois dur comme fer, cette fois-ci, ils vont être attentifs, cela va les intéresser…Mais à chaque reprise, rien y fait, je m’en prends plein la tronche… Des cours trop bien pensés, trop bien ficelés, par moi, pour moi… avec mon regard de prof qui ne parvient pas à quitter son regard d’ancienne bonne élève… » (2003).

J’entame ma sixième rentrée. Cinq années en Seine Saint Denis, juste le temps de devenir une « ancienne ». Le temps de construire, pas à pas, des repères. Les grands frères, la salle des profs, les gardiens, la cité, le langage, les stratégies, l’humour… Des repères pour moi, pour eux.

Deux mois dans cette nouvelle académie, juste le temps de redevenir une « nouvelle ». Le temps de douter, d’être bousculée. Perte de repères. Les prénoms, l’histoire, les routines, les lieux, la sensibilité, les activités, les collègues… L’inconnu, pour moi, pour eux.

Six années, pour construire, pas à pas, dans l’invisible, des modes d’entrée, des relations, des contenus, de la confiance… Six années pour se construire, pas à pas, en tant que prof. Un chemin incertain, nécessairement inachevé, parsemé de doutes, de régression, de violence, de destruction…

Un changement. Nouveau bahut, nouvelle ville. Plus d’Abdelhakim pour crier « c’est trop d’la balle, on a M’dame Rossard ». Plus de Fatima pour chuchoter à sa copine « t’as trop de chance, M’dame Rossard, elle est trop gentille ». Plus de collègues, sur qui s’appuyer, les yeux fermés. Seuls les bons souvenirs nous reviennent. Remise en question, reconstruction.

De ce parcours, j’ai extrait quelques thèmes qui représentent, pour moi, des axes forts sur lesquels je me suis ancrée. Des choix non exhaustifs, des exemples parmi d’autres, marquant tour à tour des évolutions ou des résistances dans mon approche du métier. Des expériences de terrain, quotidiennes, relatées par écrit. L’expérience d’écriture m’aidant, quotidiennement, à réfléchir et à exercer sur le terrain.

Le cliché du néotitulaire. Accrochée à ses préparations. Le chronomètre à la main. A 8h45, Steeven, Fatih, Mirabella et Fouzia doivent avoir réussi cet exercice. A 8h50, c’est l’autre groupe qui passe… Pas de place. Pas de place à l’incertitude, aux apprentissages.

« De beaux projets de cycle, de belles feuilles de présentation avec les règles de sécurité, les objectifs, quelques règles d’action essentielles (à mes yeux bien sûr…)(…) J’ai refusé de m’adapter, je suis restée sur mes illusions (…) Echec total, ils n’entrent pas du tout dans ma logique » (février 2003). Si le constat n’a pas tardé à être émis, la réelle prise en compte, la seule permettant d’envisager une remise en question, une évolution dans sa façon de procéder demanda un peu plus de temps… Ce « lâcher prise », lâcher non pas forcément nos objectifs, nos visées éducatives… mais lâcher notre désir d’y arriver tout de suite, par des procédés qui ont fonctionné sur nous, en tant qu’élève, étudiant, jeune adulte…

Se décentrer en quelque sorte. Reconstruire une temporalité d’apprentissage qui appartient à ces élèves là, reconstruire leur rythme du collège. Reconsidérer nos représentations, les leurs. Leurs difficultés, les nôtres.

Pour moi, et encore à ce jour, se joue effectivement un « lâcher prise » sur mon impatience du « tout réussi, tout de suite »… Accepter les chemins de traverse, les moments où l’on va contre pour accueillir les bonds en avant.

« C’était bien aujourd’hui ! Madame, on refera ça la prochaine fois ? » (mars 2005). Qu’est-ce qui était si bien ? Ces grandes ados étaient arrivées pour la énième fois, en jeans, le chewing gum dans la bouche. Ne pas relever, se recentrer. Ne pas leur laisser l’opportunité de s’agripper aux gradins en maugréant. Non. « Ce qui était bien, c’est que nous avions couru. Moi, avec elles. Dans un parc, avec de l’herbe et de la terre qui salissent, avec des montées qui fatiguent…. » (mars 2005)

Ce qui était bien aussi, c’était ce cours d’acrosport. « Un quart d’heure sur les éléments de liaison, pas plus, après, il faudra vraiment que chaque groupe se décide… ». Trois quarts d’heure plus tard, la musique à fond, toute la classe était encore en activité. Moi y compris. La tête en bas, les élèves m’apprenaient des figures de Hip-Hop ». (octobre 2006).

Evolution modeste certes, mais pour moi essentielle. Le passage du carcan au cadre, pourrait-on dire. Ou encore de l’applicationisme à l’écoute tout simplement.

Une autre évolution, construction, a été pour moi, d’accepter de s’écouter en tant que prof, « qu’adulte-prof ».

Observer les habitués devant la machine à café. Tourner son regard. Apercevoir ces grands gaillards dans la cours de récré. Se voir attribuer son casier… Se faire « chasser » des couloirs par le personnel de service « c’est interdit aux élèves ! » (septembre 2000)… Perdue.

Première étape, se situer dans les lieux. Intégrer et faire intégrer à son entourage, que oui, malgré des apparences peut-être trompeuses, je suis bien la nouvelle prof… oui, oui, je sais, je suis jeune… Le doute revient à grandes enjambées lors de la première réunion parents-profs.

« Ca y’est. Installée derrière le bureau, deux chaises vides en face de moi. Je les attends. Ne pas se fier aux apparences, je suis aussi impressionnée que les parents, là, dans le couloir d’à côté » (2003).

Cette période d’atterrissage s’est suivie pour moi d’une période de questionnements, dans une recherche d’identification. Dois-je suivre l’exemple de ces profs ultra autoritaires, qui se disent « respectés » ? Dois-je tenter de faire partie de ces « profs cools », aux tenues « trop  stylee »… Quelle image ai-je envie de renvoyer dans ce milieu qui m’est à la fois si familier et si étranger de ce côté de la barrière ? Se construire sa place, face aux élèves, mais aussi face aux collègues, aux personnels de l’établissement, aux parents. Se construire un soi-prof et l’assumer. Dépasser les doutes puérils qui surviennent face aux remarques des élèves « mais il est tout pourri votre jogging, pourquoi vous ne faîtes pas comme madame…, elle a le même que ma grande sœur… ». Assumer. « Tu as raison, je ne m’habille ni pareil que madame…, ni comme ta grande sœur, et tu as le droit de trouver mes goûts ringards ». Dépasser, s’affirmer même, en jouer. « Tu te rends compte ! La honte pour toi ! Tu te balades dans la cité avec une prof habillée comme ça ! ». Se rassurer à sa réponse « Mais non m’dame, vous exagérez, on n’a pas honte… ». Se dire qu’on les aide peut-être à se construire. Les voilà qui s’autorisent à apprécier un adulte qui ne porte pas de taille basse super moulé et qui ne connaît pas la dernière de la « Star-ac ». Les voilà qui peuvent apprécier, s’opposer, se positionner face à un adulte qui ne les insulte pas, voire même, les écoute.

C’est comme ça, je crois, que peu à peu, je me suis acceptée en tant que prof. Une prof qui reste « moi » et qui peut l’afficher, le revendiquer. Une référence parmi d’autres, dans leur paysage de collégiens. Une prof parmi d’autres dans la salle des profs.

Evolution qui peut sembler futile, mais qui pour moi a été un point d’ancrage pour continuer le chemin, et prendre davantage d’initiative dans mon itinéraire.

La route reste cependant, comme je l’ai dit, parsemée d’embûches. Et les piétinements, les pas en arrières sont fréquents.

L’évolution professionnelle est loin d’être linéaire. Certains changements, personnels ou liés au métier, bousculent tous nos repères. Ressurgissent alors les doutes, les questionnements que nous croyions dépassés. S’en suivent parfois des difficultés, de réels obstacles, des découragements… Mais les doutes, les questionnements qui ressurgissent nous amènent aussi à interroger ce qui, pour nous, dans nos conceptions, nos valeurs, font tantôt fonction d’obstacles, mais aussi tantôt fonction d’ancrage. Quelles sont ces résistances, ces problématiques qui continuent de nous animer, de nous mettre en difficulté, et finalement de nous porter ?

L’une des réflexions les plus douloureuses pour moi au niveau professionnel est cette volonté farouche de ne pas renoncer à s’adresser à la réflexion des élèves. Je ne peux, et ce, depuis le premier jour, me résoudre à imposer des limites, des règles… de façon arbitraire. Cette réaction est tout à fait intime et émotionnelle, dégagée de toute rationalité. Il est bien évident qu’un élève de sixième a besoin, de la part de son enseignant, d’un « Non » ferme, ou d’une direction affirmée, sans alternative possible. Tantôt vécu comme un dilemme, tantôt comme une prise de position assumée, je porte depuis 6 ans, cette même réticence, incapacité, culpabilité à adopter ce genre de discours…

« Ne pas pouvoir se résoudre à se dire que ces mômes ne sont pas capables de comprendre, de remédier à leurs comportements par la parole, l’écoute….C’est Halima qui me nargue avec son chewing-gum. Après trois avertissements, une punition, elle mâchouille toujours ostensiblement et a le culot de me faire des bulles à la figure… La prof (moi) en a marre de réprimander pour rien, elle ne se résout pas à donner des heures de colle auxquelles Halima n’ira pas, alors elle essaie une énième remarque, fait appel à sa raison, tente la dérision, l’ignorance. Rien ne marche et les autres élèves en pâtissent.» (2001)

Vivre ces expériences comme un échec de ma part, cela m’arrive encore fréquemment, et a notamment été avivé par cette arrivée dans ce nouvel établissement « Heure de vie de classe… Des papiers à distribuer… Des rapports et remarques négatives à transmettre… Mal gérée, mal préparée…. Leur faire écrire sur une feuille, les points positifs et négatifs qu’ils perçoivent, au sein de la classe et pour eux. Espérer leur faire constater une relative adéquation avec l’avis des enseignants, et faire l’hypothèse absurde qu’ils seraient en mesure de rebondir sur des stratégies d’amélioration… Utopie. Envie de siffler un bon coup. De les envoyer courir à perpette ! » (septembre 2006).

Ce désarroi, ce renoncement parviennent cependant à être un peu dépassés lorsque les effets du temps qui passe peuvent se faire entendre… « Je l’aperçois à l’autre bout du stade. Elle ose à peine avancer. Timidement elle s’approche de moi. Est-ce bien la même ? Est-ce bien l’Halima que je connais : celle qui n’avait que la provocation, les cris et la confrontation comme moyen d’expression. Celle qui n’avait que ces maux pour exprimer. C’est bien elle. Elle vient pour moi, pour me voir. Les mots nous manquent. Elle me tend un papier. C’est son bulletin de notes. (…)Une fierté s’exprime sur nos deux visages. Nous n’avons pas oublié les conflits, les difficultés… Il faut parfois laisser du temps s’écouler. Laisser les choses mûrir, se construire. C’est peut-être cela, qu’ensemble, nous avons appris ». (2004) Cette position, cette mise en questionnement… je parviens aussi parfois à l’assumer pleinement, à la revendiquer. Nous arrivions au stade, « Madame ! Regardez ! C’est nous qui avons fait cela ! ».Il est tout fier Anis de me montrer son « tag ». Des sigles incompréhensibles, inscrits en bleu sur un muret de maison. Une écriture. Leur expression. Côtoyant un autre dessin, plus grand, tout en couleur. Leur exemple. Un modèle de création. (…) Son sourire fend sa bouille ronde. Ses pommettes remontent tellement qu’elles viennent plisser ses grands yeux, encore brillants d’excitation. Nécessité de réagir… Anéantir ses projets. Trahir sa confiance. Provoquer l’incompréhension. Risquer la rébellion. Je choisis la curiosité. Interroger. Ecouter. Anis, le « tagueur» de la cité ! Puis informer. La loi - la propriété - les lieux pour dessiner.Ses pommettes redescendent. Ces grands yeux s’agrandissent, me fixent. Son front se plisse. Je l’entends penser. « La prof n’a pas approuvé, mais elle m’a écouté, s’est intéressée.La prof m’a dit de ne plus recommencer, mais elle ne m’a pas puni.Elle m’a même parlé d’un autre mur, derrière le supermarché, où là, on pouvait dessiner. Elle m’a dit de bien observer l’autre Tag, celui tout coloré. Avec de l’entraînement, de la patience, je pourrai y arriver » (juin 2005).

Un autre élément de mon petit parcours persiste, comme un obstacle, une réalité que je ne peux esquiver. Une réalité qui m’affecte, me désarme. Cette violence. Cette violence qui s’exprime à chaque instant dans leurs relations aux autres, aux apprentissages. Cette violence de leur vie qui se retourne contre eux. Non, nous ne pouvons nous résoudre « à faire avec ». Mais, oui, nous nous trouvons face à une réalité qui nous dépasse. Impossible de l’esquiver, du moins, je n’ai pas réussi à me blinder. Je n’en ai peut-être pas envie d’ailleurs. Restée révoltée, indignée de cette agressivité subie et exprimée. Ne pas lâcher cette volonté constante de leur offrir d’autres moyens de communication, d’autres modalités d’action. Essayer sans cesse, mais sans cesse se trouver démunie.

« C’est Samir et sa tête de racaille. Une dent en moins, le pantalon aux genoux. Il a trop peur Samir. Peur que l’on s’occupe de lui, peur qu’on l’abandonne. Il ne supporte pas le regard des autres Samir. Son vocabulaire, c’est la rue. Son mode de communication, c’est l’agressivité, voire l’agression. Trouver son regard, prendre soin de son blouson. Le laisser dormir sur les tapis, jouer avec lui et le laisser gagner. Ne pas le déranger, mais aller le chercher, le secouerIl m’a fait peur Samir. Ses insultes, sa grossièreté, sa violence, son regard. Il a su imposer aux adultes un statut de non droit mettant du même coup en péril son propre droit de s’en sortir ». (2003).

« Je sens Charly tout refermé. Maugréant peut-être contre moi. Peut-être pas. C’est moi qui me sens en danger, en insécurité. Je reprends la conversation. (…) « T’façon, j’vais me venger ! Tous les adultes, vous verrez ! Vous, vous savez pas. J’suis tout pt’it et j’suis sûr que j’ai déjà vécu plus de trucs que vous dans ma vie ! ».

« Peut-être Charly, je veux bien le croire, mais nous, on ne se connaît pas, et peut-être cela pourrait-il être autrement. Il n’y a pas des adultes avec qui c’est différent ? ».

« Si, y’a M’sieur L. Mais même lui, il est gentil, mais j’ai été méchant. Très méchant. Je lui ai dit « va t’faire foutre…  Alors vous voyez. Vous aussi, vous êtes gentille, mais… ».

« Mais… tu te sens d’essayer ? Si on recommence ?

« Bonjour, moi, c’est madame Rossard. Toi, c’est… ». Et je lui tends la main. « Moi, c’est Charly ! » (2006 ).

Aller les chercher, tenter de jouer, leur tendre la main, essayer de parler. Sixième rentrée, et je me prends encore cette violence en pleine face, avec la même intensité.

Conclusion :

Les quelques éléments mis en avant dans ce texte ne sont que des petites balises personnelles. Au risque de décevoir, je ne pense pas, que, quelque soit le parcours professionnel réalisé, celui-ci puisse donner lieu à la formalisation de « recettes », ni même de stratégies « d’ascension » vertigineuse vers ce « prof chevronné » vers lequel nous sommes sommés d’évoluer… Non, pour moi, le chemin est fait de petits pas. En avant parfois, sur place ou en arrière. Ces derniers sont d’ailleurs souvent les plus marquants. Chaque parcours est alors parsemé de branches que l’on accepte de voir, parfois de lâcher ; d’autres, constituent nos points de repères, auxquelles nous continuons pour un moment au moins, de nous accrocher. Des points d’appuis pour construire la suite, avec ce que nous sommes, avec ce que les élèves sont.

Un parcours professionnel dont l’évolution se caractérise finalement par cette prise de conscience -pour ma part aidé par le passage à l’écrit- de ces « lâchers prises » et de ces « résistances ». Cette connaissance des valeurs qui me construisent, des obstacles qui me sont propres, c’est cela, je crois, qui m’aide, au quotidien à m’adapter, à m’ancrer, à me positionner en tant que prof. Je pourrais ainsi dire qu’en cette sixième rentrée, je n’ai pas davantage de solutions face aux difficultés rencontrées, mais que je les perçois plus vite…et sais peut-être un peu mieux montrer aux élèves que je les connais, qu’elles me désarment donc peut-être un peu moins, que je peux alors leur tendre quelques perches. Ne pas fermer les issues. Leur permettre de sauver la face en revenant vers les apprentissages.

Le passage de « la bataille navale » qui s’est imposée lors de mon premier cours de jonglage, aux « ateliers bagarres » proposés à ma classe de cinquième, symbolise peut-être ce parcours.

« J’ai pris une grande inspiration, relâché mes épaules, ancré mes pieds dans le sol, et le plus calmement possible, je les ai rassemblés. « Alors maintenant, on va faire trois ateliers… De ce côté-là, vous voyez, derrière les plots, ce sera l’atelier « bagarre ». A côté, vers le but, ce sera l’atelier « lancer de sable ». Et là, avec moi, ce sera l’atelier « travail ». Vous pouvez choisir celui que vous voulez (…) Calme donc, avec un semblant de sérénité retrouvée face à ce désastre que j’avais malgré moi provoqué, j’ai annoncé les ateliers. Ils m’ont regardée avec leurs grands yeux étonnés. L’un d’eux à essayer de déconner. Les autres l’ont rembarré. « Wouaich mon frère, arrête de gazer ! On va travailler ! » (2005).