TRANSMISSION

Il n'est pas d'exemple d’être humain qui ait pu atteindre le statut d'adulte sans d'autres êtres humains, adultes ceux-là. L'enfant, en effet, vient au monde infiniment démuni et il ne peut grandir que s'il est introduit dans le monde, si des adultes « font les présentations » et prennent en charge son arrivée dans la maison. Là, il lui faut apprendre les règles de ceux qui l’accueillent. Ce n’est jamais facile : l'intégration dans la domus est toujours, peu ou prou, une entreprise de « domestication », une affaire d'horaires à respecter, d'habitudes à prendre, de codes à acquérir, d'obligations auxquelles il faut se soumettre… Et celui qui arrive ne peut pas choisir lui-même ce à quoi il doit être éduqué. Nos enfants ne choisissent pas la langue dans laquelle ils vont s'exprimer, les coutumes avec lesquelles ils vont vivre. Pas plus qu’ils ne pourront, pendant la scolarité obligatoire, choisir les disciplines qu’ils devront apprendre. Si l'enfant pouvait choisir ses objets d'apprentissage, c’est qu’il serait déjà éduqué. Aucun « respect » ne peut justifier ici l’abstention éducative. L’adulte a un impératif « devoir d’antécédence ». Il ne peut abandonner l’enfant sans lui transmettre les moyens d’être au monde, d’habiter le monde, de comprendre et de prolonger le monde.

Mais, si l’enfant a besoin d’être éduqué en raison de son caractère fondamentalement inachevé, cet inachèvement lui-même – constitutif de « l’humaine condition » – assigne la transmission à la modestie. En effet, l’être humain, contrairement à l’abeille, n’a pas de système politique inscrit dans ses gènes… et, si nul n’a jamais vu une abeille démocrate (l’abeille est consubstantiellement royaliste !), l’enfant n’est, à sa naissance, ni démocrate, ni royaliste ! Ainsi l’homme, quel que soit son âge, doit rester « inachevé », car nul ne peut sceller son destin à sa place, clôturer son « faire » dans un « être », réifier un sujet que la modernité a condamné à écrire son histoire. « Insoutenable légèreté de l’être », comme dit Milan Kundera, révélée par la mort des théocraties et la disparition des grands récits totalisants. Injonction de nulle part et de personne à une inquiétante autonomie qui peut, si nous n’y prenons garde, nous précipiter dans les bras de n’importe quel trafiquant de surnaturel... Mais – et c’est là le paradoxe de la modernité – cet effondrement des grands systèmes constitue aussi une chance inouïe pour l’éducation, dès lors que l’adulte, exigeant et confiant à la fois, s’astreint à transmettre sans achever. À accueillir ceux qui arrivent dans la domus sans en fermer les portes. À donner à l’enfant et à l’adolescent les moyens de s’incorporer une culture sans qu’ils soient assignés à la reproduire, à s’approprier une tradition, des connaissances et des valeurs dont ils devront pouvoir s’émanciper. Pour prolonger un monde dont ils pourront devenir les acteurs.

La crise de la transmission

Saint Augustin écrivait au cinquième siècle de notre ère : « Qui donc chercherait le savoir de manière si insensée qu'il envoie son fils à l'école pour apprendre ce que pense le maître ? »(1). Mais pourquoi donc est-ce vraiment « insensé » d’aller à l’école pour apprendre ce que pense le maître ? Ne peut-on faire l’hypothèse que la société a formé et mandaté ses maîtres afin qu’ils transmettent, à travers leurs convictions, ce qui, précisément, peut et doit « faire société » ? Nous résistons pourtant à cette perspective. Comme si, au-delà de l’aléatoire des situations particulières, nous aspirions à une transmission qui soit, d’emblée, celle d’un monde commun assumé. Certes, nous acceptons et revendiquons l’existence de transmissions singulières : transmission d’une histoire familiale, transmission d’une manière de sentir, de voir et de penser les choses, transmission de savoir-faire spécifiques, domestiques et professionnels… Mais toutes ces transmissions, qui relèvent de filiations génétiques ou symboliques, doivent s’inscrire sur un fond commun qui les rend possibles, où elles peuvent émerger et se développer. Pas de transmissions individuelles ou groupales en dehors d’un monde stable, d’un univers ayant un minimum de fermeté et qui permet à celui qui transmet comme à celui qui reçoit de « prendre pied », d’exister ensemble, mais aussi de pouvoir communiquer et échanger entre eux.

Car la multitude de transmissions – capillarisées à l’infini – dont le réseau forme, aussi bien dans l’espace que dans le temps, le lien entre les hommes et les générations ne peut exister que grâce à cette « table » dont parle Hannah Arendt qui « relie et sépare en même temps »(2). Ce monde commun, explique-t-elle, « nous rassemble, mais aussi nous empêche, pour ainsi dire, de tomber les uns sur les autres… Ce qui rend la société de masse si difficile à supporter, précise-t-elle, ce n’est pas, principalement du moins, le nombre de gens ; c’est que le monde qui est entre eux n’a plus le pouvoir de les rassembler, de les relier, ni de les séparer. Étrange situation qui évoque une séance de spiritisme au cours de laquelle les adeptes, victimes d’un tour de magie, verraient leur table soudain disparaître, les personnes assises les unes en face des autres n’étant plus séparées, mais n’étant plus reliées non plus, par quoi que ce soit de tangible. »(3) Et cette situation, qui caractérise la modernité, met en péril le fondement même de notre existence collective car « la naissance et la mort des êtres humains (…) présupposent un monde où il n’y a pas de mouvement constant, dont la durabilité au contraire, la relative permanence, font qu’il est possible d’y paraître et d’en disparaître, un monde qui existait avant l’arrivée de l’individu et qui survivra à son départ ».(4)

Et c’est peu dire que la stabilité du monde commun est compromise : l’accélération vertigineuse des mutations sociales et technologiques, l’éclatement des consensus et la montée des individualismes, la dispersion extrême de nos références personnelles… tout cela compromet la liaison entre les générations. C'est qu'il n'y a pas si longtemps encore, les générations se superposaient très largement l'une sur l'autre de telle manière que le lien entre elles était assuré en quelque sorte par imprégnation ; il se transmettait là, dans la quotidienneté des premières années de la vie, tout un ensemble d’habitus qui sédimentaient et permettaient à la culture scolaire, sociale et professionnelle de se développer ensuite sur un acquis stabilisé. Entre nos grands-parents et nos parents, beaucoup de choses n'ont pas été délibérément apprises : elles ont été transmises dans une sorte de lente assimilation, sans que l'on y pense vraiment ni que cela soit le résultat d'une action ordonnée et systématique… Or, il n’en est plus ainsi. Le tenon familial est défaillant, plus gravement qu’il ne le fut jamais. Même si, en réalité, c’est moins le fait de la démission des familles ou de leur délitement qui sont en cause que de notre incapacité collective à créer de nouveaux liens familiaux et à inventer de nouvelles socialités intergénérationnelles… Nous avons beaucoup trop négligé la question de la parentalité et ignoré à quel point les parents pouvaient être démunis dès lors que les transmissions individuelles ne sont plus soutenues par la transmission collective assumée d’un héritage commun.

« Notre héritage n'est précédé d'aucun testament » dit René Char. Et il est vrai que nous ne savons plus très bien ce que nous devons léguer à nos enfants ni dans quelles conditions. Certes, nous sommes parvenus à définir, vaille que vaille, dans la Loi d’orientation sur l’École de 2005, un « socle commun de connaissances et de compétences » qui « fixe les repères culturels et civiques qui constituent le contenu de la scolarité obligatoire »(5). L’exercice n’était pas simple et le résultat n’est pas absurde… C’est un inventaire à la Prévert – inévitablement incomplet et arbitraire – où l’on trouve, à côté des traditionnelles compétences en français, mathématiques et langue vivante, des objectifs aussi divers que « savoir que la planète Terre est un des objets du système solaire, lequel est gouverné par la gravitation », « mesurer l’influence de l’homme sur l’écosystème », « connaître les textes majeurs de l’Antiquité : l’Iliade et l’Odyssée, la fondation de Rome, la Bible », « maîtriser le schéma général des recettes et des dépenses publiques », mais aussi « avoir une approche sensible de la réalité », « exploiter ses facultés intellectuelles et physiques », « identifier ce qui est permis et ce qui est interdit »…

La confection d’un tel catalogue et son inscription dans la loi de la République est le signe évident que nous avons pris conscience de la nécessité de nous doter d’un référent commun en matière de transmission entre les générations. À cet égard, l’élaboration de ce socle constitue une avancée significative. Mais il laisse en suspend au moins deux questions importantes.

D’une part, le socle commun reste très « élémentaire », à tous les sens du mot : c’est une juxtaposition d’éléments dont la seule véritable unité perceptible est programmatique. Il est constitué d’éléments dont l’agencement relève d’un jeu de construction dont le résultat final ne peut faire l’objet d’aucune représentation globale par les enseignants, les parents et, a fortiori, les élèves. En ce sens, il peut, peut-être, fonctionner pour l’enfance et l’école primaire, mais apparaît bien incapable de mobiliser des adolescents en attente d’objets d’investissements à fort pouvoir symbolique, capables de répondre à leur quête identitaire.

D’autre part, en se posant comme unique garante (théorique) de l’acquisition du « socle », l’École semble endosser, à elle seule, la transmission du monde commun, laissant les familles et les autres instances sociales (associations et groupes affinitaires divers) assurer des transmissions fractionnées de savoirs, savoir-faire et valeurs. Or, le risque est grand de voir ainsi se constituer une culture scolaire formelle, plus ou moins monnayable, à côté d’une multitude de cultures vernaculaires, domestiques, tribales ou techniques, dont les forces centrifuges feront éclater ou rendront dérisoire la culture commune. Tout le problème, en effet, est de savoir où va se situer la « transmission identitaire » : si l’École de Jules Ferry a si bien réussi dans son entreprise de normalisation culturelle, c’est parce qu’elle a su faire des savoirs qu’elle transmettait des outils de construction identitaire forts autour du sentiment national. Les connaissances et compétences du « socle commun » n’ont ni cette ambition, ni cette possibilité. Les adolescents d’aujourd’hui ne construisent pas leur identité autour des savoirs scolaires : la plupart les rencontrent, certains les assimilent, plus ou moins bien, mais, le plus souvent, sur le mode concessif. Ils consentent à les examiner, voire à se les approprier pour les restituer à l’examen, mais, dès qu’ils le peuvent, ils s’absentent, mentalement et physiquement, de l’École car leur véritable identité se construit ailleurs, au sein du clan ou de la bande, par la musique ou la littérature manga, dans les jeux électroniques ou les univers virtuels.

L’École n’est donc pas investie comme un lieu de transmission, au sens fort du terme. Elle s’éloigne, de plus en plus, du modèle de la classe de philosophie des grands lycées parisiens des années soixante – très largement décrite par la littérature – où le « maître » pensait et partageait en même temps son savoir, face à des disciples heureux qui se sentaient, à la fois, honorés et élevés. Nous sommes loin de la scène primitive qui, dans l’imaginaire collectif, représente l’archétype de la transmission entre générations : des jeunes gens, rayonnants et disponibles, installés dans une belle sérénité méditative, qui prennent le temps de s’approprier, en le savourant, le savoir de « l’ancien », infiniment respectable et toujours respecté… À mille lieues de cela, beaucoup de situations scolaires ressemblent à de difficiles parties de bras de fer, quand elles ne deviennent pas, tout simplement, d’interminables « conflits d’opinions ». Le maître a une opinion, il la défend ; l’élève en a une autre ; l’un des deux doit céder dans un rapport de forces que plus rien ni personne ne semble pouvoir arbitrer. Le plus souvent, l’élève consent à se plier à l’enseignant, à croire et à faire ce qu’on lui dit… tout en se réservant la possibilité de dénier la moindre valeur à ses activités et comportements scolaires dès qu’il aura franchi la porte de la classe. Ainsi, l’enseignement, même quand il s’effectue dans l’école publique, se joue-t-il, bien souvent, dans une enceinte et sur un registre privés… privés de la moindre légitimité dévolue à une « institution publique » où, justement, doivent s’imposer les exigences du monde commun.

La question essentielle à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui est donc bien celle de la possibilité de transmettre à la jeunesse ce monde commun : un monde à partager entre générations, un monde qui puisse, aussi, permettre à des adolescents d’origines et de sensibilités différentes de se parler et de prendre en charge la part commune de leur avenir.


Revenir aux sources de la transmission

L’histoire de la pédagogie raconte depuis toujours, en de multiples variantes, la même histoire : le petit d’homme ne devient un petit homme que s’il parvient, à la fois, à intégrer ce qui lui est donné par ceux qui le précèdent et à s’en différencier pour exister dans son identité propre. Tension sans fin, rabâchée jusqu’à satiété, entre la normalisation et la différenciation, le pouvoir de l’exogène et la puissance de l’endogène, les vertus de la contrainte et l’exigence de la liberté. « Tout autodidacte est un imposteur », rappelle Paul Ricoeur… « Mais l’on n’apprend bien que ce que l’on a appris librement soi-même », répond Carl Rogers. Il faut « s’obstiner à enseigner, parce qu’il n’est pas de plus grand respect de l’autre que de le faire accéder aux formes les plus élaborées de la culture » répètent les uns… Il vaut mieux « stimuler le désir d’apprendre, rétorquent les autres, parce qu’expliquer c’est interdire de découvrir, imposer c’est empêcher de comprendre ». Jacotot contre Comenius. Célestin Freinet contre la « scolastique ». La « construction des savoirs » contre la programmation encyclopédique systématique… Bégaiement constitutif des débats éducatifs dès lors que les hommes se posent la question de la transmission. Et comment pourrait-il en être autrement puisque Ricoeur et Rogers ont raison l’un et l’autre ? Pas d’individuation sans incorporation. Pas d’incorporation sans altération. Pas de sujet sans transmission. Pas de sujet sans transgression.

Or, les adolescents, aujourd’hui, vivent cette tension à fleur de peau. À vif. Pris entre des éducateurs qui n’ont plus de monde commun à leur transmettre et des marchands qui leur proposent de s’acheter une identité par la surenchère des transgressions. Les « cités » n’ont plus rien d’une Cité : plus de temples, d’églises, de « maisons d’école » ou même, souvent, de centres sociaux qui incarnent un monde commun possible… mais des supermarchés qui offrent une multitude de produits high-tech grâce auxquels être, à la fois, identifié comme « branché » et repéré comme un « personnage » singulier…

En fait, nos adolescents sont pris, comme leurs aînés, entre le besoin d’exister par les autres et celui de s’en différencier à tout prix, entre la tentation de l’identification complète et celle de l’auto-engendrement,… Et ils croient trouver dans les univers virtuels une improbable conciliation : en effet, chacun est relié  avec les autres à l’infini et en permanence (wired, disent les otakus) et, en même temps, n’existe qu’à travers un ou des avatars libérés – croit-il – de toute filiation individuelle et collective.

Face à ce phénomène – qu’on trouve, de manières diverses, dans toutes « les cultures jeunes » – les adultes se trouvent infiniment démunis. Les formes traditionnelles de bouturage intergénérationnel ne fonctionnent plus : face à un adolescent délibérément inscrit dans un autre monde, impossible de bricoler une transition, de tenter un métissage à bon compte en espérant une synthèse in extremis entre World of Warcraft et Le grand Meaulnes. D’où les deux tentations de notre société entre lesquelles nous oscillons de manière quasiment psychotique : le forçage et le renoncement.

Le forçage, c’est la confusion entre la transmission et l’inculcation. Et le forçage nous condamne au malheur : « Tu vas apprendre et je m'en porte garant ! Je ne lâcherai pas prise jusqu'à ce que le savoir soit à jamais gravé en toi. Tu finiras bien par céder... » Terrible illusion de qui croit pouvoir soigner l’anorexie par le gavage. Une volonté se cabre et renforce la détermination de l'autre. La relation bascule alors dans un face-à-face, quand ce n’est pas un corps à corps : une partie de bras de fer infernale dont les adultes – parents, enseignants, formateurs – sortiront, bien souvent, blessés. Car, quand ils se laissent happer par la relation duelle avec des jeunes « difficiles », les éducateurs doivent affronter des êtres qui disposent des armes des faibles : la capacité d'identifier les faiblesses de l'autre et de faire saigner ses blessures.

À l’opposé du forçage – et quand on découvre la vanité de ce dernier – le renoncement est toujours en embuscade : « Après tout, si tu ne veux pas apprendre, c’est ton problème ! Moi, ma vie, elle est faite. Libre à toi de gâcher la tienne ! » On bascule vite, en effet, du « Fais comme je veux… » au « Fais comme tu veux ! ». En ajoutant, non sans raison : « Je ne peux pas apprendre à ta place ! ». Effectivement, nul ne peut apprendre à la place de quiconque. Il est sans doute possible de l'obliger à répéter une phrase, à exécuter un geste, à se soumettre à une règle... Mais tout cela est loin d’un véritable apprentissage : car apprendre, c’est s’engager personnellement, prendre le risque de faire quelque chose qu’on ne sait pas faire pour apprendre à le faire. Alors, fort de cette certitude, on se réfugie parfois dans l’abstention pédagogique. On offre, on propose, on écoute… ou, simplement, « on est présent ». On renonce à transmettre en attendant une hypothétique demande. Et sans voir toujours que la demande de savoirs est répartie de manière particulièrement inéquitable dans le champ social, puisqu’elle émane essentiellement de ceux qui ont déjà découvert le plaisir d’apprendre…Tout porte à croire, alors, que ceux qui redécouvrent, plus ou moins naïvement, cette évidence sociologique risquent de revenir bien vite au forçage. Consternant bégaiement, oscillation mortifère qui ne permet pas aux adolescents de trouver face à eux des adultes à qui se fier.

Pour en sortir, il faut revenir à ce qui peut constituer, entre les générations et les groupes, un véritable monde commun. Non un monde commun qui préexisterait à sa transmission, sous forme de « produits culturels » ou de « savoirs scolaires », mais un monde qui doit se construire dans la mise à l’épreuve de cette transmission elle-même. Car, pour celui qui fait le choix d’éduquer, le commun, c’est ce qui peut devenir commun dans le cadre d’une transmission qui ne soit pas inculcation. En d’autres termes, notre objectif doit être, non pas de transmettre un monde commun mais de lerendre commun dans l’acte même de sa transmission.

C’est là chose possible dans le registre des relations familiales et dès la toute petite enfance, comme l’a bien montré Françoise Dolto : que l’enfant soit un être inachevé – et même à peine ébauché – n’interdit pas de le considérer comme un être « complet ». Un être capable d’entendre et de penser, d’avoir des émotions et de les mettre à distance. Le reconnaître comme tel n’est pas en faire un tyran, c’est, simplement, l’introduire dans un « commun » que l’on partage avec lui et qui ne nous interdit nullement, par ailleurs, de lui mettre des limites et de lui poser des interdits… Et, au fur et à mesure qu’ils grandissent, l’enfant, puis l’adolescent, ont besoin d’entrer dans le « commun » avec des hommes et des femmes qui leur montrent en quoi ce « commun » vit en eux-mêmes, adultes, comment il vit aussi en eux, jeunes, et comment même, peut-être, ils peuvent en vivre.

Les moyens de cette transmission authentique du « commun » sont infinis dès lors qu’on est attentif à saisir toutes les occasions de « faire ensemble » : du jardinage ou du bricolage, de la cuisine ou de l’informatique, de la photo ou de la mécanique. Partout, dans le moindre geste, peuvent se transmettre, en même temps, des savoirs et des attitudes, la capacité à nommer et à comprendre, l’exigence de respecter pour transformer, le souci d’être toujours plus précis pour être au plus près du plus juste… Ce « commun » se construit aussi, bien sûr, dans l’émotion littéraire ou cinématographique partagée et verbalisée, dans la découverte du monde naturel et des œuvres humaines dès lors qu’on se donne les moyens de partager, à partir d’elles, nos élaborations symboliques réciproques.

Et, dans la même perspective, même si la rupture institutionnelle avec la famille est absolument nécessaire à la construction de la personnalité, l’École doit entendre qu’il n’y a de véritable transmission en son sein que si elle parvient à enseigner les savoirs comme culture. Car, enseigner les savoirs comme culture, c’est leur restituer leur « saveur » : les inscrire dans l’histoire des hommes comme des moments nécessaires et subversifs de leur émancipation… et les inscrire, en même temps, dans la trajectoire d’un sujet comme des étapes de l’accès à sa « maturité », selon l’expression de Kant. L’École ne retrouvera sa fonction de transmission que si elle permet la découverte d’une culture qui reconstitue la chaîne généalogique et restaure la filiation de l’humain.

Il faut s’attacher, pour cela, à ce qui, dans les cultures diverses qui s’expriment, résonne au-delà de chacun, touche aux invariants anthropologiques et relie un être singulier à ses semblables. Aucune renonciation dans cette démarche, bien au contraire. Une exigence forte qui articule l’intime et l’universel. Car c’est bien là l’enjeu de toute éducation : on n’aide pas un homme à se construire en l’obligeant à renoncer à son histoire et à ce qui, au plus intime de lui-même, nourrit son désir. Mais on ne l’aide pas, non plus, à se construire en le privant de ce qui peut donner forme à son désir, l’inscrire dans l’histoire des hommes, le relier aux autres dans une filiation où trouvent place les « grandes œuvres », les questions fondamentales de la science, les créations les plus marquantes de l’histoire humaine : Lascaux et le calcul infinitésimal, Gandhi et l’arbre à palabres, les cartes au trésor et la déclaration des Droits de l’homme, Homère et Einstein, Hérodote et Mozart…

Pour y parvenir, sans doute devons-nous, comme nous y invite Jérôme Bruner, retrouver ou inventer « l'art d'exploiter les questions, de les garder vivantes » (6) , car ainsi, non seulement on restaure la liaison entre les générations, mais aussi on apprend à se relier à ceux qui, aujourd'hui, posent les mêmes questions, même s'ils n'y donnent pas les mêmes réponses. Entre, d’une part, le relativisme différentialiste – qui assigne les individus à résidence sociale et culturelle – et, d’autre part, l’universalisme dogmatique – qui poursuit la colonisation de l’intérieur –, il y a place pour une pédagogie où les jeunes, se reconnaissent ensemble fils et filles des mêmes questions, capables d’assumer sans violence la différence de leurs réponses.

Il n’est pas certain qu’un tel projet réussisse à coup sûr. Peut-être même est-il condamné à l’échec ? La ligne de passage entre le forçage et le renoncement est étroite et périlleuse. Transmettre sans assigner à l’identique n’est pas chose facile. Mais transmettre sans achever reste notre seul espoir pour que la jeunesse puisse se construire sans être abandonnée, ni condamnée à reproduire nos erreurs.

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(1) Saint Augustin, De magistro, Paris, Klincksieck, 1988, page 82.

(2) Arendt H., Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. 63.

(3) Idem.

(4) Ibid., p. 109-110.

(5) http://www.education.gouv.fr/cid2770/le-socle-commun-de-connaissances-et-de-competences.html

(6) Bruner, J., L’éducation, entrée dans la culture, Paris, Retz, 1996, page 158.

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Philippe MEIRIEU