Adolescent à l’école : est-ce possible ?

Philippe Meirieu

L’école française s’est construite, très largement, avant l’émergence de l’adolescence comme phénomène de société. Elle se donne comme objectif la transformation de l’enfant en adulte et vit l’arrivée des « ados » comme une invasion de « barbares » qui font voler ses principes en éclats. Mais il n’est plus possible, aujourd’hui, d’exclure l’adolescence de l’École – au risque d’en voir s’absenter tous les adolescents et toutes les adolescentes… Comme il n’est pas possible, non plus, de renoncer aux exigences culturelles de l’École – au risque de la voir s’abîmer dans la démagogie. On peut, en revanche, tenter de proposer que l’École, et particulièrement le lycée (1), fidèle à son projet émancipateur, invente de nouveaux modes de fonctionnement qui permettent d’accompagner les adolescents et les adolescentes vers une maturité citoyenne.

Texte paru dans Cultures adolescentes, sous la direction de David Le Breton, Paris, Autrement, 2008

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Même si l’on y parle parfois de l’adolescence et si l’on y évoque quelques grands mythes, comme celui de Rimbaud, les adolescents et les adolescentes concrets et vivants n’ont guère droit de cité dans l’École française.

La République ne connaît pas les adolescents

Notre tradition philosophique républicaine, revisitée par Hannah Arendt, ne connaît que deux étapes de la vie : l’enfance et l’âge adulte. Les enfants – les infans, ceux qui n’ont pas la parole – ont besoin d’être éduqués : ils ne peuvent choisir ni ce qu’ils doivent apprendre, ni la manière dont ils doivent le faire... sinon, dit-on, c’est qu’ils seraient déjà éduqués. Ils sont donc assujettis à la décision d’adultes qui ont l’obligation de leur « présenter le monde ». Les enfants doivent accepter de travailler sur injonction, ne pouvant ni désirer, ni comprendre à l’avance ce qu’on leur demande d’étudier : le travail, pour l’enfant, précède toute motivation, l’obéissance toute satisfaction, la confiance dans le maître toute vérification personnelle…(2)

À l’opposé, l’adulte est celui qui, certes, peut continuer d’apprendre, mais que nul n’a le droit d’éduquer : seuls les tyrans, les publicitaires et les clercs peuvent tenter d’éduquer les adultes, c’est-à-dire décider à leur place de leur bien. Par définition et sauf restriction dûment constatée par un arsenal de principes juridiques et de règlements administratifs, l’adulte est majeur et n’a besoin d’aucune tutelle…

Entre ces deux états, il faut une frontière, nécessairement un peu arbitraire mais dont l’existence est constitutive, en même temps, de la possibilité d’éduquer les uns et de considérer les autres comme des citoyens de plein exercice. Philosophiquement, il n’y a pas d’entre deux : on ne peut penser un enfant qui serait déjà citoyen, ni un citoyen qui serait encore un enfant. Question de statut. Et un état de droit est dans l’obligation de fonctionner en attribuant et respectant des statuts. Faute de quoi chacun peut s’arroger n’importe quelle place, au risque des pires confusions : les dictatures sont souvent des systèmes où les enfants sont chargés de surveiller si les adultes « pensent bien », tandis que ces derniers sont infantilisés par une nomenklatura politique ou religieuse.

L’École se contente de séparer les enfants des adultes

Dans cette perspective, l’institution scolaire est d’abord un outil pour séparer : séparer ceux qui instruisent et éduquent, d’un côté, de ceux qui doivent recevoir l’instruction et l’éducation, de l’autre. La séparation est inscrite clairement dans les statuts et règlements, dans le mode de fonctionnement, dans l’organisation de l’espace et du temps. Les professeurs enseignent, les élèves apprennent. Les premiers notent, les seconds sont notés. Les premiers décident de tout ce qui est constitutif de l’école, les seconds sont parfois sollicités sur de vagues questions de « vie scolaire », mais jamais sur les savoirs – ils ne les possèdent pas et ne peuvent rien en dire !- ni même sur la manière de les aborder – on ne leur reconnaît pas le droit de s’exprimer sur les méthodes d’enseignement car ils mettraient alors en question le statut des professeurs.

De la sixième à la terminale, et même aux premières années d’université, aucun changement dans cette partition immuable : les mêmes rituels séparent deux castes qui ne se côtoient qu’exceptionnellement et clandestinement. D’ailleurs toute « relation » qui met en question cette séparation est vécue, aussi bien par les professeurs que les par élèves, comme une transgression insupportable. Les coupables sont vite rappelés à l’ordre et rattrapés par le groupe de pairs qui les appelle à la décence. La salle des professeurs reste un espace sacré et, pour un élève, y entrer est toujours sacrilège. Plus significatif encore peut-être : les toilettes sont strictement spécialisées et même un étudiant de troisième cycle universitaire de cinquante ans n’a pas droit à la fameuse clé dont les professeurs se réservent l’usage exclusif.

Le passage d’un statut à un autre se fait d’ailleurs très rapidement et comme par transsubstantiation. Quelques jours avant de devenir enseignants, les étudiants sont encore des « enfants » : ils sont d’une sévérité implacable pour les professeurs ou les formateurs qui les ennuient, se comportent comme des potaches face au moindre incident, cherchent à tirer systématiquement leur épingle du jeu en fournissant « le moins d’efforts possibles pour le plus d’effets utiles »… Une fois passés « de l’autre côté », ils ne peuvent plus guère imaginer qu’on s’ennuie en classe, voient dans toute comportement un peu insolent une transgression insupportable et exigent un travail « appliqué et régulier » indépendamment de toute gratification. Certains, d’ailleurs, changent jusqu’à leur manière de s’habiller ou, plus subtilement, leur façon de marcher, de parler, de regarder. Ils ont reçu un sacrement qui les transforme du jour au lendemain et leur fait oublier ce qu’ils étaient encore la veille.

L’adolescence est chassée de l’École

Inutile de s’étonner, dans ces conditions, que les adolescents aient du mal à trouver une place dans l’école. Alors qu’ils vivent, comme le montre bien Philippe Lacadée, des « moments de rupture, de contradiction, de silence où enfance, adolescence et folie se frôlent et se côtoient dans un hors discours qui mène certains à la rupture du lien social », alors qu’ils sont dans un « moment d’exil nécessitant la création d’un lieu et d’un lien nouveau » (3), on ne leur offre qu’une machinerie institutionnelle rigide sans lieu ni lien. Alors qu’ils sont en pleine mutation, alors que beaucoup d’entre eux ne sont que mutation, ils se retrouvent assignés à une place qui les contraint à se nier eux-mêmes. Ils jouent alors l’absence : en décrochant pour quelques uns, en saisissant toutes les occasions pour ne pas venir en classe pour d’autres, en étant physiquement là tout en étant psychologiquement ailleurs pour la grande majorité.  Or, c’est précisément cela qui agace profondément leurs professeurs : ce sentiment d’avoir en face d’eux des individus en apesanteur, dont on ne contrôle pas l’attention, dont on sait qu’ils vivent clivés entre deux univers et que, finalement, « leur vraie vie est ailleurs ».

Ce phénomène est encore renforcé par le fait que notre École, en sus de la frontière qui la structure entre enfants et adultes se vit comme consubstantiellement rationaliste. Elle fait le pari que l’enseignement doit s’adresser à l’intelligence spéculative de l’élève pour, précisément, lui imposer  de s’exhausser au-dessus de ce que Kant nommait « le pathologique ». Notre idéal scolaire est là : ignorer par méthode ce qu’on ne veut pas prendre en compte par principe. Imposer à celui qui entre dans la classe de faire abstraction de son histoire et de toute sa singularité, de se purger de tous ses problèmes, de se rendre disponible, indépendamment de tout ce qui l’habite et le préoccupe, à la raison qui s’expose. Il y a, bien évidemment, dans cette aspiration, quelque chose de salutaire : les savoirs scolaires ont une vertu d’arrachement au pathos individuel, ils permettent de se décentrer, de sortir de cette posture infantile de celui qui se croit au centre du monde et ramène tout à lui. L’École ne remplit sa mission que si elle ouvre à l’altérité, fait éclater la bulle narcissique en donnant au monde cette objectalité que l’égocentrisme enfantin a tant de mal à penser : les choses existent en dehors de nous… les autres existent en dehors de nous… d’autres existent qui ne parlent ni ne pensent comme nous… l’univers n’est pas organisé pour satisfaire nos pulsions… ce qui nous réunit, c’est ce qui échappe à nos croyances personnelles et à nos soucis du moment, ce sur quoi nous pouvons échanger, ce que nous parvenons à partager et ce qui nous relie au-delà des circonstances et des contextes.

Les adolescents répudient la culture scolaire

Mais, ainsi conçu, l’idéal scolaire ne concerne pas les adolescents, du moins pas directement, pas facilement… et pas du tout ceux dont les problèmes singuliers ont phagocyté le psychisme tout entier. Car il y a quelque chose de magique à imaginer que l’attraction des savoirs abstraits va être plus forte que la rétention dans une intériorité où tout se joue dans l’instant. L’adolescent qui tente de se donner une identité entre des modèles contradictoires, qui patauge dans des tensions affectives insurmontables, qui s’efforce désespérément de vivre une sexualité pour laquelle plus aucun modèle plausible n’existe nulle part, va, inévitablement, considérer les savoirs scolaires comme complètement dérisoires.

Quand de belle âmes généreuses les lui offrent en imaginant lui fournir des points d’appui pour l’aider à se dégager de son chaos intérieur, il y voit, au mieux, une forme de mépris, au pire une agression insupportable…. Ce n’est pas, ici, la bonne volonté, ni même la « volonté bonne », des professeurs qui est en cause, c’est l’écart qui se développe sans cesse entre la réalité concrète de la vie des adolescents et les savoirs scolaires. Face à un monde qui ne sait plus que leur promettre ni même quel futur leur proposer, les adolescents s’enferment dans leurs questions et se fabriquent une vie mentale qui, quoique douloureuse, leur sert de refuge. Ils souffrent de ce qu’ils vivent et ne parviennent plus à vivre qu’en souffrant. Sortis de l’enfance mais sans modèle d’adulte crédible sous leurs yeux, ils ne peuvent, comme le montre David Le Breton (4), que se retourner sur eux-mêmes et faire des turbulences d’une métamorphose impossible, leur seul objet de préoccupation et leur seul ancrage identitaire.

Cette tendance est, d’ailleurs, renforcée par une machinerie commerciale qui a bien compris tout l’intérêt qu’il y avait à développer un marché pour exploiter l’angoisse adolescente. À des degrés divers de médiocrité, la « culture jeune » vient permettre aux adolescents et adolescentes de sortir de leur solitude, mais en leur faisant payer le prix fort. Coût économique pour eux et leurs familles assujettis à la dictature des marques, coût psychique en dépendance à l’égard des chefs de bande, des leaders d’opinion et des addictions de toutes sortes, coût social en « transgressions normalisées » dans une marginalité considérée, de plus en plus, comme inévitable et « incompressible ».

La révolte adolescente n’est plus compatible avec la culture scolaire classique

Mais, si l’École ne supporte plus les « ados », il fut, pourtant, un temps, pas si lointain, où elle s’accommodait parfaitement des adolescents, pourvu qu’ils soient, tout à la fois, intégrés et révoltés. Törless, quoique égaré et exalté, en proie à de telles « tempêtes intérieures » que ses professeurs le trouvaient « prédisposé à l’hystérie » a bien dû finir notaire ou professeur d’université (5) … Les « aînés » de Montherlant (6) trouvaient toujours, après quelques frasques plus ou moins licites, une place de choix dans la hiérarchie sociale… Les lecteurs des Nourritures terrestres jetaient le livre de Gide avec assez de panache pour réussir le Concours général (7)… Régis Debray et Serge July étaient capables de conjuguer admiration et révolution, respect des classiques et engagement chez les guérilleros… Finalement, la « génération 68 » fut sans doute la dernière, contre toute apparence, dont l’adolescence était parfaitement assimilable par une institution scolaire où l’élégance du geste parvient toujours à faire oublier le pathos de l’intention.

À cet égard, Mai 68 marque non point le début, mais la fin d’une époque : depuis quarante ans, le modèle « intégré / révolté » n’en finit pas de perdre du terrain au profit d’un autre, aujourd’hui très largement dominant, voire hégémonique, le modèle « indifférent / agressif ». « Je suis à l’école, dit l’adolescent, parce que je ne peux faire autrement. Ne me demandez pas de m’intéresser à ce que vous y enseignez. Et estimez vous heureux si je fournis le travail nécessaire pour limiter les dégâts… Mais, bien sûr, je revendique aussi le droit de rester là sans faire le moindre effort, et ne vous avisez pas de m’en faire le reproche : ce serait une provocation inutile et je ne pourrai y répondre que par l’agression… » L’adolescent des années 60 conjuguait acceptation de la culture scolaire et refus de la culture sociale : il pouvait ainsi, dans sa révolte même, rencontrer l’assentiment de ses maîtres. L’adolescent d’aujourd’hui associe la dévotion à la culture sociale et le refus de la culture scolaire : il ne peut donc rencontrer que l’hostilité de ses profs. L’adolescent des années 60 lisait Sartre et Camus - bons élèves par excellence  - et  contestait « la société de consommation ». L’adolescent d’aujourd’hui veut son lecteur MP3, passe des heures devant YouTube, et trouve profondément ridicule de manifester le moindre intérêt pour les savoirs scolaires.

C’est pourquoi, même s’il faut prendre ses distances avec les stéréotypes dominants et ne pas confondre la diversité sociologique d’une population avec les images qui en sont données, force est de constater que « la figure adolescente » contemporaine - indissociablement descriptive et prescriptive – n’est plus une figure « scolaire ». Plus encore : alors que la représentation de l’adolescence constituait un objet d’étude scolaire, qu’on pouvait approcher à travers Le Cid ou Lorenzaccio, Arthur Rimbaud ou Évariste Gallois, sa représentation actuelle s’exprime à travers des formes d’expression réfractaires à la culture académique classique : les tags et le graff, le roman noir ou les mangas, le rap ou la technonik, les blogs et le satanisme…

L’École, pour être fidèle à son ambition, doit inventer de nouveaux paradigmes pédagogiques

Faut-il, pour autant, en conclure à une impossibilité radicale pour l’École de « traiter » les adolescents ? N’a-t-on pas d’autre issue que d’osciller entre le lyrisme de la désespérance – « la “culture jeune” a tué la culture, nivelé toute exigence, anéanti notre tradition humaniste, etc. » -  et la compassion fataliste – « les adolescents sont des victimes auxquelles on ne peut guère qu’offrir, de temps en temps, une écoute attentive et une main secourable, etc. » ? Rien ne serait pire. Ce serait condamner les adolescents à l’enfermement et les priver littéralement de toute véritable éducation. Ce serait se résigner à ce que établissements scolaires qui les accueillent restent des espaces vides, qui ne retrouvent une animation – pour ceux qui les fréquentent comme pour l’opinion publique – que si un conflit survient, une agression brise l’indifférence, un coup d’éclat révèle la silencieuse partie de bras de fer qui s’y joue. Ce serait abdiquer devant la machinerie médiatique qui enrôle les adolescents sans avoir le moindre scrupule. Ce serait renoncer au projet même de l’ « Éducation nationale », installer le darwinisme scolaire au cœur de notre société et prendre le risque de terribles retours de bâton…

En revanche, on peut, sans nostalgie ni démagogie, tenter de dégager quelques conditions pour que l’École accueille les adolescents, les aide à grandir, à accéder aux outils cognitifs qui permettent de comprendre le monde, à se forger une volonté réfléchie et un jugement moral… Mais il faut, pour cela, changer les paradigmes organisateurs de l’enseignement secondaire : 1) Introduire de la temporalité dans l’École et penser la scolarité comme accompagnement d’un développement continu plutôt que comme une maturation invisible et silencieuse suivie d’une brusque et tardive éclosion. 2) Modifier le rapport au travail scolaire afin de faire primer le « coude à coude » exigeant sur le « face à face » complaisant. 3) Passer de savoirs scolaires conçus comme des obstacles sur un parcours du combattant à une culture scolaire vécue comme participation à ce que les hommes ont élaboré de plus élevé pour les libérer et les réunir.

Pour un nouveau statut de l’élève : accompagner la construction de la personne et l’émergence de la liberté

Quoique existantes, sous des formes diverses, depuis les années 1960 (8), les instances de participation des lycéens à la vie scolaire ne se sont vraiment développées que depuis 1991. Malheureusement, ce développement s’est souvent effectué de manière assez chaotique : textes rédigés trop vite pour faire face à des « mouvements lycéens » imprévus, structures superposées sans véritable remise à plat, absence de réel dispositif d’accompagnement et de formation, tant des cadres éducatifs, des professeurs que des élèves en responsabilité, application extrêmement différenciée des consignes selon les établissements… Au total, le système actuel manque singulièrement de lisibilité : entre les « délégués de classe », les délégués au Conseil de la Vie Lycéenne (C. V. L. ), au Conseil d’administration, au Comité d’Éducation à la Santé et à la Citoyenneté (C. E. S. C.), il est souvent difficile de s’y retrouver. La plupart des élèves peinent à comprendre le rôle de chaque instance et le sens, au sein de chacune d’elles, de la présence de leur représentants. Si l’on ajoute la gestion locale du Fonds Social Lycéen, l’existence du Conseil Académique et du Conseil national de la Vie Lycéenne, de structures plus informelles de concertation au sein des associations sportives ou dans le cadre des foyers socio-éducatifs (il est vrai, très largement à l’abandon aujourd’hui), cela donne l’impression d’une myriade de dispositifs juxtaposés aux prérogatives très difficilement repérables…

Mais le problème principal reste la déconnexion entre ces instances et l’objet principal de la présence des élèves à l’école : les apprentissages. Tout se passe comme si les adultes disaient au élèves : « Votre parole peut être entendue sur de nombreux sujets : vous pouvez donner votre avis sur la surveillance de la cantine, la vente des croissants à la récréation, l’organisation d’un club d’échecs ou d’une journée de découverte des métiers… Vous pouvez vous exprimer, en conseil de classe et en conseil de discipline, sur les sanctions à prendre contre tel ou tel… On va même jusqu’à solliciter votre vote sur le budget de l’établissement… Mais, en aucun cas, vous ne devez vous intéresser à l’organisation des cours, la place respective des exposés magistraux, du travail individuel et de groupe, le rôle de la recherche documentaire, la formulation des contrôles, etc. ».

Cette manière de placer délibérément hors du débat le cœur de l’activité scolaire est ravageuse : d’une part, parce qu’elle délégitime progressivement toutes les instances de concertation, réduites à des occupations marginales, exotiques ou sans impact repérable sur ce qui se passe dans la « boîte noire » de la classe.  D’autre part, parce qu’elle contribue à cliver les adolescents entre des responsabilités sociales sans doute prématurées (comme le vote du budget) et une infantilisation, dans leur comportement quotidien, sur ce qui se passe dans le domaine des apprentissages… Là, ils en sont réduits au couple confortable : subir et râler.

On comprend bien, évidemment, les objections de ceux qui, légitimement, avancent que les élèves ne peuvent statuer sur ce qu’ils doivent apprendre car, s’ils étaient capables de le faire, c’est qu’ils seraient déjà éduqués. Les élèves eux-mêmes, contrairement à ce que l’on pourrait croire, sont parfaitement conscients de cela : chaque fois qu’on les interroge sur les savoirs à enseigner au lycée, comme dans la consultation de 1998, ils se récusent en se jugeant incompétents pour cela. En revanche, ils en profitent pour prendre la parole, de manière très pertinente, sur les méthodes d’apprentissage, l’organisation de la scolarité, l’articulation de leur vie scolaire avec « le monde extérieur ».

Et ce sont ces éléments qui devraient faire l’objet, justement, d’un travail régulier et institutionnalisé avec eux. Il conviendrait, pour cela, de changer complètement de paradigme en matière de concertation. En s’appuyant sur les acquis des dispositifs existants, il faudrait définir, pour chaque niveau de classe, des objets de travail sur lesquels mobiliser les élèves, les cadres éducatifs et les professeurs. Un programme de réflexion sur les apprentissages devrait ainsi être mis en place et vectoriser progressivement tout le temps scolaire. Il faut qu’on mette sur la table les points d’appui et les difficultés dans les méthodes de travail, qu’on prospecte en commun de nouvelles hypothèses, qu’on en examine la faisabilité et l’efficacité. Il faut que les élèves trouvent là la possibilité de parler sereinement avec leurs professeurs – et non d’attendre d’être dans l’agressivité pour se laisser aller à des critiques excessives. Il faut que les professeurs trouvent là des occasions pour nourrir leur inventivité pédagogique et, loin d’abandonner la moindre exigence, impliquent les élèves dans sa mise en œuvre... Afin qu’en lieu et place de cette attente plus ou moins tendue de la sonnerie de fin du cours – le moment où l’on peut, enfin, espérer avoir un peu prise sur sa vie –, l’école devienne un cadre qui associe tous les acteurs, de manière constructive et progressive, à la question qui justifie leur présence commune : « Comment mieux apprendre ? »

Vers un nouveau type d’exigence scolaire : centrer la scolarité sur le travail

Comme le montre bien Antoine Prost (9), l’institution scolaire française n’a cessé, depuis un demi-siècle, de privilégier l’enseignement au détriment de l’étude, le temps d’exposition en classe au détriment du temps de travail personnel et par petits groupes, la « leçon » au détriment de l’exercice, de la recherche, de l’investissement dans des tâches. Certains pédagogues, pourtant, ont sans doute eu tort de stigmatiser systématiquement le « cours magistral ». Les élèves, en effet, sont loin d’y être hostiles. En 1998, cette expression apparaissait, à côté d’autres méthodes comme la recherche documentaire, le travail individuel ou la démarche expérimentale, dans les questionnaires adressés aux lycéens et, visiblement, elle fut mal comprise… nombreux sont ceux qui répondirent : « Nous aimerions biens avoir des cours magistraux, mais c’est vraiment rare ! On a beaucoup de cours, mais ils ne sont pas magistraux du tout ! » Preuve, s’il en est, que la question, au lycée, est bien celle de l’insignifiance des activités proposées aux élèves.

En réalité, l’école n’est pas vraiment perçue par les élèves comme un lieu de travail exigeant. Le vocabulaire employé est ici dramatiquement significatif. Quand on dit d’un élève qu’il ne travaille pas, c’est, dans l’immense majorité des cas, pour critiquer son manque de « travail à la maison »… Et, quand il s’adonne, en classe, à une activité quelconque pendant que le maître parle, on lui lâche : « Tu travailleras à la maison, ici tu écoutes ! ». Étrange conception qui semble considérer que l’écoute n’est pas, ne peut pas être, un « vrai travail ». Ainsi n’apprend-on jamais à écouter. On considère qu’il suffit d’entendre pour savoir écouter : grave confusion entre une fonction biologique, l’audition – qui se mesure – et une posture mentale, l’attention – qui se forme, s’accompagne et doit faire l’objet, de l’école primaire à l’université, des étayages pédagogiques nécessaires : pauses de mémorisation, exercices de reformulation, silences pour la mentalisation, détours par l’illustration, supports pour la formalisation, etc. En réalité, écouter, c’est être « présent » à la parole de l’autre (10), c’est dialoguer intérieurement avec elle (dialogue que nous nommons dans notre jargon « conflit socio-cognitif »), c’est s’emparer des informations qui nous arrivent et travailler avec elles. Concrètement, comme un potier travaille de la terre.

C’est ce caractère artisanal du travail intellectuel qui manque aux adolescents en classe. Rien qu’ils ne puissent empoigner pour prendre pied et se dégager du chaos intérieur qui les habite. Rien qui ne leur permette de se projeter au-delà de la multitude des préoccupations du moment. Rien qui résiste assez pour les mobiliser durablement sur une activité. En ce sens, on a raison, bien sûr, de considérer que des adolescents excités, démobilisés par l’école, en rupture avec le système scolaire ont besoin de se coltiner un « vrai travail »… Mais on se trompe complètement - et gravement - en considérant que seul l’enseignement professionnel peut leur permettre de trouver cela. On ignore là, aussi bien la part spéculative nécessaire de tout travail « manuel » que la part d’engagement concret, d’obstination industrieuse, de bricolage mental, d’invention originale et de perfectionnisme du détail qui caractérise toute entreprise intellectuelle digne de ce nom.

Pour cela, le lycée doit devenir ce qu’il aurait toujours dû être : un lieu de travail individuel et collectif pour les élèves. Un lieu où les temps d’enseignement sont des temps d’écoute active inscrits dans un projet de restitution explicite ou, mieux, d’élaboration nouvelle. Un lieu où l’on se confronte, en classe, avec des tâches exigeantes que le professeur accompagne au coude à coude : faire une dissertation, un dossier, un exposé, une enquête, une expérience, une recherche. Il faut se dégager de cette « pédagogie bancaire » que dénonçait le pédagogue brésilien Paulo Freire, arrêter d’échanger les connaissances contre des notes et de s’en tenir à une monétisation absurde des savoirs : « Tu as bâclé ton travail, tu as une mauvaise note… Et on s’arrête là ! ». À l’école, on devrait toujours, au minimum, noter deux fois : une première fois en accompagnant la note de conseils pour progresser et, une seconde fois, en tenant compte des améliorations apportées. À terme, l’École républicaine devrait proposer aux adolescents une « pédagogie du chef d’œuvre » systématique : apprendre à partir de projets dont la réalisation suppose des acquisitions intellectuelles essentielles, à partir de projets qui leur permettent de s’investir dans la durée, de se mettre en jeu dans une activité dont ils puissent revendiquer le résultat. Se donner des défis, être fier, même mezza vocce, de ce qu’on est parvenu à faire, devenir l’auteur de son travail, c’est apprendre à devenir l’auteur de sa vie.

Dans une conception renouvelée de la culture scolaire : relier l’intime à l’universel

Socrate, on s’en souvient, se voulait « un philosophe de la rue ». Non pour se complaire dans des discussions de « café du commerce », mais parce qu’il considérait qu’on ne pouvait accéder à l’universel qu’en s’élevant à partir du singulier. Et, sans doute, faut-il relire la démarche de la maïeutique à la lumière de ce projet : « l’accouchement » est moins une manière d’exhiber son intériorité que de relier les questions qui nous habitent aux réponses formalisées par les hommes tout au long de leur histoire. Une manière de récuser, tout à la fois, la rétention dans le spontané et l’imposition de modèles extérieurs. Une façon d’entendre ce qui se trame dans chacun d’entre nous et de lui donner les moyens de l’inscrire dans une expression partagée. Aussi loin de la totémisation démagogique de la culture vernaculaire que du formatage académique de la culture des examens.

Les adolescents n’habiteront leur école que s’ils s’y sentent, en même temps, reconnus et « tirés par le haut », que si nous savons entendre les questions qu’ils posent au monde qui les entoure – maladroitement : comment pourrait-il en être autrement ? - et leur proposer des cadres pour reformuler ces questions de manière plus épurée, plus exigeante, plus universelle. Ils ne se sentiront chez eux dans « la maison d’école » que s’ils apprennent à y découvrir que c’est d’eux – et de tous les hommes – dont on parle là.

C’est pourquoi il nous faut apprendre à réinscrire les savoirs scolaires dans leur perspective anthropologique : quelles sont les questions fondatrices qui gisent là, entre les plis des ouvrages savants et au milieu des énoncés de programme ? De quoi est-il vraiment question en géographie, en mathématiques, en français, en éducation physique ou en chimie ? En quoi les savoirs élaborés par les hommes tout au long de leur histoire ont-ils été, pour eux, des outils d’émancipation. Qu’y a-t-il encore de vivant là-dedans qui puisse les concerner ?

On voit les progrès qu’il nous reste à faire : pour faire de la vie avec de la mort… quand les adolescents croient que l’école ne sait faire que le contraire. Pour prendre au sérieux « la culture jeune » et y débusquer les interrogations auxquelles notre culture savante peut faire écho. Pour donner aux élèves la possibilité d’expériences artistiques et culturelles qui leur permettent de comprendre, en même temps, ce qui les réunit et ce qui les sépare, ce qui les sépare et ce qui les réunit (11). Pour leur offrir des œuvres qui puissent leur permettre de manipuler symboliquement les pulsions qui les habitent… et non d’être manipulées par elles.

L’enjeu est de taille. Les adolescents se sentent exilés dans l’école. Coupés d’eux-mêmes et coupés des autres. Avant qu’ils ne décident définitivement de la déserter, nous pouvons peut-être encore tenter de les y accueillir…

Bibliographie :

Ballion, Robert, La démocratie au lycée, Paris, ESF éditeur, 1998.

Barrere, Anne, Les lycéens au travail, Paris, Presses Universitaires de France, 1997.

Cyrulnik, Boris, Pourtois, Jean-Pierre, sous la direction de, École et résilience, Paris, Odile Jacob, 2007.

Defrance, Bernard et ses élèves, La planète lycéenne, Paris, Syros, 1996.

Dubet, François, Martuccelli, Daniel, À L’école, sociologie de l’expérience scolaire, Paris, Seuil, 1995.

Establet, Roger, Félouzis, Georges, Radiographie du peuple lycéen, Paris, ESF éditeur, 2007.

Gutton, philipe, coordonné par, « L’adolescence », Droit de cité, n° 59, L’Esprit du temps, 2007.

Lacadée, Philippe, L’éveil et l’exil, Enseignements psychanalytiques de la plus délicate des transitions : l’adolescence, Nantes, Editions Cécile Defaut, 2007.

Le Breton, David, En souffrance, Adolescence et entrée dans la vie, Paris, Métailié, 2007.

Le Vallois, Philippe, Aulenbacher, Christine,Les ados et leurs croyances, Ivry-sur-Seine, éditions de l’Atelier, 2006.

Noël, Agnès, Libérer l’école des slogans qui la tuent, Charleroi, Lyon, Chronique sociale, Couleur livres, 2007.

Perrenoud, Philippe, Métier d’élève et sens du travail scolaire, Paris, ESF, 1974.

Prost, Antoine, Les lycéens et leurs études, Paris, Centre National de documentation pédagogique, 1983.

Versini, Dominique, Adolescents en souffrance : plaidoyer pour une véritable prise en charge, rapport de la défenseure des Droits de l’enfant, novembre 2007. http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/074000719/0000.pdf

Xypas, Constantin, sous la direction de, Les citoyennetés scolaires, de la maternelle à l’université, Paris, PUF, 2003.

Notes :

(1) Nous évoquerons, en effet, principalement le lycée dans ce texte. Bien évidemment, de nombreux collégiens sont déjà des adolescents ou le deviennent au cours de leur scolarité. C’est pourquoi beaucoup de nos remarques et propositions pourraient être transposées aux classes de quatrième et troisième. La question du découpage du parcours scolaire et de ses différentes étapes reste néanmoins une question importante que nous ne traiterons pas ici car elle nécessiterait une autre étude.

(2) Voir, sur ce sujet, le livre de Luc Ferry, Comment peut-on être ministre ? (Paris, Plon, 2005) qui présente (très approximativement) mes positions pédagogiques et argumente la priorité absolue du « travail » sur toute forme de « motivation ». Voir aussi Marcel Gauchet (dans Blais M.-C., Gauchet, M., Ottavi, D, Pour une philosophie politique de l’éducation, Paris, Bayard, 2002) et la discussion que j’ai engagée sur ces thèmes dans mon ouvrage Pédagogie : le devoir de résister (Paris, ESF, 2007).

(3) Lacadée, Philippe, L’éveil et l’exil, Enseignements psychanalytiques de la plus délicate des transitions : l’adolescence, Nantes, Editions Cécile Defaut, 2007, page 117.

(4) En souffrance, Adolescence et entrée dans la vie, Paris, Métailié, 2007.

(5) Robert Musil, Les désarrois de l’élève Törless, Paris, Points-Seuil.

(6) Comme le personnage de Sevrais dans La ville dont le prince est un enfant (Paris, Folio-Gallimard, n°293), renvoyé pour ses « amitiés particulières » et en raison de la jalousie de l’abbé de Pradts, mais à qui l’on fait remarquer en le congédiant : « Vous êtes un brillant élève. Vous ne raterez pas votre bac. »

(7) On se souvient de la célèbre apostrophe qui conclut Les nourritures terrestres (Paris, Livre de poche, n°1258) : « Nathanaël, à présent, jette mon livre. Émancipe-t-en. Quitte-moi. »

(8) Les « responsables de classe » au lycée datent de 1964.

(10) Les lycéens et leurs études (Paris, CNDP, 1983), Éloge des pédagogues (Paris, Seuil, 1985), Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France, Tome 4 : L’école et la famille dans une société en mouvement, depuis 1930 (Paris, Perrin-Tempus, 2004).

(11) Le beau roman de Jeanne Bénameur, Présent ? (Paris, Denoël, 2006), montre bien à quel point la question fondamentale de l’institution scolaire est de rendre les élèves et les professeurs « présents » à l’école, et pas seulement physiquement.

(12) Sur ce point, je suis partisan de la mise en place de lycées polyvalents, réunissant les séries générales, technologiques et professionnelles et qui permettent d’organiser, à côté des cours spécialisés, des cours communs dans certaines disciplines (disciplines artistiques et sportives, histoire et géographie, éducation civique, juridique et sociale, etc.).