ATTENTION

(voir aussi le texte complet : "A l'Ecole, offrir du temps pour la pensée")

Quand on regarde de près l’article « attention » du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire de Ferdinand Buisson (2) paru en 1878 sous la plume de Michel Bréal (1), on y trouve l’attention définie comme « la direction de toutes les forces intellectuelles sur un seul objet » : l’élève attentif doit « tendre toutes ses facultés » pour écouter une consigne, lire un texte ou effectuer un travail et, pour cela, « les appels réitérés à l’attention ne suffisent point ». Le maître est donc invité, à repérer les signes d’inattention, mais à ne pas s’épuiser, pour autant, à les dénoncer : « l’oreille des élèves s’habitue vite aux éclats de voix qui, dès lors, ne servent à rien ». En revanche, il doit mettre en place un ensemble de rituels pédagogiques qui scandent le déroulement de la classe et permettent de bien identifier, pour chacune des étapes, le comportement attendu : « Les questions doivent être adressées à la classe tout entière : aussi le maître fera-t-il toujours la question d’abord, puis il laissera la pause nécessaire pour trouver la réponse, et c’est alors qu’il nommera l’élève qui doit répondre. » On ne dira jamais assez – en particulier aux professeurs d’aujourd’hui qui craignent qu’un instant de silence brise l’attention – à quel point cette « pause » est décisive pour permettre l’émergence de la pensée… Dans l’organisation des activités elles-mêmes, Bréal invite à réfléchir à la meilleure manière de favoriser la mobilisation : il renverse ainsi un certain nombre d’évidences : « on commencera par l’exercice le plus difficile et l’on finira par celui qui demande le moins d’effort », afin que l’enfant n’érode pas son attention sur des questions sans véritable enjeu et que, d’emblée, quand il n’est pas encore fatigué, il s’investisse sur des problèmes dont il perçoit l’importance. Enfin, Bréal souligne que l’attention de l’élève se mobilisera d’autant plus facilement que « le maître est à son affaire, car sa propre indifférence aurait inévitablement pour conséquence celle des élèves » : « il découvrira à l’instant même, et autant que possible en collaboration avec ses élèves, les règles de calcul et de grammaire qu’il leur enseigne. » Comment mieux dire que l’attention n’est pas affaire de contrainte, mais d’engrenage de désirs d’apprendre et de partage du plaisir de comprendre ? Comment mieux souligner que c’est bien le rapport qu’entretient le maître avec le savoir qui constitue le point d’appui fondateur de l’attention de l’autre ? Car, c’est bien là, dans ce qui se joue pour le maître lui-même, quand il se fait chercheur de et dans ses propres savoirs, que l’élève entrevoit que le savoir est une aventure aux multiples satisfactions possibles, et qu’elle requiert un engagement et un effort porteurs, à terme, de plus de satisfactions qu’il n’en sacrifie dans l’instant. C’est dans cette rencontre que prend sa source l’attention profonde, celle qui permet d’échapper aussi bien à l’inattention qu’à ce qu’Alain nomme « l’attention nouée », celle qui « paralyse l’esprit (comme fait toujours la surprise ou le saisissement) », quand la sidération bloque la réflexion.


Alain développe, d’ailleurs, une « théorie de l’attention intellectuelle » qui mérite, malgré la brièveté de son développement, d’être regardée de près (3). Il distingue trois degrés de l’attention : « l’attention affective » (qui naît de l’étonnement, « est à la naissance de toute attention, mais qui doit être surmonté »), « l’attention active, ou plutôt ouvrière », dit Alain, qui est celle de l’action (y compris l’action ludique) qu’on veut absolument – et presqu’obsessionnellement – mener à son terme, et « l’attention intellectuelle, qu’il faut toujours avoir en vue et à laquelle il faut élever l’enfant ». Cette « attention intellectuelle surmonte, à la fois, l’émotion et le besoin d’agir », elle est exercice de la pensée, « analytique, ordonnée, reconstructrice », dit Alain, qui trouve ses satisfactions dans l’appropriation et l’élaboration de modèles mentaux qui permettent de comprendre le monde.
Une telle gradation est encore pertinente aujourd’hui et entre en résonance avec les thèses – dont la fécondité psychologique et pédagogique est, maintenant, largement avérée - de Vygotsky.

On sait que ce chercheur, disparu en 1934, fut longtemps méconnu en raison de l’hégémonie d’une vulgate piagétienne qui privilégiait le caractère endogène du développement en négligeant méthodologiquement les facteurs exogènes et le pouvoir structurant des dispositifs d’apprentissage (4). Vygotsky, propose, lui, une conception du développement qui articule la dynamique interne du sujet avec les apprentissages qui lui sont proposés et constituent, à un moment donné, un étayage indispensable à sa progression : « Chaque fonction psychique supérieure, explique-t-il, apparaît deux fois au cours du développement de l'enfant : d'abord comme activité collective, sociale, et donc comme fonction inter-psychique, puis, la deuxième fois, comme activité individuelle, comme propriété intérieure de la pensée de l'enfant, comme fonction intra-psychique. » (5) Ce passage de l’interpersonnel à l’intra-personnel – de que l’enfant peut faire avec l’aide des adultes à ce qu’il peut faire tout seul – s’effectue dans ce que Vygotsky nomme la « zone proximale de développement » : c’est ainsi qu’à ses yeux « le seul véritable enseignement est celui qui précède et rend possible le développement »(6).

Concernant plus précisément l’attention, Vygotsky montre qu’elle existe d’abord en tant que « fonction élémentaire » - relevant d’une maturation organique – et qu’elle doit faire l’objet d’un travail éducatif spécifique afin de se constituer comme « fonction psychique supérieure » : pour cela, il convient de fournir au sujet un étayage sur lequel il devra, dans un premier temps, prendre appui afin d’accéder, dans un second temps, à la maîtrise de son activité attentionnelle (7). L’enfant a, en effet, besoin de médiations structurées qu’il intègre progressivement et lui permettent d’agir sur lui-même : il transforme ainsi les ressources du contexte en instruments psychologiques dans un processus de contrôle et d’autonomisation où le rôle des éducateurs et des situations d’apprentissage auxquelles il est confronté est absolument déterminant. Vygotsky insiste, à cet égard, sur le rôle essentiel des « signes » (symboles, schémas, cartes, plans, etc.) et souligne l’importance du langage de l’adulte, médiation décisive sur laquelle l’enfant peut s’appuyer pour développer sa propre activité psychique… (8)

À l’aune de cette conception, on doit donc interroger toute pédagogie sur la « fermeté linguistique » dont elle fait preuve. Il faut, en effet, que le langage du maître ne se dissolve pas dans le bavardage - fut-il bienveillant -, mais propose des étaies assez saillantes et solides, précises et saisissables à la fois, pour que l’élève en ait une perception stabilisée sur laquelle appuyer sa propre activité psychique. Que le maître ait un langage structuré, qu’il écarte toute confusion et toute approximation, qu’il utilise des unités sémantiques distinctes et parfaitement assimilables, qu’il évite les injonctions répétitives sans conséquences comme les apartés connotatifs systématiques… voilà qui est bien la moindre des choses, en effet, pour celui dont le métier impose, plus que tout autre, de savoir « ce que parler veut dire ».

De là, l’absolue nécessité de placer la formation à la « fermeté linguistique » au cœur de toute formation initiale et continue des éducateurs et, en particulier, des enseignants. Comme de les entrainer à construire des situations qui permettent aux élèves de développer progressivement leur attention afin de pouvoir s’investir dans des apprentissages et des activités intellectuelles de longue haleine. Je ne peux, dans le cadre de cette contribution, qu’esquisser rapidement un « programme » en cinq points qui devrait être décliné dans l’ensemble des disciplines et pour tous les niveaux d’enseignement : l’attention, en effet, doit être : 1) mobilisée (on peut, pour cela, s’appuyer sur ce qu’Alain nomme « l’attention affective »), 2) focalisée (il faut passer progressivement du « grand angle » au « zoom »), 3) soutenue dans la durée (par une activité qui engage le sujet), 4) accompagnée pour accéder à l’abstraction en manipulant du symbolique (c’est le « saut qualitatif » déterminant auquel le sujet accède quand il découvre le pouvoir des concepts, modèles et théories), 5) invitée à la réflexivité (quand l’attention devient consciente d’elle-même et que le sujet régule volontairement son activité en fonction des résultats qu’il veut obtenir)… Les pédagogues historiques fournissent de multiples exemples de rituels (9) pour illustrer ce « programme » (10) : de Fénelon à Pestalozzi, de Jacotot à Marion, de Dewey à Buisson, de Korczak à Montessori, de Freinet à Tortel, d’Oury à Bruner, on trouve une infinité de propositions qui peuvent constituer, pour peu qu’on prenne la peine de se les approprier, d’excellents modèles pédagogiques susceptibles d’être mobilisés pour une véritable « pédagogie de l’attention ».

 

 

NOTES

(1) http://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/document.php?id=2121

(2) Agrégé de Lettres, linguiste, titulaire de la chaire de grammaire au Collège de France, réformateur républicain proche de Jules Simon.

(3) Alain, « Pédagogie enfantine », dixième et onzième leçon, Propos sur l’éducation, Paris, PUF, 1990, pp. 266 à 274.

(4) Même si Piaget a écrit quelques textes de circonstance vantant les mérites de l’ « Éducation nouvelle », son travail proprement scientifique d’ « épistémologie génétique » vise à stabiliser un modèle de développement du « sujet épistémique », abstraction faite des conditions singulières, sociales, culturelles et éducatives, de ce développement (Cf. Jean Piaget, Le structuralisme, Paris, PUF, Que sais-je ?, 1968).

(5) Lev Vygotsky, « Le problème de l’enseignement et du développement mental à l’âge scolaire », Vygotsky aujourd’hui, sous la direction de B. Schneuwly et J.-P. Bronckart, Neuchâtel et Paris, Delachaux et Nietslé, 1985, pp. 95-117, p. 111.
(6) Idem.

(7) Vygotsky, Pensée et langage, Paris, Éditions sociales, 1985, page 309 et sq. : « Le fait central à l'âge scolaire est le passage des fonctions inférieures de l'attention et de la mémoire aux fonctions supérieures de l'attention volontaire et de la mémoire logique. »

(8) « À [la] formation [du concept] participent toutes les fonctions intellectuelles élémentaires en une combinaison spécifique, l'élément central de cette opération étant l'emploi fonctionnel du mot comme moyen de diriger volontairement l'attention, d'abstraire, de différencier les traits isolés, d'en faire la synthèse et de les symboliser à l'aide d'un signe. », Vygotski, idem, p. 204. Sur la question de la médiation chez Vygotsky, voir Janette Friedrich, Lev Vygotsky : médiation, apprentissage et développement – Une lecture philosophique et épistémologique, Genève, Faculté des sciences de l’éducation, Carnets de sciences de l’éducation, 2010.

(9) Sur la fonction des rituels pédagogiques, voir Philippe Meirieu, Frankenstein pédagogue, Paris, ESF éditeur, 1996.

(10) Voir quelques-uns des textes fondateurs dans ce domaine avec le lien suivant : http://www.meirieu.com/PATRIMOINE/patrimoineliste.htm