ENTRAIDE

Il y a peut-être encore quelques enseignants qui se souviennent de la sévère mise en garde entendue jadis pendant leur formation : « Quand deux élèves discutent ensemble, c’est qu’ils complotent contre le maître. Faîtes cessez cela tout de suite ! » Nous n’en sommes heureusement plus là ! Les enseignants savent aujourd’hui que la prise de parole des élèves en classe doit être encouragée, que les échanges entre élèves sont un excellent moyen de faciliter la compréhension et que l’apprentissage de l’oral est un élément essentiel pour réussir sa scolarité, mais aussi, bien sûr, pour se former à la citoyenneté.
Et pourtant, les pratiques dans ce domaine restent très inégales et inégalitaires. Si, en classe, on demande parfois aux élèves de travailler ensemble ou de faire un exposé, pas mal d’heures de cours restent formatées de manière traditionnelle et la parole du maître n’y est interrompue que par les réponses de quelques élèves – souvent toujours les mêmes – aux questions qui leur sont posées de temps en temps.

On croit ainsi utiliser au mieux le temps qui est chichement octroyé pour traiter un programme toujours trop lourd, et l’on ne veut surtout pas perdre de précieuses minutes en bavardages inutiles. Mais c’est là ignorer que, comme le disait déjà Rousseau, en éducation, « il faut savoir perdre du temps pour en gagner ». Car, mentaliser et reformuler, se confronter aux questions de l’autre, chercher à lui expliquer ce qu’on a compris, reprendre et restructurer son propos pour mieux le convaincre, répondre à ses objections, améliorer sa démonstration, donner des exemples… tout cela est infiniment précieux et favorise la réflexion, améliore la compréhension et rend l’élève plus disponible à l’explication du maître. Plus généralement, les chercheurs ont aujourd’hui mis en évidence les bénéfices considérables de ce que l’on nomme « l’interaction entre pairs ». Et, si celle-ci doit se développer entre les murs de l’école, elle peut et doit aussi être stimulée dans le cadre des clubs, associations sportives et culturelles, centre sociaux et de loisirs… tout comme dans la vie familiale à propos du travail scolaire.

La forme la plus simple de cette interaction est, tout simplement, l’entraide. Celle-ci peut être spontanée et certains enfants – plus souvent les filles que les garçons – la mettent même en œuvre systématiquement : ils interrogent un camarade, en sortant de la classe, sur la signification d’un mot qui leur a échappé ; ils échangent dans le bus sur un exemple qu’ils n’ont pas compris dans le cours ; ils se téléphonent pour préciser les consignes d’un exercice, etc. On aurait tort de mépriser ces comportements et, a fortiori, de chercher à les limiter : il faut au contraire les encourager systématiquement, comme il faut proposer à un enfant qui demande de l’aide à ses parents de se tourner d’abord toujours vers un camarade. Un camarade de sa classe qui peut avoir compris ce sur quoi il butte ou bien un camarade d’une autre classe, un peu plus en avancé, qui est censé avoir déjà étudié ce qu’il apprend. Un camarade à qui l’on rendra un grand service car, comme le disait le pédagogue Roger Cousinet, inspecteur primaire et promoteur d’une « méthode de travail libre par groupes », « si tu veux apprendre quelque chose, enseigne le à quelqu’un d’autre ».

Souvenons-nous, en effet, que le camarade, contrairement au parent, connaît le contexte, utilise à peu près les mêmes mots et peut, bien souvent, reformuler efficacement une explication. Et l’interroger lui rend service à lui tout autant qu’à celui qui l’interpelle : en expliquant à son camarade, il reconstruit ce qu’il croit avoir compris, cherche les mots qui peuvent convaincre, mais aussi repère les failles dans son propos et s’interroge sur la manière de les combler. Il réexamine ce qu’il sait – ou croyait savoir – en le formulant et, bien souvent, progresse, soit par la verbalisation elle-même qui le contraint à la précision, soit parce qu’il se retourne vers sa mémoire, ses notes ou un manuel pour approfondir son propos. Ainsi, paradoxalement, celui qui ne sait pas rend un immense service à celui qui sait, en même temps qu’il bénéficie d’une explication à sa portée. Bien sûr, dira-t-on, mais les deux camarades peuvent aussi se tromper ensemble et s’enkyster réciproquement dans l’erreur ! Certes ! Mais les « chances » de se tromper à deux – quand on s’interroge l’un l’autre – sont probablement moins grandes que celles de s’enfermer seul dans l’incompréhension. L’échange en effet, par l’exigence d’explicitation qu’il comporte, suscite des interrogations et ouvre à une attitude de recherche infiniment plus féconde que l’obstination solitaire.

C’est pourquoi, au-delà d’échanges ponctuels, il faut encourager nos enfants à « jouer au professeur » le plus souvent possible : reprendre systématiquement les cours ensemble, réviser les contrôles en commun en confrontant leurs cahiers et leurs devoirs, échanger les rôles entre celui qui interroge et celui qui est interrogé. Ils peuvent aussi se corriger réciproquement en échangeant les devoirs qu’ils ont faits avant de les rendre : cette correction ne remplacera pas, bien évidemment, celle – indispensable – du maître, mais elle fera déjà ressortir quelques défauts et, au nom du vieil adage selon lequel « on voit mieux la paille qui est dans l’œil du voisin que la poutre qui est dans le sien », chacun apprendra, en critiquant l’autre et en étant critiqué par lui, à améliorer son travail. Il apprendra – enjeu fondamental pour sa réussite – à être exigeant avec lui-même et à remettre en chantier ce qu’il a fait en ayant intégré les critiques possibles.

Jeune instituteur, je faisais réviser leurs contrôles à mes élèves en leur demandant d’inventer chacun, puis en petits groupes, les questions les plus difficiles possible que je pourrais leur poser pour les mettre en difficulté. « Mettez-vous à la place, leur expliquai-je, d’un instituteur sadique qui voudrait à tout prix vous faire échouer ! Évidemment un instituteur sadique, cela n’existe pas, c’est une fiction… mais une fiction utile pour réviser ! ». Et les voilà qui se prenaient au jeu et relisaient leurs cahiers et livres en cherchant à débusquer les plus belles « questions pièges » ! En faisant cela, ils révisaient très efficacement, illustrant ainsi, à leur manière, la fameuse morale de la fable de La Fontaine Le laboureur et ses enfants !

Au-delà de l’efficacité scolaire de telles méthodes qui surprend toujours aussi bien les enfants que leurs éducateurs, nous touchons ici à un point essentiel de ce que nous pourrions appeler l’éducation à la solidarité. Une éducation en actes, bien loin des injonctions moralisatrices, et si importante pour le développement harmonieux de l’enfant et la société de demain. Car quoi de plus important que de découvrir que j’ai besoin de l’autre pour progresser, que je sois en difficulté moi-même ou bien, à l’inverse, que je puisse profiter de l’interlocution de l’autre, lui-même en difficulté, pour progresser grâce à lui, et avec lui ? Cet apprentissage d’une « socialité intellectuelle » est sans doute même une des conditions pour permettre le développement d’authentiques débats démocratiques. Qui peut dire aujourd’hui que ce n’est pas là un enjeu essentiel ?

 

Philippe MEIRIEU