JEU

Pour l'enfant qui rentre à l'école, « on ne joue plus, on travaille ! » En d'autres termes, on ne pourra plus faire « ce qu'on veut », il faudra se soumettre aux injonctions du principe de réalité. Plus question de partir dans des mondes imaginaires où tout est possible, voici venu le temps de se coltiner la résistance des êtres et des choses : il faut être sérieux !... D'où, effectivement, certaines positions qui font du jeu à l'école une hérésie : une régression et un non sens aux regard des finalités scolaires.

Mais raisonner ainsi, c'est ignorer le vrai statut du jeu : c'est confondre le jeu et l'infantile . Or, l'infantile n'est pas le jeu, c'est la suppression, ou, au moins, la dilution, de la frontière entre le jeu et le non-jeu. L'infantile, c'est le jeu permanent et sans véritable règle... Ce n'est donc pas le jeu ! L'infantile, c'est réduire le monde à un gigantesque jouet, objet de notre toute-puissance. À cet égard, grandir, c'est se délivrer de l'infantile et, dans un même mouvement, renoncer à être le centre du monde, cesser de croire que nous pouvons commander au monde en le soumettant en permanence à nos désirs, découvrir l'altérité et entrer en relation avec elle, s'associer à des pairs, confronter son point de vue aux leurs pour accéder progressivement à l'objectalité... c'est aussi apprendre à construire du « bien commun » à partir de la confrontation raisonnée des intérêts individuels. Grandir, du point de vue des apprentissages, comme de celui de la formation du citoyen, c'est renoncer à être le nombril du monde... Piaget et les psychanalystes, les pédagogues des « méthodes actives » et ceux qui, dans la tradition protestante, promeuvent la démarche expérimentale et la recherche documentaire, se rejoignent ici complètement dans un même éloge de la coopération bien comprise, comme arrachement au narcissisme initial, un narcissisme sans cesse réactivé aujourd'hui par la machinerie commerciale et publicitaire.

Grandir suppose donc des espaces-temps intermédiaires où le sujet articule le désir et la règle, où il investit son imaginaire dans un cadre prédéfini, où il apprend à occuper une place - qui n'est pas toute la place -, où il expérimente sans risques une action possible dans et sur le monde. Or, tout cela, le jeu le permet. Il constitue une médiation entre l'infantile, qui sans cesse menace de reprendre le pouvoir en nous, et le monde extérieur qui se présente toujours comme un donné « à prendre ou à laisser ». Jouer, c'est explorer notre rapport au monde dans un cadre circonscrit où le joueur sait que le monde qui est là a été construit, que ce n'est pas « pour de vrai », qu'il est « en miniature », avec des caractéristiques grossies pour être plus lisibles et « manipulables ». Il sait aussi que les rôles ne sont pas définis une bonne fois pour toutes, mais qu'ils tournent pour que, précisément, chacun s'essaye « à blanc » à chacun d'eux. Pas de différence entre la marelle, les échecs, le golf, les cubes, les mîmes, etc. : on offre à un sujet un espace-temps symbolique et qui se donne comme tel, un espace-temps bien délimité qui permet de dire ce qui n'est pas « du jeu », ce qui n'est pas « un jeu ».

En temps qu'espace-temps intermédiaire, le jeu a donc toute sa place à l'école... dès lors qu'on assigne à cette dernière la mission d'enseigner à entrer en relation intelligente avec le monde.

Finalement, y a-t-il une différence entre le jeu et le travail ?

Certes, tout jeu nécessite, à l'évidence, un certain « travail » intellectuel ; de même, nous savons bien que les « bons élèves » sont ceux qui vivent les exercices scolaires comme des jeux et y trouvent un vrai plaisir ludique. Mais ce qui caractérise le « travail » - toutes les formes de travail et, donc, aussi le travail scolaire - c'est que, d'une part, la personne s'engage et assume la responsabilité des conséquences de ses actes et que, d'autre part, il y a irréversibilité du temps : on ne peut pas revenir en arrière parce qu'on est dans l'histoire, dans « son histoire » ou dans « la grande Histoire », mais dans une temporalité où il est impossible de rebattre les cartes, de faire ressusciter les morts et de changer de place entre chaque partie. Ce n'est pas parce certains jeux traditionnels sont devenus des « spectacles » ou des « guerres » et ont perdu leur caractère de réversibilité temporelle que le jeu en soi a perdu cette caractéristique essentielle.

Ainsi, à l'école, il me semble important de distinguer les temps de jeu des temps de travail : dans le jeu, le « résultat » n'est pas important, ce n'est pas « pour de vrai »... Dans le travail, au contraire, le « résultat » est ce qui compte, ce qui, d'une manière ou d'une autre, sera évalué, ce qui permettra de franchir une étape décisive, etc. Alors, qu'on puisse jouer pour s'entraîner à travailler, c'est une évidence, mais que tout travail soit un jeu et réciproquement, je trouve cela dangereux. Encore une fois, le jeu n'est possible et intéressant que parce qu'il y a des moments où « l'on ne joue plus ! ».

Quelles précautions faut-il prendre quand on veut utiliser le jeu en classe ?

Il faut, d'abord, éviter d'en faire un outil de régression collective : le jeu doit être un défi, un outil de progression intellectuelle. Cela dit, il y a aussi, à mes yeux, d'autres précautions à prendre : bien spécifier le temps du jeu et les règles du jeu ; annoncer clairement que « ça ne compte pas »... pas parce que ça ne sert à rien, mais, justement, parce qu'on est dans l'exploration, dans un cadre où l'obsession du résultat ne doit pas paralyser l'imagination, la recherche de solutions originales. Et, surtout, j'attache beaucoup d'importance à la rotation des tâches et des rôles. C'est peut-être là où le jeu rompt le plus efficacement avec les dérives tayloriennes trop souvent présentes dans l'univers scolaires : dérive de la division du travail, de l'enfermement des individus dans des images et dans des places qui constituent en quelque sorte leur « nature », dérive du classement hiérarchique systématique qui interdit finalement à quiconque de s'essayer à être autre, à différer, à tenter de faire ce qu'il ne sait pas faire... pour apprendre à le faire. Parce que le jeu comporte des règles, parce qu'il est un « espace hors menaces », on peut y prendre des risques... et, en particulier, prendre le risque d'aller vers l'inconnu. Une autre manière de dire que le jeu peut donner le goût et le courage d'apprendre.

Philippe MEIRIEU