LITTERATURE

Dans un bref et fulgurant roman, Le Sagouin, François Mauriac raconte l’histoire d’un enfant perdu, Guillou. Fils d’un baron faible et lâche qu’une bourgeoise arriviste a épousé pour son argent, Guillou, à douze ans, a été renvoyé de deux écoles privées, et l’instituteur du village ne veut pas de lui. Sa mère le méprise profondément et ne cesse de stigmatiser sa laideur, sa saleté et son arriération mentale ; c’est elle qui l’a nommé « le sagouin ». Mais il faut bien faire quelque chose de Guillou et, en dépit de ses préventions à l’égard de l’instituteur laïc, la baronne va supplier ce dernier de prendre Guillou avec lui, non point dans la classe avec les autres enfants, mais le soir, pour tenter de l’occuper et de lui faire faire quelques progrès. Monsieur Bordas, l’instituteur, qui est aussi secrétaire de mairie, correspondant local de L’Humanité et militant politique de gauche promis à une belle carrière, finit par accepter, moins parce qu’il veut sauver cet enfant que parce qu’il ressent quelque attirance trouble pour sa mère. Guillou va donc être pris en charge par l’instituteur et sa femme, Léone ; il commence par écosser les haricots en écoutant Monsieur Bordas parler de Jaurès. Puis, un jour, Guillou entre dans la chambre du fils de l’instituteur, parti étudier à l’École normale. Là, il choisit un livre, L’île mystérieuse, et lit à Monsieur Bordas un extrait qu’il aime particulièrement : « Mais presque aussitôt, l’inconnu (il s’agit d’un individu mi-homme, mi-bête découvert dans une île déserte) se replia sur lui-même, il s’affaissa à demi et une grosse larme coula de ses yeux. » Ah ! S’écria Cyrus Smith, te voilà donc redevenu homme, puisque tu pleures ! » ». Et François Mauriac note alors : « L’instituteur recula un peu sa chaise. Il aurait pu, il aurait dû s’émerveiller d’entendre cette voix fervente de l’enfant qui passait pour idiot. Il aurait pu, il aurait dû se réjouir de la tâche qui lui était assignée, du pouvoir qu’il détenait pour sauver ce petit être frémissant. Mais il n’entendait l’enfant qu’à travers son propre tumulte. »

Et n’est-il pas vrai que « notre propre tumulte », toutes nos préoccupations légitimes de carrière et de vie quotidienne, nos soucis de santé et d’argent, le temps qui passe, les obligations de toutes sortes, les programmes qu’il ne faut pas perdre de vue et l’image que nous devons donner à l’institution qui nous emploie… n’est-il pas vrai que tout cela s’interpose bien souvent entre l’enfant et nous, au point que nous ne savons plus saisir les occasions si précieuses qui se présentent, quand un être laisse échapper quelque chose de son désir de grandir et que, plus ou moins maladroitement, il nous invite à l’accompagner ? Bien sûr, nous ne sommes pas coupables car nous sommes des hommes et des femmes incarnés et médiocres, des êtres qui vivent aussi - et peut-être d’abord - du souci d’eux-mêmes… des êtres « raisonnables » qui savent qu’il faut, comme l’explique si bien Vladimir Jankélévitch dans Le paradoxe de la morale, « se ménager suffisamment pour pouvoir continuer à se donner ». La disponibilité totale, aspiration au sacrifice complet de soi, abolirait la possibilité même de tout acte moral, de tout service à l’autre. Nous nous anéantirions dans le gouffre des actions toujours possibles et jamais achevées, condamnés à « pleurer l’éternelle absence des œuvres qui n’ont pas eu lieu ». Car, à l’acte éducatif, il n’est pas de terme et celui qui, le soir, ferme la porte de sa classe, ne peut qu’arbitrairement considérer qu’il a fini son travail. Il sait bien, en réalité, qu’il lui reste, encore et toujours, quelque chose à faire. Mais il n’est ni un saint, ni un héros ; il a une compagne, des enfants, des centres d’intérêt et il doit, surtout, revenir demain matin. Bonne raison pour ne pas trop s’attarder. Comme Monsieur Bordas, il laisse passer des occasions. Mais peut-il en être autrement ?

Dans Le Sagouin, Monsieur Bordas finira par laisser triompher « le tumulte » ; en dépit de son affection naissante pour Guillou, il l’abandonnera : sa femme Léone est quelque peu jalouse de la baronne et il faut bien sauver son ménage. Qui d’ailleurs pourrait le lui reprocher ? Et puis, Guillou, de toute façon, ça ne durera qu’un temps ; il est dans l’ordre des choses qu’il parte un jour et, ce jour-là, Monsieur Bordas supportera-t-il de lui avoir sacrifié ses amis politiques et sa carrière ? Sauver un gosse, c’est bien, mais il faut en payer le prix en solitude et, sans doute, en amertume. Alors Guillou va repartir chez lui et, un soir, avec son père, il s’endormira pour toujours dans l’eau noire du moulin. Personne ne saura jamais ce qui s’est passé. Monsieur Bordas y repensera souvent : « À l’École Normale, un de leurs maîtres leur apprenait les étymologies : instituteur de institutor, celui qui établit, celui qui institue, celui qui institue l’humanité dans l’homme ; quel beau mot ! D’autres Guillou se trouveraient sur sa route peut-être. À cause de l’enfant qu’il avait laissé mourir, il ne refuserait rien de lui-même à ceux qui viendraient vers lui. Mais aucun d’eux ne serait ce petit garçon qui était mort parce que Monsieur Bordas l’avait recueilli, un soir, et puis l’avait rejeté comme ces chiots perdus que nous ne réchauffons qu’un instant. Il l’avait rendu aux ténèbres qui le garderaient à jamais. »

Pourtant, Monsieur Bordas, était bien, de l’avis de tous, un professionnel exemplaire. Mais il lui aura fallu la douloureuse expérience d’une erreur irrémédiable pour qu’il décide d’aiguiser sa vigilance et affirme sa volonté de ne plus jamais passer à côté d’occasions essentielles. Bien sûr, la vie reprendra son cours et il ne tiendra pas parole, ou pas longtemps. Mais peut-être sera-t-il un peu plus lucide, un peu plus attentif, un peu moins absorbé par « son propre tumulte » ? Cela, pour autant, ne rendra pas la vie à Guillou. L’irréversibilité du temps est implacable. En matière éducative, on ne revient pas en arrière : ce qui est dit est dit, ce qui est fait est fait. Une humiliation, un regard méprisant, un jugement injuste, un qualificatif excessif, un oubli passager, une occasion ratée… rien de tout cela ne peut être rattrapé. On peut se morfondre, regretter, tenter de se récupérer, se justifier ou même s’efforcer de réparer. Le geste a été posé. Il nous échappe ensuite, complètement. Peut-être n’aura-t-il aucune importance pour un enfant qui saura le relativiser ? Peut-être, au contraire, le marquera-t-il à jamais ? Et le pire, c’est que, dans l’immense majorité des cas, nous n’en saurons rien.

 

Il aura donc fallu à Monsieur Bordas un tragique échec pour qu’il sorte de sa léthargie pédagogique. C’est que Monsieur Bordas n’est pas un saint. Mais nous non plus. Alors, sommes-nous condamnés, comme lui, à ce que l’irréversibilité de la première erreur ne serve qu’à éviter la seconde ? Ou bien, pouvons-nous espérer faire l’économie de cette première erreur ? L’expérience de Monsieur Bordas, portée par la qualité de l’expression littéraire de François Mauriac, aurait-elle quelque chance, si nous la lisons et nous laissons interroger par elle, de nous permettre d’accéder directement à une détermination éthique capable de nous éviter de tels déboires ? La littérature nous permettrait-elle de faire ici une « expérience sans dégâts » ? La médiation du texte, où nous pouvons nous projeter tout en maintenant notre distance avec lui, peut-elle être considérée, sans rien enlever à la force de la rencontre littéraire elle-même, comme un outil de formation pédagogique ?

Je veux le croire. Car, éprouver, à travers un texte, l’émotion étrange d’un éducateur aux prises avec un être dont il veut « le bien » et qu’il ne peut pourtant pas « contrôler », y découvrir la tendresse et la peur qui envahissent un adulte devant l’émergence de l’humain dans l’enfance… retrouver, à la lecture d’un ouvrage, l’inquiétude de ne pas être à la hauteur, la tentation du découragement qui s’instille et la violence du volontarisme qui affleure… Voilà, sans aucun doute, des expériences décisives pour qui se veut un vrai professionnel de l’éducation. Des expériences qui permettent de s’accepter vulnérable, de reconnaître ses faiblesses, de trouver la force et de saisir les occasions pour les surmonter. Des expériences qui peuvent être décisives dans une trajectoire en ce qu’« elles exhibent, comme dit Paul Ricœur, la puissance de clarification, d’examen, d’instruction exercée par l’œuvre à la faveur de la distanciation par rapport à nos propres affects ». Des expériences où l’histoire singulière de chacun est mise à l’épreuve de l’universel : un récit configure ici des événements qui nous sont étrangers en une trame qui nous révèle les enjeux de notre propre existence.

C’est pourquoi je crois à l’importance, pour tout enseignant et tout au long de sa vie, de la rencontre avec des textes littéraires où la relation intergénérationnelle, les questions éducatives et les problématiques pédagogiques sont abordées au plus près du plus vif. De la littérature grecque au cycle arthurien, du Wilhem Meister de Goethe à Demian d’Hermann Hesse, de Robert Musil à François Mauriac, de Witold Gombrowicz à Russell Banks, ces textes sont innombrables. Nous y trouvons exprimées, avec une force extraordinaire, les tensions fondatrices de l’acte éducatif : l’espoir de se voir prolongé à travers nos filiations et le désir authentique que l’autre s’émancipe, la volonté de protéger celui qui vient et le souci de ne pas l’enfermer, le volontarisme de la transmission et la découverte de la résistance de l’autre à notre détermination, le désir d’être reconnu et aimé pour ce que l’on donne et l’incompréhension devant des êtres et des actes qui, inévitablement, nous échappent…
Je suis même convaincu que ces œuvres devraient être travaillées en formation initiale et continue et qu’elles peuvent constituer des expériences décisives, susceptibles de mettre en perspective toute une série d’informations techniques qui restent absolument nécessaires mais dont la simple juxtaposition est insuffisante pour découvrir le poids de l’humain dans l’activité éducative. Pour avoir travaillé de multiples manières, avec des étudiants, des stagiaires et des collègues, le magnifique roman de Jeanne Bénameur Les Demeurées, je sais que, sans se substituer aux données scientifiques et aux réflexions didactiques sur la lecture, il peut contribuer à la formation du discernement éducatif et à la perception essentielle des enjeux anthropologiques de l’acte de lire. Et c’est ainsi peut-être, en entrevoyant la portée universelle des situations singulières dans lesquelles nous nous trouvons impliqués, que nous pourrons tenter de ne pas sacrifier - pas trop en tout cas - d’autres Guillou.

Philippe MEIRIEU