PEDAGOGIE COOPERATIVE

Dans l’histoire de la pédagogie, la coopération entre élèves prend sa source au sein de plusieurs courants. On la trouve promue, dès le 18ème et le 19ème siècle, par les pédagogues libertaires comme Joseph Jacotot, Sébastien Faure et Paul Robin, par exemple. Pour eux, la coopération est, essentiellement, une subversion des rapports de pouvoir entre le « sujet-supposé-savoir » et les « individus-supposés-apprendre ». Ces rapports préfigurant et légitimant les rapports de domination au sein d’une société profondément injuste, il faut les faire disparaître dès l’école : ils vont donc proposer de les remplacer par un co-apprentissage permanent où chacun et chacune va faire profiter les autres de ce qu’il sait et où ils chercheront ensemble ce que nul ne sait déjà. Mais cette conception va se heurter à deux difficultés majeures : d’une part, elle requiert, pour être mise en place, l’autorité très puissante d’un chef, pour le moins contradictoire avec l’idéal libertaire annoncé, et, d’autre part, elle fait l’impasse sur le caractère essentiel et indépassable de la transmission… Ensuite, on va voir se développer la coopération dans le cadre de « l’Ecole républicaine » et, d’abord, après la première guerre mondiale, sous l’impulsion de Barthélémy Profit : ce dernier promeut les coopératives scolaires, tout à la fois pour contribuer au meilleur fonctionnement matériel des écoles et pour développer l’idéal de solidarité entre les jeunes, mais aussi entre les générations. Petit à petit, il fera même de la coopérative le lieu privilégié de l’apprentissage des exigences de la vie en commun… Mais, le pédagogue qui a le mieux formalisé la pédagogie coopérative en l’associant totalement à la vie de l’école et à l’activité d’apprentissage, c’est évidemment Célestin Freinet. Ce dernier montre remarquablement, avant même que cela soit établi par les travaux de psychologie sociale cognitive, la portée de l’interaction entre pairs, dès lors qu’elle ne se réduit pas au bavardage ou au bricolage spontanés

Pour bien définir la pédagogie coopérative, il faut souligner qu’elle est, à la fois, un « projet » et un ensemble d’ « outils ». En tant que « projet », on peut la considérer comme une définition actualisée de « l’Ecole de la République » : « En classe, l’important n’est pas seulement d’apprendre, c’est d’apprendre ensemble ». C’est-à-dire, d’apprendre sans s’être choisis, dans un regroupement largement aléatoire, mais qui doit « faire société ». D’où un outil essentiel de la pédagogie coopérative : le « conseil », avec son rituel, ses rôles, ses décisions, mais sous le contrôle du maître qui « en tant que responsable du fonctionnement de la classe et de la poursuite de ses objectifs » a, bien évidemment, une place essentielle. Car, l’idéal coopératif implique que l’autorité soit toujours associée à une responsabilité : nul n’a d’autorité en soi, ni les élèves, ni le maître ; nul n’a d’autorité parce qu’il crie plus fort ou a de gros muscles… on n’a de véritable autorité qu’ « en tant qu’on est responsable de… ».
Et puis, la pédagogie coopérative, se sont aussi des « techniques » : techniques de travail en groupes (enquêtes, projets, etc.), bien sûr, mais aussi techniques de travail personnalisé pour que chacun atteigne le niveau nécessaire dans tous les domaines et puisse participer réellement aux travaux des groupes, technique des « brevets », issue du scoutisme, afin que l’évaluation ne soit pas d’abord un moyen de se confronter aux autres dans une logique de concurrence, mais de se dépasser soi-même pour se mettre au service du groupe, technique, aussi, de la « pédagogie du chef d’œuvre » qui permet à chacun et à tous de progresser sans cesse.
Dans cet ensemble, l’adulte n’abdique rien, bien au contraire : il organise les situations de travail les plus propices et incarne au quotidien, dans chaque geste, l’exigence de précision, de justesse et de vérité.

Cette exigence est fondamentale, c’est elle qui donne à la pédagogie coopérative toute sa valeur. Car la principale dérive des pratiques qui se veulent coopératives et ne sont pas véritablement maîtrisées, c’est la division du travail. Quand vous mettez cinq ou six élèves au travail – c’est vrai aussi pour des adultes, bien sûr ! – et que vous leur confiez une tâche à réaliser ensemble, ils ont très vite la tentation de s’organiser en concepteurs, exécutants, chômeurs et gêneurs ! Ils reproduisent ainsi ce qu’ils savent déjà faire, entérinent les inégalités culturelles ou sociales et n’apprennent pas grand-chose ! C’est pourquoi je considère l’apport d’Anton Makarenko à la pédagogie coopérative comme tout à fait décisif : organisant le travail et les apprentissages en petits groupes au sein de sa « colonie Gorki », il y a imposé la rotation systématique des rôles et des tâches ! Voilà un élément essentiel ! C’est même la condition essentielle pour qu’une pratique coopérative puisse se dire authentiquement « pédagogique », c’est-à-dire contribuant, tout à la fois, au développement de chacun et à la solidarité entre tous. Ce n’est pas simple, mais ce n’est pas impossible et c’est terriblement formateur.

 

Philippe MEIRIEU