PEDAGOGIE DIFFERENCIEE

voir aussi dans la rubrique "Articles et conférences" : "La pédagogie différenciée : enfermement ou ouverture ?"

L’émergence de la notion de « pédagogie différenciée » à la fin du XXème siècle
L’engouement pour l’idée de « pédagogie différenciée » est bien plus ancien qu’on ne le croit souvent ! Certes, Louis Legrand n’a créé le syntagme « pédagogie différenciée » qu’en 1974 … Mais, si l’on excepte le préceptorat – sans doute au moins aussi ancien que les premiers regroupements en « classes » –, on peut dire que la différenciation pédagogique est une préoccupation qui a traversé tout le 20e siècle : dès 1907, en effet, Helen Parkhust, aux États-Unis, pose les bases de ce qui deviendra le plan Dalton, et qui est, sans aucun doute, la première entreprise systématique de « pédagogie différenciée ». En 1921, Édouard Claparède publie L’École sur mesure où il écrit : « Lorsqu’un tailleur fait un vêtement, il l’ajuste à la taille de son client et, si celui-ci est gros ou petit, il ne lui impose pas un costume trop étroit sous prétexte que c’est la largeur correspondant dans la règle à sa hauteur… Au contraire, l’école habille, chausse, coiffe tous les esprits de la même façon. Elle n’a que du tout fait et ses rayons ne contiennent pas le moindre choix. Pourquoi n’a-t-on pas pour l’esprit les égards dont on entoure le corps, la tête, les pieds ? ». En 1933, Henri Bouchet publie, en France, L’individualisation de l’enseignement, qui connaîtra quatorze éditions successives… Certes, on peut considérer que cet engouement ne modifie pas en profondeur la « forme scolaire » de la « classe homogène », mais, si l’on regarde de plus près les instructions officielles à partir de 1945, on observe néanmoins qu’elles promeuvent systématiquement ce qu’on pourrait appeler, au risque d’un anachronisme, la distribution différenciée d’exercices en fonction du niveau des élèves dans chaque discipline. La consigne n’est, certes pas, appliquée partout, mais elle est loin d’être insignifiante et n’a pas vraiment perdu son actualité !

C’est cependant, de toute évidence, la « Réforme Haby » et la mise en place du « collège unique » en 1975 qui a déclenché un mouvement fort en faveur de la « pédagogie différenciée ». Cette réforme met définitivement fin à la ventilation des élèves à la sortie de l'école primaire entre divers types d’établissements et supprime, au sein des collèges, la séparation qui existait entre les sixièmes et cinquièmes de type1 (qui scolarisaient les meilleurs élèves avec un enseignant par discipline), de type2 (où se trouvaient les élèves moyens avec deux à trois enseignants) et de type 3 (qui regroupaient les élèves en difficulté avec un seul enseignant sur le modèle de l’enseignement primaire). Pour éviter les effets de ségrégation, tous les élèves se trouvent donc scolarisés dans les mêmes classes, sur le modèle des sixième et cinquième de type 1. Comme l’analyse fort bien Antoine Prost, la fusion s’opère en se calant sur le modèle qui apparaît le plus prestigieux, selon un raisonnement implicite quoique particulièrement contestable : si c’est là que sont les meilleurs élèves et qu’enseignent les professeurs les plus diplômés, c’est là qu’il y a les meilleures pratiques…
Mais René Haby impose, pour compenser les effets pervers de cette mesure, l’organisation d’heures de soutien ou d’approfondissement : chaque semaine, dans trois disciplines (français, mathématiques et langue vivante) les élèves doivent être répartis, pour une heure de cours, entre « soutien » et « approfondissement ». Cela impose, tout à la fois, un suivi rigoureux de chaque élève (dans l’idéal, il fallait, chaque semaine, pouvoir décider s’il avait plutôt besoin de soutien ou d’approfondissement) et une différenciation de fait des méthodes pédagogiques pour ces heures spécifiques.

Or, cette organisation du temps scolaire, censée garantir la démocratisation, ne fonctionnera jamais vraiment. Très vite, la majorité des enseignants prendra les élèves en classe complète pour « avancer dans le programme ». Les enseignants qui tenteront de jouer le jeu se retrouveront, eux, face à des difficultés organisationnelles mais aussi pédagogiques très importantes. Je mène moi-même, en 1977, une recherche sur ce dispositif (dont les résultats seront publiés en 1998 dans les Cahiers Binet-Simon) qui montre que les heures dites de « soutien » ne peuvent guère fonctionner car elles regroupent des élèves dont les difficultés sont de natures très différentes : elles se répartissent, pour l’essentiel, en difficultés d’assimilation qui requièrent plus de temps d’explication et des exercices complémentaires et en difficultés de compréhension qui requièrent, elles, un détour pédagogique et une reprise sur d’autres bases (j’ai souvent appelé les élèves qui relèvent du premier cas les « élèves en difficulté » et les élèves qui relèvent du second « les élèves en échec » : de nombreux travaux de mon laboratoire ont validé le caractère heuristique de cette distinction).
Louis Legrand fait, de son côté, des observations du même ordre et propose de se dégager d’une vision naïve du soutien pour aller vers des remédiations différenciées. Puis, à travers tout le travail sur les collèges expérimentaux qu’il va piloter depuis l’Institut pédagogique national (qui deviendra l’INRP) de 1977 à 1980, on va voir émerger l’idée qu’il ne faut pas simplement travailler en termes de remédiation a posteriori, mais concevoir a priori des itinéraires d’apprentissage différenciés, sous forme de groupes de niveaux ou de besoins, d’ateliers spécifiques, voire de travaux individuels ciblés. La « pédagogie différenciée » sous la forme que l’on connaît était née.

On sait que les collèges expérimentaux n’eurent pas eu de suite immédiate, mais que leur expérience et les travaux de Louis Legrand referont surface en 1981 avec l’arrivée de la Gauche au pouvoir et le rapport « Pour un collège démocratique » dont Louis Legrand pilotera la rédaction. Ce rapport ne sera pas véritablement mis en œuvre, mais Alain Savary lancera « la rénovation des collèges » qui sera accompagnée par la mise en place des MAFPEN, dédiées à la formation continue, créées sous l’impulsion d’André de Peretti. On imagine mal aujourd’hui à quel point les MAFPEN furent de véritables lieux de réflexion et d’innovation, d’échanges et de propositions, intégrant, tout à la fois, des militants pédagogiques et des universitaires qui y travaillaient au coude à coude. Elles disposaient de moyens importants, ne dépendaient pas, au moins à leur création, de la hiérarchie rectorale et représentaient de véritables laboratoires de « recherche-action ». En leur sein, il y avait des consensus théoriques sur la nécessaire démocratisation, la prise en compte des apports de l’Éducation nouvelle et des travaux des didactiques, la valorisation du travail d’équipe, etc. Et, sur le plan pratique, la « pédagogie différenciée » représentait une sorte de « modèle heuristique commun » particulièrement adapté. Elle constituait une synthèse cohérente articulant efficacement les pôles axiologique, épistémologique et praxéologique. Elle était finalisée – par la lutte contre les discriminations et pour la réussite de tous grâce à la gestion de « classes hétérogènes » –, disposait d’appuis scientifiques solides – Piaget et Bruner, la psychologie différentielle et la sociologie des apprentissages – et pouvait être assez facilement opérationnalisée grâce aux outils fournis par la pédagogie de la maîtrise (née, en Europe, sous le nom de « pédagogie par objectifs »). C’est ce modèle que j’ai présenté dans mon ouvrage L’école, mode d’emploi.

La « pédagogie différenciée » connut ainsi un beau succès grâce à une conjoncture particulièrement favorable : une vraie tradition historique, des recherches expérimentales, une situation politique favorable, un portage institutionnel efficace, un langage accessible et des applications qui paraissaient, alors, à portée de main… Certes, nous avons payé ce succès de quelques rapidités et malentendus, mais je crois pouvoir dire qu’on a assisté à un moment assez privilégié dans l’histoire récente pédagogique : ce fut une belle dynamique et, s’il reste à en faire, un bilan complet distancié, nous disposons aujourd’hui d’assez de témoignages pour pouvoir affirmer que cela a contribué à mobiliser de nombreux enseignants de manière exigeante.

Problème : de quelles différences parle-t-on ?
De nombreux travaux et beaucoup de textes circulent aujourd’hui pour dénoncer les illusions que représenteraient, tant sur le plan théorique que pratique, la prise en compte des « styles cognitifs », « profils pédagogiques » et autres « intelligences multiples ». C’est un point particulièrement délicat et je ne voudrais surtout pas laisser croire qu’on ne l’a découvert que tout récemment à l’occasion de la dénonciation par certains neuroscientifiques des « neuromythes » et, en particulier, de la croyance illusoire en des aires cérébrales spécialisées et plus ou moins développées selon les sujets. Il ne faut, d’ailleurs, pas aller trop vite en besogne sur ce sujet, puisque des chercheurs et chercheuses en neurosciences, comme Michèle Bourrassa et son équipe, travaillent aujourd’hui à identifier des « profils apprenants » et à montrer comment les utiliser dans les apprentissages .

Je ne trancherai évidemment pas sur cette question, mais je voudrais souligner que, dès les années 1985, le débat sur la prise en compte des différences dans l’acte pédagogique s’est structuré et qu’il se poursuit encore aujourd’hui au sein de la pédagogie et des sciences de l’éducation. Il est parfois passé au second plan – à tort ? – car il fallait faire front aux attaques violentes que les pédagogues eurent à subir à partir de 1984… Mais il était bien là !
Je me souviens, en particulier, d’une conférence que j’ai donnée en 1990 dans le cadre de la Biennale de l’Éducation initiée par Jacky Beillerot et où j’avais évoqué l’assujettissement excessif de la « pédagogie différenciée » à la psychologie différentielle, les dérives chosifiantes qui la menaçaient et les tentatives, que je considérais comme particulièrement dangereuses, de pratiquer systématiquement un diagnostic a priori pour proposer à chacune et à chacun un enseignement strictement adapté à sa stratégie cognitive : la discussion avait, alors, été très dure ! L’année suivante, en 1991, le congrès de l’Association des Enseignants-Chercheurs en Sciences de l’Éducation (AECSE), qui eut lieu à Lyon sur le thème de « l’individualisation », fut le théâtre de débats de fond particulièrement importants : n’allait-on pas, avec la « pédagogie différenciée », diluer l’acte pédagogique en une multitude d’interventions techniques individuelles ? Faut-il totémiser les différences ou, au contraire, permettre aux personnes de les dépasser ? Etc. Dans les années qui ont suivi, j’ai approfondi tout cela dans de nombreux textes et nous en avons débattu dans de nombreux colloques nationaux et internationaux…

Tentons, avec le risque inévitable d’une reconstruction a posteriori, de clarifier (un peu) le débat : la « pédagogie différenciée » prend sa source dans la reconnaissance de l’existence des « différences » entre les individus et considère, avec Bourdieu, que la « reproduction » et son cortège d’inégalités tiennent à la pratique, à l’école comme ailleurs, de « l’indifférence aux différences ».

De quel ordre sont ces différences ? Si l’on excepte ici – car cela renvoie à la problématique liée, mais beaucoup plus large et que je ne traiterai pas ici, de l’école inclusive – les différences liées aux handicaps, et, sans prétendre à l’exhaustivité, on peut distinguer cinq types de différences…

Il y a d’abord les différences économiques et matérielles : elles exigent un engagement politique sans faille pour plus de justice sociale, mais ne dépendent pas directement – hélas ! – de l’enseignant dans son activité pédagogique. Il y a, ensuite, les différences culturelles : elles exigent une attention au « rapport au savoir » des élèves (au sens large du terme), qui varie selon les contextes et doivent être combattues par un effort d’explicitation maximale des exigences scolaires afin d’éviter de laisser jouer massivement les phénomènes de complicité culturelle (c’est ce que pointait déjà Viviane Isambert-Jamati dès 1966 et sur quoi a beaucoup travaillé l’équipe ESCOL de Paris 8 Saint-Denis). Il y a également les différences socioaffectives : chaque enfant et adolescent a, tout à la fois, une histoire singulière et des projets auxquels il tient, qui le rendront plus ou moins disponible à des supports, lectures, expériences, disciplines, engagements, etc. L’ignorer, c’est privilégier ceux et celles qui sont spontanément en phase avec les propositions de l’école et du professeur. Il y a évidemment, aussi, les différences de niveaux scolaires : et ce n’est pas parce que c’est la seule dimension qui était prise en compte par la « pédagogie traditionnelle » qu’il faut la minimiser. D’autant plus que ces différences (acquis et prérequis) peuvent être, en même temps, absolument minimes au plan quantitatif et totalement bloquantes pour entrer dans certains apprentissages. Il y a, enfin, les différences de « stratégies cognitives » : tout enseignant peut les observer en regardant comment un élève travaille un brouillon, apprend une leçon, effectue une recherche, prépare un exposé, etc. Personne ne croit que toutes ces stratégies se valent (certaines sont clairement inefficaces) mais il est difficile, néanmoins, de considérer qu’il existerait des stratégies algorithmiques valables pour tous les sujets afin de résoudre des problèmes standardisés : l’expérience montre qu’imposer une stratégie, même « validée » au forceps à quelqu’un ne garantit ni sa bonne utilisation ni sa fécondité.

La prise en compte des « stratégies cognitives » menacées par de nombreuses dérives
Comment la « pédagogie différenciée » a-t-elle travaillé avec ces différences ? Pour ce que j’ai pu voir, en tant que responsable des interventions en établissements dans la MAFPEN de Lyon et avec mes étudiants et collègues de l’université LUMIERE-Lyon 2, les enseignants se sont d’abord focalisés sur les différences de niveaux scolaires et la mise en place de « groupes de niveaux ». Mais, très vite, la crainte de voir apparaître des groupes de niveaux stables qui se transforment en « classes de niveau » et engendrent de nouveaux phénomènes de ségrégation, est apparue. C’est alors que beaucoup d’enseignants se sont tournés vers les différences de « stratégies cognitives » qui semblaient avoir de nombreux avantages : rupture avec les systèmes habituels de hiérarchisation scolaire, possibilité de s’appuyer sur ce que l’élève fait de mieux plutôt que de pointer ses échecs, sentiment de pouvoir déjouer ainsi les clivages sociaux et, surtout, disponibilité de critères de regroupement alternatifs.
Ainsi, aussi bien entre les classes qu’au sein de celles-ci a-t-on vu fleurir de nombreuses typologies : de la plus célèbre (auditifs / visuels) aux plus conceptuelles (méthode inductive / méthode déductive), en passant par les plus techniques (apprentissage segmenté / apprentissage massé ou bien évaluation continue / évaluation différée) ou encore celles qui jouaient sur le type d’interactions sociales (cours magistral, monitorat, travail individuel, travail de groupe)…

Cet usage des « stratégies cognitives » pour différencier la pédagogie s’est effectué, à mon sens, sans qu’on soit toujours suffisamment vigilant à quatre dérives préoccupantes qu’on retrouve dans différents textes largement diffusés alors auprès des enseignants : la catégorisation, la fixation, la naturalisation et la décontextualisation.
La catégorisation est apparue très vite pour des raisons strictement fonctionnelles : alors que la psychologie différentielle présentait les différences interindividuelles dans un continuum, la pédagogie, pour les utiliser, en a fait des catégories étanches. Si l’on prend, par exemple, les travaux particulièrement étayés et solides scientifiquement de Witkin sur l’indépendance ou la dépendance par rapport au champ (le fait d’être plutôt insensible ou très sensible aux signaux de l’environnement), on ne peut nullement établir, à partir de là, une frontière entre deux catégories d’individus ; on ne peut que constater qu’un sujet, à un moment donné, se situe « quelque part » sur une ligne… et, sur cette ligne, ceux qui sont juste à droite et juste à gauche du point d’équilibre sont bien plus près entre eux qu’avec ceux qui, quoique placés dans la même « catégorie » sont très éloignés de ce point d’équilibre.

À cette difficulté s’ajoute évidemment l’impossibilité de prendre en compte la totalité des critères proposés par les différents travaux de la psychologie différentielle pour déterminer les besoins d’un individu. On a vu, en effet, très vite les professeurs se fixer sur certaines caractéristiques qu’ils jugeaient plus facilement saisissables et opérationnelles, quitte à les dévoyer ou à les utiliser de manière caricaturale. Ce fut le cas, en particulier, des catégories « auditif » et « visuel » empruntées à Antoine de La Garanderie (mais déjà utilisées par Charcot). Rappelons que, chez La Garanderie, il ne s’agit nullement de « gérer » (malgré l’usage malheureux de l’expression « gestion mentale ») des sensations visuelles et auditives, mais bien de susciter des évocations mentales visuelles ou auditives. Pour lui – et je le dis quoique ayant eu de vrais désaccords de fond avec lui, dont nous nous sommes souvent entretenus –, pas question de corréler des évocations mentales visuelles ou auditives avec les fonctions cérébrales de l’audition et de la vision : les évocations mentales ne renvoient absolument pas à une approche fonctionnelle mais à une approche résolument phénoménologique… Ajoutons qu’au-delà de cette problématique spécifique, la fixation sur la dualité auditif / visuel a souvent fait oublier toutes les autres composantes des « stratégies cognitives » (que j’ai tenté d’inventorier dans mon livre Apprendre, oui…mais comment). Et, quand on a découvert la théorie des « intelligences multiples », on a souvent peiné à l’opérationnaliser. On n’a pas hésité, en revanche, à l’utiliser pour naturaliser les « personnalités cognitives ».

Depuis longtemps, en effet, les typologies caractérologiques avaient un certain succès chez les pédagogues. On se souvient de la typologie de Le Senne (primaire / secondaire, émotif / non émotif, actif / non actif) qui fut utilisée ici ou là, en particulier en matière d’orientation. Il y a aussi celle d’Adolphe Ferrière, plus exotique, construite sur un modèle astrologique. C’est qu’en réalité, les pédagogues ont une sorte de fascination pour le « donné » : dans leur volonté de « respecter l’enfant », ils finissent par rechercher ce que cet enfant serait « en amont de toute activité éducative » pour pouvoir, en quelque sorte, se mettre au service de sa réalisation, de son « épanouissement », comme ils aiment tant le dire en utilisant les métaphores horticoles si bien analysées par Daniel Hameline. D’où la tentation de rechercher et d’identifier la « nature profonde » d’un sujet et de le qualifier définitivement comme un visuel, un imaginatif, un dépendant du champ, un adepte du travail individuel, plutôt rapide ou lent, etc. D’où la naturalisation systématique d’une caractéristique isolée et identifiée à un moment donné de son développement. Or, cette naturalisation, en plus d’être arbitraire, est dangereuse : elle enferme le sujet dans un mode de fonctionnement quand il faudrait, au contraire, lui permettre de s’appuyer sur celui-ci pour en explorer et découvrir d’autres. C’est cette démarche de « rebonds » systématiques que j’ai toujours proposée, tant à travers des dispositifs individuels qu’à travers des interactions entre pairs. Mais cette perspective se heurte à une forme d’attraction, sans doute favorisée par les modalités d’évaluation et d’orientation de l’institution, pour un « donné naturel » définitif, voire indépassable, qui permet de savoir, enfin, « qui est » chaque élève, comment lui enseigner et que faire de lui.
Cette dernière démarche est d’autant plus dangereuse à mes yeux qu’elle s’accompagne souvent d’un processus de décontextualisation des « stratégies cognitives » qui amène à une forme d’essentialisation méthodologique. En isolant ces « stratégies cognitives » des objets avec lesquels elles s’articulent, on risque d’aboutir soit à des généralités assez inopérantes, soit à des généralisations indues. Peut-on, en effet, parler de « mémorisation » de la même manière selon qu’il s’agit de mémoriser une carte de géographie, les tables de multiplication, un texte poétique, des règles de grammaire ou du vocabulaire étranger ? A fortiori, peut-on imaginer que, face à un travail nouveau comportant des difficultés imprévues, un sujet va pouvoir mécaniquement adopter une « stratégie cognitive » définitivement stabilisée et valable dans tous les cas ? C’est en travaillant sur ces questions que, dès 1987, j’ai proposé de ne plus utiliser, en pédagogie, les formules de « styles cognitifs », « intelligences multiples », « profils pédagogiques » et même « stratégies cognitives », mais de parler de « stratégies d’apprentissage ». Une différence que je considère comme majeure.

Stratégies d’apprentissage et métacognition : un autre paradigme pour la « pédagogie différenciée »
Travailler en termes de « stratégies d’apprentissage », c’est tenir compte, tout à la fois, de la nature des problèmes à résoudre, des ressources dont on dispose et de leur utilisation optimale, des ressources auxquelles on pourrait faire appel, des observations sur l’efficacité de ce l’on fait et des possibilités nouvelles offertes par une situation constamment en évolution.

Travailler en termes de « stratégies d’apprentissage », c’est ne pas s’en tenir à la dimension strictement cognitive des sujets, mais intégrer l’existence de différences culturelles, socioaffectives ainsi que d’acquis antérieurs.

Travailler en termes de « stratégies d’apprentissage », c’est considérer qu’il y a mille et une voies pour accéder à la connaissance et que, si l’on doit partir de « ce qu’est l’élève » dans sa singularité, l’on doit, en étant plus exigeant avec lui, lui permettre d’accéder à des savoirs de niveau taxonomique toujours plus élevé. C’est, ainsi, lui permettre d’intérioriser l’exigence afin qu’il puisse s’émanciper progressivement de la tutelle du maître.

Travailler en termes de « stratégies d’apprentissage », c’est refuser de catégoriser les individus en les assignant à la pratique de méthodologies de travail utilisables systématiquement et dans tous les domaines ; c’est refuser la pratique du diagnostic a priori qui permettrait, grâce à une série de tests ou d’observations, de distribuer des exercices strictement adaptés à chacune et à chacun et qui l’enfermeraient définitivement dans une « personnalité cognitive ». Vieille songerie pédagogique réactivée récemment par les « seigneurs du numérique ».

Travailler en termes de « stratégies d’apprentissage », c’est ne pas s’interdire de proposer des approches stabilisées, des méthodologies considérées comme validées pour toutes et tous (ce que j’ai nommé, dans mes travaux, les « invariants structurels »), mais être attentif à la manière singulière dont chacune et chacun va s’en saisir, se les approprier et les utiliser (ce que j’ai nommé les « variables sujets).

Travailler en termes de « stratégies d’apprentissage », c’est prendre en compte, en même temps, la spécificité des contenus de savoir, les acquis et la situation d’une personne à un moment donné de son histoire ainsi que les possibilités qui peuvent lui être offertes pour découvrir des chemins nouveaux pour accéder à ces contenus.

Travailler en termes de « stratégies d’apprentissage », ce n’est pas individualiser systématiquement le travail, que ce soit sous forme de préceptorat, de fiches papier ou d’outils numériques, c’est offrir à toutes et tous des situations d’apprentissage collectives et individuelles, de monitorat entre pairs et de travail en groupe, sur des supports et avec des méthodologies différentes.

Travailler en termes de « stratégies d’apprentissage », c’est, dans un cadre collectif stabilisé et sécure, diversifier sa panoplie méthodologique afin de multiplier les prises offertes aux élèves et, simultanément, susciter chez eux une réflexion métacognitive qui leur permet de tirer parti au mieux de ce qui leur est proposé.

Travailler en termes de « stratégies d’apprentissage », c’est organiser régulièrement des « pauses méthodologiques », des échanges, courts ou plus approfondis, pour permettre à chacune et à chacun de faire le point sur sa manière de travailler, intégrer de nouvelles possibilités, formaliser des procédures dans les processus empiriques utilisés et réviser ces procédures au regard des résultats qu’elles permettent d’atteindre, ainsi que je l’ai développé dans mon ouvrage Enseigner, scénario pour un métier nouveau.

Travailler en termes de « stratégies d’apprentissage », c’est faire en sorte que ce travail métacognitif exigeant « déteigne » sur l’ensemble de l’activité pédagogique, en particulier en instaurant une vigilance particulière sur la précision et l’explicitation, la rigueur linguistique, afin d’éviter les phénomènes de brouillage culturel.

Travailler en termes de « stratégies d’apprentissage », c’est transférer progressivement le pilotage de la différenciation du maître vers l’élève pour permettre à ce dernier de progresser vers toujours plus d’autonomie.

Travailler en termes de « stratégies d’apprentissage », ce n’est pas chercher un quelconque « ajustement » parfait entre l’élève et l’enseignement qui lui est donné, c’est développer, par la métacognition, les possibilités offertes à l’élève de profiter au mieux de tout ce qui lui est proposé pour apprendre.

Quelle « pédagogie différenciée » pour aujourd’hui ? »
Si l’on s’inscrit dans ce paradigme de la différenciation, que pourrait être alors, aujourd’hui, une « pédagogie différenciée » réaliste et lucide ?

Ce serait, d’abord, une pédagogie qui conjugue, dans le quotidien de l’activité pédagogique, la construction du collectif et la prise en charge des personnes, l’unité d’un projet et la diversité des méthodes. À l’inverse du fonctionnement centrifuge qui externalise la prise en charge des différences et l’accompagnement individualisé de l’élève, il s’agit de construire un collectif où chaque élève est, tout à la fois, pris en compte dans sa « ressemblance » et sa « différence ». De quoi s’agit-il, alors ? De constituer des groupes d’élèves suffisamment proches les uns des autres pour pouvoir communiquer entre eux et s’engager sur des apprentissages communs, mais aussi suffisamment différents les uns des autres pour pouvoir s’enrichir de leurs différences. Loin du mythe de la classe homogène, mais loin, aussi, d’une juxtaposition d’individualités condamnées à s’ignorer, la classe doit permettre d’engager des projets communs dans lesquels chacune et chacun doit pouvoir s’impliquer. Ces projets, supportés par des finalités éducatives et des objectifs d’apprentissage, permettent de construire un cadre contenant et fédérateur ; ils sont d’autant plus mobilisateurs qu’ils ont un contenu culturel fort, doté d’un pouvoir d’interpellation anthropologique qui ne peut laisser aucun élève indifférent. Il peut s’agir d’un enjeu comme « l’entrée dans l’écrit socialisé », avec un travail sur le rapport à la trace et au sens, sur la communication différée, sur l’expression de soi et la découverte de l’altérité… comme il peut s’agir d’un projet scientifique ou artistique : l’important, ici, est d’intégrer les connaissances et les compétences à acquérir dans une perspective qui permette de les ressaisir, de les unifier et de se représenter aussi bien ce que tous pourront faire ensemble que ce que chacun pourra acquérir individuellement.
C’est dans ce collectif, et parce qu’il aura été « institué », que pourra se mettre en place une individualisation qui fera droit à la « différence » de chaque élève. Les « élèves à besoins particuliers » devront, bien sûr, être accompagnés individuellement pour participer au travail commun, comme ils pourront bénéficier d’un soutien ou d’exercices spécifiques sur des plages de temps banalisées, à la manière de ce que proposent les Réseaux d’Aide et de Soutien aux Élèves en Difficulté (RASED) : ils ne sont pas alors orientés vers d’autres dispositifs, ils sont intégrés et soutenus dans leur intégration par un accompagnement adapté dans le cadre d’une « pédagogie différenciée ».

Par ailleurs, cette « pédagogie différenciée » doit, à mes yeux, alterner une différenciation successive, qui permet d’étendre le répertoire méthodologique de chacun, avec une différenciation simultanée, qui permet à chacun de progresser selon ses propres voies. En effet, dès lors que l’on abandonne la vision exclusivement réparatrice de l’individualisation, il ne peut plus être question de chercher à faire coïncider a priori les différentes méthodes utilisées avec les « besoins » de chacun des élèves. Pour autant, la critique des pédagogues de « l’école sur mesure » reste parfaitement fondée : la méthode unique – qu’elle soit individuelle ou collective, qu’elle relève du tâtonnement expérimental ou du cours magistral – est toujours sélective. Plus ou moins, bien sûr, selon la qualité de sa mise en œuvre. Mais sélective néanmoins, puisque inévitablement plus adaptée à certains élèves qu’à d’autres. C’est pourquoi, dès lors que le cadre institutionnel est posé et que le projet structurant est engagé, il est important que le maître différencie ses approches. Pas question, pour autant, de pratiquer l’éclectisme aléatoire ! D’une part, parce que le choix des méthodes utilisées doit rester cohérent avec les objectifs visés ; d’autre part, parce que le maître doit pouvoir organiser son travail en fonction de ce qu’il maîtrise et réussit le mieux. Mais, au moins, peut-on proposer un principe régulateur relativement simple : sur une séquence d’apprentissage, il faut s’efforcer d’alterner des temps de présentation collective avec des temps de travail individuel et des temps de travail par petits groupes. Bien sûr, pour chacune de ces modalités, il est toujours nécessaire de préciser la nature exacte de l’activité attendue des élèves : l’exposé collectif peut avoir une fonction d’interrogation ou bien de reprise synthétique ; le travail individuel peut être un temps de recherche ou d’entraînement ; le travail par petits groupes peut avoir pour objectif l’interrogation réciproque ou l’élaboration collective. Il est donc essentiel, chaque fois, de le préciser. Comme il est fondamental de planifier la séquence en scandant son déroulement de manière parfaitement lisible, avec des consignes suffisamment claires et précises pour éviter toute ambiguïté… C’est ainsi que l’on associera la rigueur de la présentation avec la diversité des situations ; c’est ainsi que l’on permettra au plus grand nombre d’élèves, de se trouver en phase, à un moment ou à un autre, avec la méthode utilisée et, à d’autres moments, de découvrir – peut-être ? – des modalités de travail nouvelles pour eux.

Bien évidemment, il restera toujours, dans cette manière de procéder, et quel que soit le soin apporté par l’enseignant à la rigueur de sa progression, une part d’aléatoire : rien ne garantit jamais que les situations proposées vont permettre aux élèves d’apprendre. Tout peut toujours arriver. Du désintérêt imprévu au blocage imprévisible. De l’incompréhension au rejet. Parce que la méthode proposée suppose acquis des comportements qui ne sont pas encore stabilisés. Parce qu’un document, un paragraphe, une phrase ou même un seul mot, n’a pas été compris. Parce qu’un malentendu subsiste là où l’on croyait avoir été parfaitement clair… C’est pourquoi, il faut toujours répercuter l’approximation inévitable dans la prise de décision en attention et réactivité dans la régulation des apprentissages. C’est pourquoi il faut être capable, à l’occasion de chaque dysfonctionnement, de prélever les indices qui l’expliquent et d’identifier les points d’appui qui permettent de le dépasser. C’est pourquoi il faut aussi, à cette occasion, revisiter sa mémoire pédagogique ou engager un travail de recherche, seul ou en équipe, pour proposer une autre situation, plus mobilisatrice et adaptée à la fois… Mais c’est aussi, à l’occasion de ces dysfonctionnements qu’on peut identifier les personnes qui ont besoin, à un moment donné, d’un travail individualisé particulier. C’est à ce moment-là qu’il faut introduire, pour certains, une lecture complémentaire, pour d’autres un exercice particulier, pour d’autres encore un questionnaire détaillé ; c’est là qu’il faut proposer à un élève qui a compris d’expliquer à trois de ses camarades qui piétinent ; c’est là qu’il faut reprendre la démonstration avec d’autres exemples ou mettre en place une situation problème originale. La classe, alors, bascule d’une différenciation successive à une différenciation simultanée, mais avec toujours le même objectif : la progression de chacune et de chacun au sein du collectif apprenant.

La « pédagogie différenciée » : une question éthique et politique
En réalité, la clé de voûte de tous ces dispositifs consiste bien – on ne le rappellera jamais assez – à transférer progressivement le pilotage de la différenciation au sujet lui-même. Quelle que soit, en effet, la bienveillance de l’éducateur, son attention à ne pas figer le sujet à un moment de son évolution, sa volonté de lui permettre de découvrir d’autres horizons et de se dépasser, la « pédagogie différenciée reste guettée par la manipulation classificatoire.
Tant que le maître ou le formateur conservent le pilotage exclusif de la différenciation, tant qu’ils sont les seuls juges de la réussite ou de l’échec des apprentissages, tant qu’ils ne permettent pas à celui qui apprend de comprendre ce qu’il fait, comment il le fait et comment il pourrait le faire mieux, la différenciation reste une manière d’améliorer les performances d’une personne mais sans, pour autant, développer son autonomie. Or, là est bien le point crucial de la problématique de la différenciation : si le sujet n’est pas associé à sa mise en œuvre, elle renvoie à la terrible songerie d’une société organisée selon l’ordre éternel et immuable dicté par un malin génie ou un bataillon d’experts… Ou bien, en effet, la personne est partie prenante de la définition de « son propre bien », ou bien elle subit les décisions de ceux et celles qui, en surplomb, s’obstinent à associer les caractéristiques provisoires de son « individualité », prélevées, le plus souvent, de manière partielle et aléatoire, avec des catégories et des dispositifs préconçus. Ou bien, sa formation lui permet de décider progressivement de son destin, ou bien elle n’est qu’une forme plus ou moins camouflée de dressage, au service d’une quelconque « employabilité ».

C’est pourquoi, les questions de l’autoévaluation, de la métacognition et de l’autorégulation de ses apprentissages sont tout sauf des questions techniques. Ce sont des questions profondément éthiques et politiques, au cœur des finalités de l’école et du projet démocratique. La « pédagogie différenciée » n’est pas seulement un « projet scolaire », elle devient un « projet social », une dynamique éducative capable de briser les enfermements sans abolir les singularités, de transmettre les savoirs et d’émanciper les personnes, y compris au regard de sa propre pratique. Car, comme le dit si bien Pestalozzi à propos de sa méthode, « quiconque se l’approprie, celui-là se heurtera toujours dans ses exercices à un point qui sollicitera principalement son individualité, et par la reprise et le développement duquel se déploieront à coup sûr en lui des forces qui l’élèveront bien au-delà du besoin d’aide et de formation, pour le mettre en état de parcourir et d’achever lui-même le reste du chemin de sa formation. S’il n’en était pas ainsi, ma maison ne tiendrait pas debout, mon entreprise aurait échoué. »