RADICALITE(S)

 

Intervention de Philippe Meirieu, personne-ressource
dans le débat « Radicalités »,
lors de la Biennale de l’Éducation Nouvelle, octobre 2022

 

Merci de m’accueillir dans ce débat pour échanger à partir des questions qui ont émergé dans le groupe sur cette question de la radicalité.

Je voudrais, d’abord, dire mon plein accord avec le caractère extrêmement ambivalent de ce terme. Ambivalent parce que, à bien des égards, la radicalité est une bonne chose si on la prend au sens étymologique. La radicalité, c’est le fait de prendre les choses à la racine. À cet égard, je pense que l’Éducation Nouvelle se veut radicale. Elle est une critique radicale de l’école et de la pédagogie traditionnelle. Si on prend les textes de Ferrière, et, en particulier, son fameux texte sur l’école créée par le diable, - qu’il appelle « l’école assise » -, c’est une critique on ne peut plus radicale !

Il y a donc quelque chose de sain dans la radicalité, en ce que cela permet de revenir à la racine et de se retrouver face aux enjeux essentiels pour les remettre au cœur du débat. Je partage donc totalement l’idée que l’utilisation du mot « radicalité » dans un sens entièrement négatif par les médias est très préjudiciable à la compréhension du phénomène. En même temps, il est très caractéristique d’une manière de traiter l’information, mais aussi d’une forme de fixation sur une problématique philosophique et morale très ancienne.

On pourrait, en effet, pour évoquer la « radicalité », remonter à Platon et aux toutes premières lignes de La République, quand un interlocuteur s’adresse à Socrate en lui disant : « Mais, Socrate, comment vas-tu faire entendre raison à celui qui n’est pas dans la raison ? Comment peux-tu débattre et discuter avec quelqu’un qui, en face de toi, est dans la violence ? » Il y a là un problème auquel la philosophie s’est toujours trouvée confrontée. Car elle se veut un art du dialogue et promeut la rencontre avec l’altérité, mais ne peut se mettre en œuvre qu’avec un minimum d’acceptation d’un « commun ». Et ce minimum de commun, c’est sinon la rationalité, du moins le caractère raisonnable de l’argumentation… On retrouve cette question tout au long de l’histoire de la philosophie, chez Platon mais aussi Kant ou Habermas. Platon, parce qu’au début de La République, Socrate lui-même est mis en difficulté par la question qui lui est posée. On retrouve ensuite cette question, quelques siècles plus tard, avec Kant. Kant est un philosophe qu’on peut considérer comme rationaliste et qui a formulé, dans les Fondements de la Métaphysique des Mœurs ce qu’il nomme l’impératif catégorique : « Traite l’humanité en toi et dans les autres, toujours comme une fin et jamais comme un moyen ». Mais Kant ne répond pas à la question : « Si un jour quelqu’un m’agresse dans la rue avec un couteau pour me prendre ma bourse, est-ce que j’aurais le temps de lui expliquer la genèse et les enjeux de l’impératif catégorique ? » C’est une autre manière de poser la question de Socrate. Kant est bien conscient que l’impératif catégorique ne se discute pas, puisqu’il est catégorique. Mais si quelqu’un l’attaque dans la rue avec un couteau, aura-t-il le temps de lui expliquer pourquoi cet impératif s’impose à toutes et tous d’une manière qui ne devrait pas souffrir de débat…

Et puis on peut évoquer une troisième figure, Habermas, qui repose ce problème sur le plan politique au sein de l’École de Francfort. Habermas affirme : « Il n’est de de débat citoyen et de démocratie possibles, que dans le cadre du patriotisme constitutionnel ». Qu’appelle-t-il le patriotisme constitutionnel ? C’est une sorte d’acte de « foi » a priori, de confiance dans la raison et dans le fait qu’elle permet de régler les problèmes entre les hommes. Mais Habermas sait bien que la démocratie reste extrêmement fragile, car le patriotisme constitutionnel demande une adhésion des citoyens à la conviction que ce qu’il appelle « l’interargumentation rationnelle » est en mesure de régir les échanges politiques au sein de la Cité. Et c’est bien ce que nous essayons de pratiquer ici, convaincus que nous sommes que cela peut nous faire avancer collectivement. Mais la question demeure alors :  « Que fait-on de celui ou de celle qui récuse le principe de l’interargumentation rationnelle ? Voilà une interrogation qui rend toutes nos démocraties fragiles, puisque, quand quelqu’un refuse délibérément d’entrer dans l’interargumentation rationnelle et récuse toute forme de « patriotisme constitutionnel », il s’exclut du collectif et en menace l’existence même.

Si je me suis permis de vous donner ces trois références, Platon, Kant et Habermas, c’est pour souligner que la question n’est pas nouvelle… Mais elle se pose sans doute aujourd’hui d’une manière beaucoup plus incisive parce qu’elle renvoie à des comportements qui ne peuvent plus être caractérisés systématiquement de « délit » ou de « folie ». Jusqu’à présent, en effet,  les personnes qui refusaient d’entrer dans l’échange raisonnable avec autrui, étaient soit des délinquants dangereux et il fallait les punir, soit des fous irresponsables, et il fallait les enfermer. Ce qui se passe aujourd’hui, c’est que nous voyons émerger des refus d’engager le dialogue avec autrui, des postures de renfermement identitaire qu’on ne peut caractériser ni de délictueuses ni de folles. Bien sûr, le terroriste qui pose une bombe commet un délit : on peut débattre sur les causes ou les raisons de son acte, mais cela constitue un délit qui doit être puni. Le fou qui s’en prend sans raison à quelqu’un dans la rue, relève, lui, de la psychiatrie : il est dangereux et il faut le soigner… Mais il y a maintenant, et de plus en plus, des comportements publics et assumés de refus radical d’entrer dans l’échange, avec la volonté de se barricader dans une identité, qui ne relèvent pas de la criminalité ou de la pathologie. Alors à quoi cela renvoie-t-il ? C’est vraiment très difficile à dire, parce que cela recouvre des réalités très diverses. On parle, bien sûr, des radicalités religieuses. Mais il n’y a pas que les radicalités religieuses, il y a aussi des radicalités idéologiques et même des radicalités sociales. On pourrait dire, par exemple, que, les joueurs de golf ont une forme de radicalité puisqu’ils constituent un groupe social hermétique aux interpellations sur la dépense d’eau requise par un golf, qui ignore totalement le fait qu’ils privatisent une partie de la nature pour leur intérêt individuel. Donc, d’une certaine manière, le golfeur est un radical. De même qu’il y a des formes de radicalité en matière de refus, par exemple, de ce qui peut être considéré comme déviant en matière de sexualité.

Qu’est ce qui est là, au cœur de ces phénomènes ? Les collègues enseignants ou éducateurs que je rencontre sont régulièrement face à des adolescents qui sont dans une forme de refus radical de toute inter-locution et de tout inter-locuteur. Alors on peut bien tenter de mobiliser nos théories sur le conflit sociocognitif pour les aider… mais ils nous font remarquer qu’il est difficile de créer un conflit sociocognitif avec quelqu’un qui est totalement enfermé dans une carapace et qui refuse de se laisser déstabiliser dans ses convictions et dans son identité ? Invoquer le conflit sociocognitif suppose, en réalité, le problème résolu, alors qu’il se pose d’une manière évidemment aiguë et nous place souvent dans une impasse éducative. Il me semble que, pour avancer, on peut comprendre ce phénomène comme une revendication identitaire. J’utilise souvent, pour désigner cela, un terme issu de la phénoménologie, celui d’essentialisme. Il désigne le fait de s’enfermer dans une essence, dans une nature, dans une identité, dans quelque chose qui renvoie à un noyau indéboulonnable, dont on considère qu’il est tellement constitutif de nous-mêmes que, si on le touche, on s’effondre, on n’existe plus. Parce qu’on est totalement et exclusivement identifié à ce noyau.

Et puisque nous sommes ici dans la Biennale de l’Éducation Nouvelle, je pense qu’on doit creuser l’idée, - qui est au fondement même de l’Éducation Nouvelle dans ce qu’elle a de plus subversif - qu’un être humain n’est jamais réductible aux étiquettes qu’on peut mettre sur lui. Cela veut dire qu’aucun sujet n’est réductible ni à son origine, qu’elle soit ethnique ou sociale, ni à son vêtement, ni à sa communauté d’appartenance, ni à ses symptômes s’il est malade, ni à ses actes. Et quand je dis « ni à ses actes », c’est probablement là la chose la plus difficile à entendre. Dans un beau discours sur l’abolition de la peine de mort, Robert Badinter expliquait que nous ne pouvons pas tuer l’autre parce que même le pire criminel, celui qui a commis des choses absolument atroces, les pires qu’on puisse imaginer, n’est pas réductible à ce qu’il a commis. Il y a toujours en lui quelque chose qui déborde. Et ce qui déborde toutes les définitions, toutes les objectivations, c’est l’humain. Et c’est à ce « débord » que je dois m’adresser, à cette humanité dont l’existence ne peut être niée sans trahir notre postulat fondamental de l’égalité et de l’éducabilité radicales de tous les humains qui est au fondement même de l’engagement pédagogique.

Et cela a du sens, y compris dans des domaines très concrets et très scolaires. Quand je dis « Jules est dyslexique », je dois toujours me demander : « Est-ce que Jules n’est que dyslexique ? » Le pédagogue a sans doute besoin de savoir que Jules est dyslexique pour lui proposer des accompagnements adaptés. Mais il a besoin de savoir aussi que Jules est amateur de manga, excellent goal au foot et amoureux d’une fille de la classe. Il n’est pas « que » dyslexique. Il est des tas d’autres choses et ne doit jamais être enfermé dans cette définition. Mais, même si j’ajoute qu’il est dyslexique, amateur de manga, goal au football et amoureux d’une fille de la classe, Jules sera encore bien plus que ça. Il y a toujours un « plus », un débord. Et le problème des pédagogues, face à ceux qui s’enferment ou que l’on enferme, face à ceux qui sont pris dans un processus d’enfermement identitaire, c’est de s’adresser au débord. Il faut nous adresser à ce qui échappe à l’enfermement identitaire. Et c’est ça qui est compliqué. Parce que l’enfermement identitaire, ça peut renvoyer à une complicité réciproque. Prenons celui qui a été identifié comme un « cancre » : il peut être très satisfait, d’une certaine manière, d’être considéré comme cancre, ça lui évite de faire des efforts et de se mettre au boulot. Il peut y avoir une espèce d’alliance objective, entre le professeur qui lui dit « Tu n’es qu’un cancre… » et l’élève qui se dit : « Je suis un cancre… très bien ! Je le suis, je le reste ». L’essentialisation satisfait alors tout le monde. Les deux partenaires peuvent réciproquement s’essentialiser et donc s’enfermer dans une relation chosifiante. Parce que, comme l’ont montré les existentialistes, nous rêvons tous d’être enfermés dans une essence : cela nous évite d’avoir à nous réinventer une tous les jours ! On aimerait bien être définitivement « courageux » ou « intelligent » : cela nous éviterait de poser des actes courageux difficiles et d’avoir à réfléchir de manière intelligente. L’« être » est une sécurité… mais c’est aussi notre malheur.

Je pense donc que si l’on se dégage de l’usage polémique de la notion de radicalité, on peut travailler sur la question décisive des enfermements. Et la question devient alors : comment ouvrir la porte ? Comment sortir de la prison identitaire ? C’est vrai pour le radicalisme religieux, et c’est vrai pour les autres formes de radicalisme. Cela nous oblige aussi à relativiser nos jugements. Parce que quand je dis « le joueur de golf est dans une forme de radicalité », je vais, en réalité, un peu vite en besogne : il n’est pas que cela et il y a une part de lui à laquelle je peux m’adresser. Comme il y a sans doute – je dois le croire - une part chez le radical islamiste, qui veut « tuer tous les impies », à laquelle je dois pouvoir aussi m’adresser. Mais quelle est cette part ? Impossible de donner à cette question essentielle une réponse définitive. Cette part-là, c’est à nous de la chercher dans chaque situation singulière, à nous de la découvrir par nos propositions d’échanges et d’activités. Mais il me semble que cette part d’humain, ce débord, réside, pour beaucoup, dans les questionnements anthropologiques que nous partageons toutes et tous. Je pense ici à ces questionnements anthropologiques fondamentaux qui portent sur le sens de notre existence, sur notre finitude et notre solitude, notre peur et notre besoin de l’autre, notre quête d’un idéal qui nous permette de dépasser l’absurdité de nos existences contingentes. Ce sont ces questionnements auxquels la culture donne forme. Et je suis convaincu que, si les réponses peuvent nous séparer – nous individuer – les questionnements peuvent nous réunir. Se (re)poser ensemble des questions fondatrices de notre humanité est peut-être la meilleure manière de lutter contre toutes les radicalités mortifères.