SANCTION

Les sanctions contribuent non à exclure de la classe mais à y intégrer : elles reconnaissent à l'élève la responsabilité de ses actes et, en même temps, lui permettent de revenir dans le collectif dont il s'est lui-même exclu.

Pourquoi ? Parce que seuls les êtres responsables de leurs actes sont punis. Parce que la sanction est une manière d'honorer la liberté de l'autre. Et, peut-être même, de l'anticiper. Un enfant, en effet, ne peut pas être considéré comme juridiquement responsable de ses actes ; il est toujours possible de penser qu'il a subi de mauvaises influences, qu'il a cédé à la pression de ses camarades ou de sa famille, qu'il n'avait pas les moyens de contrôler ses impulsions... On peut lui trouver toutes les excuses du monde. Pour autant, doit-on renoncer à le punir ? Ce n'est pas sûr, car la punition est affaire d'attribution et, d'une certaine manière, elle est susceptible de faire advenir la liberté dont il n'était pas certain, précisément, qu'elle existât avant, dont il n'est jamais absolument certain qu'elle a vraiment existé. À cet égard, la sanction est toujours une hypothèque prise sur une liberté plus ou moins improbable, toujours invisible, postulée, mais jamais avérée. Et c'est pourquoi la sanction a un pouvoir d'interpellation : elle s'adresse à la liberté, la reconnaît et peut la faire exister, au moins en creux ; elle dispose d'un étrange pouvoir d'aspiration, elle suscite la revendication, sinon du passé, du moins du futur. Et en cela, on ne peut y renoncer... Mais, symétriquement, et pour les mêmes raisons, on ne peut la manipuler qu'avec d'infinies précautions : parce que la liberté qui, seule, la justifie pleinement, n'est jamais véritablement attestée, la sanction doit s'accompagner de cette retenue essentielle qui laisse apparaître suffisamment de doute pour donner une chance à l'autre, pour qu'il ne se sente pas la victime injuste d'une sombre vengeance. Attribution, mais attribution prudente, la sanction est, au bout du compte, une affaire d'intégration dans le cercle des humains  : « Nous te reconnaissons, tout à la fois, libre et vulnérable. Libre peut-être. Parce qu'au moins tu aurais pu résister un peu au lieu de foncer tête baissée dans ce qu'on te reproche. Vulnérable, parce qu'on sait la difficulté de cette liberté qui doit soulever les montagnes et s'opposer au monde entier. On sait le courage qu'il faut pour la mettre en oeuvre et la faiblesse à laquelle nous succombons, les uns et les autres, si facilement... Alors nous te sanctionnons pour te dire que tu es des nôtres et, justement, nous te proposons une sanction qui, au lieu de t'exclure, consiste à t'intégrer, à te permettre de revenir dans le collectif pour y retrouver progressivement une place, une image positive que tu pourras même revendiquer. »

Comment ? En transgressant les règles de fonctionnement de la classe, soit par la violence, soit par l'indifférence affichée à celles-ci, l'élève met en péril l'activité du groupe ou absorbe tellement l'énergie du maître que ce dernier n'a plus les moyens de faire son travail. En rejetant les règles qui régissent l'activité collective, d'une certaine façon, l'élève s'exclut lui-même. On peut, alors, « jouer son jeu » et entériner cette exclusion. Rien de plus facile : il suffit de l'habiller du costume du fou et d'exhiber sa marginalité en le mettant définitivement « hors-jeu ». Il comprendra vite et trouvera même, peut-être, une certaine satisfaction à occuper la place du persécuté, à jouer le rôle du contestataire, voire du dément. Il le fera d'autant plus volontiers que, dans certains cas, la transgression des règles scolaires constitue une épreuve initiatique qui permet d'intégrer des bandes ou des tribus capables de le protéger, de lui apporter une identité à bon compte, de lui donner une aura dans son entourage que l'École aurait eu bien du mal à lui fournir. On ne gagne donc rien à exclure celui qui s'est déjà exclu... sauf à trahir délibérément les principes fondateurs de l'École et à rechercher la tranquillité et la connivence des élus au lieu de la formation, sans exclusive, des citoyens.

L'objectif est donc d'associer la sanction et l'intégration. Or, la sanction, ne peut - sauf à devenir contre-productive - être une simple « partie de plaisir » ; la sanction doit comporter une dimension, sinon de souffrance du moins d'épreuve, et celui à qui elle est imposée doit voir en elle un temps d'affrontement avec une difficulté spécifique qui, d'une manière ou d'une autre, le pénalise. Mais cette « peine » doit être féconde et porteuse de promesses : la sanction doit permettre, au prix d'un investissement particulier, une restauration de son image et un accueil dans le groupe sur de nouvelles bases ; elle doit être le signe que le sujet s'est amendé et qu'après s'être exclu lui-même, il a efficacement oeuvré pour être réintégré.

On le voit, les conditions pour qu'une sanction soit éducative renvoient, d'abord, à tout le travail qui aura été fait en amont : pour qu'un sujet accepte de payer le prix pour être réintégré dans un groupe, il faut que cette intégration lui apparaisse souhaitable, qu'il puisse en espérer des gains, bref, que la classe soit perçue pour lui comme un lieu de réussite possible. Sans ce préalable, toute sanction apparaîtra comme une peine inutile et rien ne viendra soutenir l'effort demandé. Il faut, ensuite, que le prix à payer soit acceptable : on ne peut exiger de quelqu'un un travail disproportionné, qui requiert de lui des sacrifices impossibles à consentir ou exige des efforts hors de sa portée. Une sanction excessive, irréalisable, est une manière d'aller tout droit à l'échec et d'entériner l'exclusion. En revanche, une sanction accessible et dont le résultat pourra être valorisé est une manière d'aider l'élève à retrouver sa dignité, à ses yeux et aux yeux des autres. Il faut, également, que la sanction ait une signification qui permette de l'investir comme réellement réparatrice. L'absurdité mécanique de certaines punitions les invalide systématiquement : comment imaginer que la copie de centaines de lignes ou le fait de s'ennuyer plusieurs heures « au piquet » ou en permanence soient perçus comme des services rendus au groupe ?   Ce ne peut être vécu que comme une soumission, voire une humiliation sans effet positif. Il faut, enfin, que la sanction soit suffisamment solennisée, dans la décision qui l'instaure comme dans la reconnaissance de son exécution et de la réintégration dans le groupe, pour que sa signification soit clairement perçue par l'intéressé et par le groupe.

La question de la sanction n'est donc pas une question séparée, qui relèverait du maintien de l'ordre et pourrait être traitée indépendamment de l'ensemble du travail pédagogique fait à l'École. La question de la sanction renvoie, tout à la fois, aux principes fondateurs de l'École et à la gestion quotidienne de celle-ci. Elle renvoie, surtout, à la cohérence nécessaire et toujours à construire entre ses principes fondateurs et le moindre geste de chacun de ses acteurs.

Philippe MEIRIEU