SCIENCES DE L'EDUCATION

Sciences de l'Education : Discipline universitaire créée officiellement par l'arrêté du 11 février 1967, correspondant à la 70ème section des Universités et qui délivre la licence, la maîtrise, le D.E.A. (aujourd'hui le master) et le Doctorat... Elle regroupe aujourd'hui environ quatre cent universitaires regroupés dans seize départements d'Universités françaises.

Si, dans l'opinion publique, les Sciences de l'Education sont souvent associées à des initiatives plus ou moins contestables qui ont été introduites dans le système éducatif durant ces vingt dernières années (comme les mathématiques modernes, la grammaire structurale ou les "activités d'éveil"), c'est sans doute à cause de l'ignorance de cette opinion sur le poids réel de cette discipline dans les décisions éducatives et sur la véritable nature des travaux qu'elle mène. En tout état de cause les Sciences de l'Education ne méritent "ni cet excès d'honneur ni cette indignité". Même si, comme toute discipline relativement jeune, elles ont commis quelques maladresses de langage et ont eu tendance à trop insister sur ce qui leur paraissait oublié   - en particulier la place irréductible du "sujet apprenant" dans tout apprentissage, et cela sans souligner suffisamment que cet intérêt ne venait pas en déduction de l'intérêt porté aux contenus culturels - les Sciences de l'Education n'ont jamais été en position hégémonique, ni dans l'Université, ni au sein des instances de décision dans le système éducatif... Le croire ou faire semblant de le croire c'est non seulement ignorer la réalité historique et institutionnelle, mais encore s'interdire de comprendre les véritables processus qui ont présidé aux destinées de ce système... c'est mobiliser à nouveau l'hypothèse éculée du "complot" pour s'aveugler sur les tensions idéologiques et politiques qui traversent la question éducative, les contradictions importantes entre le mode de fonctionnement du système scolaire et la demande sociale d'éducation, les compromis et les improvisations des décideurs qui cherchent désespérément quelques lignes de passage entre les groupes de pression.

Statut épistémologique des Sciences de l'Education : Paradoxalement, les Sciences de l'Education sont soumises au feu croisé de deux séries de critiques contradictoires : d'une part, on leur reproche de chercher à établir des "vérités scientifiques" qui devraient s'imposer aux éducateurs et dont ils ne sauraient être que des applicateurs dociles ; d'autre part, on les accuse de   manquer de scientificité, d'agiter de vieux épouvantails idéologiques et de se complaire dans des débats d'écoles stériles. Outre le fait que ces deux reproches s'annulent l'un l'autre, ils témoignent de la difficulté à saisir le véritable statut épistémologique des Sciences de l'Education: celles-ci se sont éloignées en effet, depuis maintenant de nombreuses années, de la conception de "la" Science de l'Education, qui avait pu prévaloir dans le sillage du positivisme, et qui, en réalité, cherchait à déduire toute proposition éducative de données psychologiques. Et elles se sont écartées, tout autant, des débats idéologiques qui ont pu dominer, dans les années 60-70, la réflexion éducative et qui laissaient entendre que les convictions militantes, pour autant qu'elles étaient fondées sur le plan philosophique ou politique, pouvaient prescrire les pratiques éducatives et permettre, en toutes choses, de séparer "le bon grain de l'ivraie".

Aujourd'hui, les Sciences de l'Education se veulent, plus modestement et plus salutairement, productrices de "modèles d'intelligibilité de la chose éducative". En adoptant cette notion de modèle, elle affirment donc qu'elles cherchent toujours à articuler trois pôles : un pôle axiologique - qui renvoie à la définition des fins et mobilise la réflexion philosophique et politique -, un pôle scientifique - qui renvoie aux connaissances élaborées par les sciences humaines (psychologies, sociologies, linguistique, économie, etc.) mais aussi par les sciences expérimentales (comme la biologie) - et un pôle praxéologique - qui renvoie à l'instrumentation possible et au registre de l'action régulée.

Ainsi conçu, le travail des Sciences de l'Education peut apparaître à certains comme particulièrement éclectique dans la mesure où il tente d'articuler des champs radicalement hétérogènes... Et il est vrai que cette articulation est difficile, précaire, toujours menacée d'exclure un des trois pôles pour retrouver les facilités de la déductibilité, toujours fascinée par l'un de ces trois pôles pour accéder à une confort théorique qui permettrait de légiférer de tout sans s'interroger sur sa propre légitimité.

Ainsi reviennent régulièrement toute une série de tentations : on observe encore, ici et là, quelques résurgences de la tentation scientifico-prescriptive qui prétend déduire d'une approche scientifique des prescriptions éducatives, sans s'apercevoir que le choix lui-même de cette approche constitue un point aveugle qui renvoie toujours implicitement à des finalités (il n'est pas "innocent" d'étayer ses propositions sur la psychologie génétique plutôt que sur la psychologie sociale, sur la sociologie des organisations plutôt que sur l'éthologie... et le choix de la théorie de référence s'effectue bien à partir d'une option fondatrice, comme choix d'une légitimation a posteriori). C'est le cas, par exemple, de certaines conceptions éducatives qui prétendent associer objectivité et efficacité et proposent des "modèles" qui occultent systématiquement la dimension des fins: l'enseignement programmé et quelques unes de ses variantes contemporaines (comme certaines formes d'"individualisation"), fermement articulés au behaviorisme psychologique, fournissent d'excellents exemples de cette dérive scientifico-prescriptive.

Ailleurs, c'est la tentation idéologico-prescriptive qui refait surface: on balais d'un revers de main les apports scientifiques et l'on tente de justifier ses propositions éducatives à partir d'une représentation de l'homme ou de la société... sans s'apercevoir que l'on risque de s'interdire de parvenir à ses fins puisque l'on ignore les contraintes et les ressources qu'il convient de prendre en compte. Les militants pédagogiques des "méthodes actives" ont souvent fonctionné ainsi, promouvant, par exemple, systématiquement, des pratiques de groupe sans s'apercevoir qu'un groupe livré à lui même pouvait reproduire une division sociale du travail en concepteurs, exécutants et chômeurs... ne prenant pas en compte les travaux des psychologues sur les conditions du "conflit socio-cognitif" qui leur auraient permis de s'assurer de la participation   de chacun au travail de tous et de sa progression.

Dans d'autres cas c'est la tentation idéologico-scientifique qui revient : on méprise les outils, on récuse les instrumentations et l'on développe un axe fort entre des apports scientifiques et des finalités qui entrent en convergence avec eux... au regard de cette cohérence et de la satisfaction esthétique qu'elle procure toute action risque bien alors d'apparaître dérisoire et inutile. C'est un peu ce que l'on a pu observer quand les théories sociologiques sur la reproduction par l'Ecole des inégalités sociales sont entrées en conjonction avec une idéologie "de gauche" qui condamnait une telle reproduction... mais préférait se nourrir de cette condamnation plutôt que de chercher les moyens de faire reculer le phénomène.

Enfin, on n'en finirait pas d'inventorier la fascination des Sciences de l'Education pour l'un des trois pôles que j'ai indiqué : on a connu et on discerne encore aujourd'hui cette nostalgie vis à vis du "scientifique pur" qui amène les chercheurs à exhiber leurs batteries méthodologiques plutôt qu'à s'interroger sur la production d'un modèle qui fasse "avancer les choses"; on observe encore, de temps en temps, cet attrait pour le seul registre des finalités qui fait mépriser le praticien que l'on sait tenaillé par l'urgence et englué dans la médiocrité; on voit aussi aujourd'hui, et de plus en plus, cet exaltation de l'outil qui n'est interrogé ni sur ses finalités ni sur ses étayages scientifiques et qui est ainsi réduit, le plus souvent, à ne fonctionner que comme placebo, à servir de totem à un groupe de fidèles pendant que d'autres l'utilisent comme tabou.

Face à ces déformations, le rôle des Sciences de l'Education est sans doute, précisément, de tenter de maintenir toujours l'interrogation sur les trois pôles, sur l'identité de chacun d'eux et sur la rigueur de leur articulation. En ce sens, les Sciences de l'Education se définissent délibérément comme une discipline multiréférentielle, une "discipline de l'action", proche, en cela, des Sciences politiques ou de la Médecine. Elles sont emprunteuses, ce qui ne veut pas dire qu'elles ne cherchent pas de cohérence entre les différentes dimensions qui les constituent ; elles construisent des modèles qui constituent toujours des "coupes"   dans le "réel", ce qui ne veut pas dire qu'elles nient par décret ce qu'elles ne prennent pas en compte par méthode; elles trouvent leur unité dans leur "objet" - l'Education - , ce qui ne veut pas dire qu'elles sont un simple collage des différentes spécialités qui s'intéressent à la question. Elles sont "interdisciplinaires", ce qui ne veut pas dire qu'elles contraignent les autres disciplines à abdiquer leur identité propre. Elles se veulent simplement un moyen de construire des modèles pour mieux comprendre les faits éducatifs et agir plus lucidement en matière d'Education.

Reconnaissance de l'Education comme "problème" : Derrière le scepticisme ou le mépris affichés par certains intellectuels français vis à vis des Sciences de l'Education, il est donc possible de discerner une extrême difficulté à penser l'Education comme un "problème". En réalité, pour eux, l'Education est bien plutôt un enjeu de pouvoir, un objet qu'il convient de s'approprier ou un terrain qu'il s'agit d'occuper... l'Education ne fait pas question; ils ont sur elle des opinions, comme tout citoyen; ils n'ont pas besoin, disent-ils, qu'on leur "donne des leçons".

Or, les Sciences de l'Education ne donnent de leçons à personne; elles considèrent comme tout à fait légitime - et même éminemment nécessaire - que chaque citoyen ait, sur la question éducative, des options personnelles qu'il tente de faire valoir. L'Education est un "bien commun", dans une société démocratique tout au moins; chacun doit se sentir concerné par elle, au même titre que par la gestion de la Cité ou celle de la santé... Mais qui peut croire que l'exercice de la citoyenneté est d'autant plus important que l'on ignore la réalité des problèmes, que l'on ferme les yeux sur les difficultés qui émergent et que l'on tient à l'écart les spécialistes qui tentent d'établir, dans ce domaine, quelques frêles connaissances?

Certes, il faut, sans doute se méfier du pouvoir des experts, en Education comme dans tous les domaines: enfermés dans leur spécialité, trop étroitement limités à un secteur de recherche et, bien souvent, à une manière très spécifique de l'aborder, ils risquent de perdre le sens de la globalité des choses et de légiférer comme s'ils étaient seuls au monde. Le danger les guette toujours de réduire la réalité au choix méthodologique qu'ils ont fait d'en traiter une infime partie et d'une manière très particulière... Il faut d'ailleurs reconnaître que les chercheurs en Sciences de l'Education eux-mêmes ont pu prêter le flanc à cette critique en réduisant parfois l'Education à des approches intéressantes mais néanmoins partielles: l'approche psychologique centrée sur la construction des opérations mentales, dans la lignée de PIAGET...   l'approche relationnelle centrée sur la nécessité de l'écoute de l'autre, dans la lignée de ROGERS... ou encore l'approche sociologique centrée sur le caractère inégalitaire de l'Ecole, dans la lignée de BOURDIEU et PASSERON. Mais le rôle du citoyen - et a fortiori de l'intellectuel - n'est pas de tenir les experts à l'écart sous prétexte du caractère trop spécialisé de leur travail, c'est bien plutôt de chercher à s'approprier les résultats de leurs recherches, de les situer les uns par rapport aux autres et de tempérer, grâce à eux, les emballements des "pairs".

Car, on sait bien que s'il existe une tyrannie bureaucratique des experts, il existe aussi une dictature des pairs. Au danger de solutions techniques élaborées dans le confinement des laboratoires, loin des soucis des hommes concrets, répond le danger de solutions démagogiques, étroitement articulées aux passions du moment, incapables de prendre de la distance, de s'interroger de manière critique sur elles-mêmes. Au danger de connaissances trop spécialisées répond celui de l'ignorance, même quand celle-ci emprunte les oripeaux toujours disponibles du "bon sens".

Il revient donc incontestablement au citoyen de trancher sur les finalités éducatives et de le faire à la fois par son vote et par ses engagements quotidiens avec ses enfants ou ses élèves. Mais la responsabilité des citoyens n'est en aucun cas diminuée quand elle est éclairée par un certain nombre de connaissances d'ordre historique, philosophique, psychologique, sociologique, économique, etc; elle n'est pas non plus amputée quand des chercheurs en Sciences de l'Education viennent proposer des modèles d'intelligibilité de la chose éducative, des modèles qui permettent de comprendre des phénomènes que l'on se contentait jusque là de constater, des modèles qui permettent à ceux qui en partagent les finalités de se saisir des choses et non plus de les subir. Ceux et celles qui voient là un danger ont une conception étrange de la citoyenneté... à moins qu'ils ne souhaitent pas - ou pas vraiment, en dépit de leurs déclarations d'intention - que notre société résolve au mieux l'un des problèmes majeurs qui se pose à elle, celui de la démocratisation de son système éducatif.

Démocratisation du système éducatif : Car, de toute évidence, les Sciences de l'Education sont impliquées dans cette démocratisation. Depuis leur apparition, elles n'ont cessé de chercher les moyens pour que les jeunes, le plus grand nombre possible de jeunes, puissent s'approprier les savoirs et les savoir-faire leur permettant de comprendre et de maîtriser, autant que faire se peut, les situations dans lesquelles ils seront insérés. Plus récemment, les Sciences de l'Education se sont intéressées aux publics adultes, toujours dans la même perspective de démocratisation dans l'accés aux connaissances. Elles ont commencé à obtenir quelques résultats significatifs: elles savent un peu mieux aujourd'hui par quels canaux passe précisément la sélection sociale à l'Ecole; elles commencent à mesurer les effets des politiques éducatives tant nationales que locales sur la démocratisation réelle - et non formelle - des systèmes éducatifs; elles comprennent assez bien quel peut être le poids des dynamiques engagées dans chaque établissement scolaire au sein de ce processus; elles ont élaboré des modèles sur la question des apprentissages qui permettent d'espérer de faire échapper ceux-ci, au moins partiellement,   à l'aléatoire des situations sociales; elles identifient avec plus de précision les différents facteurs qui entrent en jeu dans la réussite ou l'échec d'un apprentissage; elles sont capables de proposer des modèles qui prennent en compte, tout à la fois, les contraintes propres aux objets d'apprentissage et celles qui tiennent aux sujets qui apprennent et à la situation dans laquelle ils se trouvent; elles parviennent parfois à élaborer des plans de formation susceptibles de faire passer dans les actes et d'incarner dans des pratiques concrètes les intentions générales et généreuses des "projets éducatifs"... Même s'il se pose aujourd'hui incontestablement le problème de la capitalisation et de la diffusion systématique de ces travaux, même si nous n'en sommes encore qu'à la phase de sédimentation et s'il reste à mieux organiser les procédures de travail qui permettront une meilleure reconnaissance des acquis et le développement de nouvelles pratiques, on ne peut tenir pour quantité négligeable l'ensemble déjà très important de données élaborées par les chercheurs en Sciences de l'Education.

Mais tout cela, on le voit, n'est pas "neutre". Par la direction même de leur travail, les Sciences de l'Education ont pris position dans un débat contemporain particulièrement important: elles considèrent que les sujets doivent pouvoir accéder aux savoirs nécessaires pour conduire leur vie de manière autonome et responsable et qu'il est innacceptable que certains soient exclus d'un processus aussi essentiel. Elles ne nient pas la nécessité de spécialisations professionnelles mais montrent que celles-ci doivent intervenir sur la base de compétences et de capacités sans lesquelles la vie sociale ne peut être assumée lucidement, sans lesquelles la société civile elle-même risque d'être dangereusement clivée entre concepteurs démiurges, exécutants aveugles... et chômeurs chroniques ! En ce sens, quand nous disons que les Sciences de l'Education ont partie liée avec la démocratisation du système éducatif cela signifie indissociablement deux choses: d'une part, qu'elles travaillent pour que la massification du système qui s'est produite depuis vingt ans soit accompagnée d'une démocratisation réelle dans l'accés aux savoirs; d'autre part, que cet accés aux savoirs est la condition nécessaire pour que la démocratie elle-même puisse être autre chose qu'un cadre vide, pour que chaque citoyen soit véritablement en mesure de comprendre les enjeux politiques, culturels, économiques et sociaux, de s'informer, de confronter les points de vue, d'exercer son esprit critique, de choisir en toutes situations le plus lucidement possible.

Or, de toute évidence, cette option n'est plus aujourd'hui aussi largement partagée qu'elle l'a été. Les dénonciations de l'"égalitarisme" comme celle des effets pervers de la création du "Collège unique" montrent clairement que certaines forces politiques et intellectuelles souhaitent mettre en place un modèle de société duale où certains seraient orientés très tôt dans des filières de relégation pendant que d'autres pourraient enfin "apprendre tranquillement" dans des classes homogènes et se préparer à devenir l'élite de la nation. Dans cette perspective on peut alors, en effet, tout craindre des Sciences de l'Education: parce qu'elles s'obstinent à montrer comment on peut concilier l'apprentissage d'une socialité fraternelle respectueuse des différences avec l'apprentissages des savoirs et connaissances requis pour l'ensemble des citoyens... parce qu'elles s'évertuent à inventer et à mettre à la disposition des enseignants des méthodes susceptibles d'être moins sélectives... parce qu'elles cherchent à comprendre comment on peut organiser une véritable "Ecole pour tous", creuset d'une société sans fracture et lieu où chacun peut construire son projet personnel et professionnel... parce qu'elles ne cessent de chercher comment surmonter l'échec qui abime, décourage et exclut... pour toutes ces raisons, elles se situent délibérément dans un projet de société que chacun a le droit de contester mais sur lequel il n'est plus possible aujourd'hui de garder le silence. Car, derrière bien des critiques de la "pédagogie", n'est-ce pas, en réalité, la critique de la "démocratie" - la vraie, celle qui se refuse à assigner des limites sociales au partage des savoirs - qu'il faut entendre?

Philippe MEIRIEU

Sur cette question, voir le cours de pédagogie n°1 : "Pédagogie et sciences de l'éducation"