SCOLARITE OBLIGATOIRE

L'expression "scolarité obligatoire" est étrangement, aujourd'hui, tombée en désuétude. Après avoir été le cheval de bataille de nombreuses forces politiques et sociales pendant près de cent ans dans notre vie publique, elle a pris une coloration "vieille France" de photo jaunie et évoque immanquablement les plumes sergent-major et l'encre violette. Or, pour ma part, je le regrette profondément... et d'abord, parce qu'en parlant en permanence de l'Ecole sans préciser si c'est de la scolarité obligatoire qu'il s'agit ou des structures qui lui succèdent, l'on entretient de fâcheuses confusions : faut-il, en effet, appliquer les mêmes principes à une institution qui se donne pour mission de scolariser l'ensemble d'une tranche d'âge et à des institutions qui ont pour objectifs la spécialisation progressive des élèves et leur orientation dans un champ disciplinaire ou professionnel déterminés ? Autant est-il légitime, dans le second cas, de procéder à une orientation et à une sélection progressives, autant est-il inadmissible, pour la première, d'exclure délibérément certains élèves des savoirs qui permettent d'accéder à la maturité politique, sociale et professionnelle.

Cela veut dire concrètement pour moi qu'il s'agit de marquer le caractère essentiel, pour la cohésion sociale, de l'école obligatoire et que l'Etat a, sur cette école là, une responsabilité toute particulière. Or il n'est pas sûr qu'il exerce vraiment cette responsabilité. Il n'est même pas vraiment sûr que quiconque ait vraiment tiré les conséquences de la scolarité obligatoire à seize ans... un peu comme s'il s'agissait là d'une mesure concédée sous des pressions diverses et qui ne comporterait pas de véritable ambition sociale et politique.

Car, même si l'on conteste l'entreprise de Jules Ferry en raison du caractère profondément idéologique de sa démarche, même si l'on voit en lui l'artisan d'une politique scolaire chargée de camoufler les injustices sociales dans une "solidarité républicaine", même si on le suspecte d'avoir préparé en sous-main les guerres coloniales au moment où il entonnait régulièrement, devant la Chambre des députés, le couplet lyrique de l'émancipation des opprimés par l'éducation... il faut bien reconnaître que son entreprise ne manquait pas d'ambition. Il existait bel et bien, pour lui, un projet réel pour l'école obligatoire, un projet que l'on peut contester mais qui fondait indubitablement l'unité de l'institution. Or, il n'en est rien aujourd'hui: les jeunes doivent être scolarisés jusqu'à seize ans mais personne ne sait vraiment ni où, ni comment, ni pour faire quoi. C'est pourquoi je partage complètement le point de vue du Commissariat général du Plan qui affirme, dans son rapport de 1994 : "Notre première proposition est que la période de la scolarité obligatoire bénéficie d'un effort national prioritaire de façon à assurer véritablement l'égalité dans la réussite".

Il existe d'abord un problème apparemment technique mais qui, en réalité, est tout à fait déterminant : pour un élève n'ayant jamais redoublé, sa scolarité obligatoire s'effectue sur trois établissements différents: l'école primaire, le collège et la première année du lycée ; il en est de même pour l'élève orienté en cours de collège et qui engagera vers quatorze ou quinze ans une scolarité en lycée professionnel le menant vers un C.A.P. ou un B.E.P. Une telle dispersion de la scolarité obligatoire n'est pas favorable à un engagement clair de l'Etat sur les objectifs de cette période de la vie scolaire du jeune; cela contribue, de plus, à obscurcir aux yeux des parents, et de l'opinion publique en général, le sens de chacun des échelons de l'institution. A tout le moins, il conviendrait de réduire le nombre d'établissements concernés par la scolarité obligatoire à deux en rattachant au collège la classe de seconde, officiellement "indifférenciée" et à l'issue de laquelle, seulement, l'élève effectue - dans le cas de l'enseignement général tout au moins - ses choix définitifs de filières. De plus, il faut absolument éviter, dans le cadre de la scolarité obligatoire, de confondre la formation à la culture technique, indispensable pour tous, et la préparation à un certain type de métiers.

Mais, outre de telles mesures techniques, et beaucoup plus profondément, je suis convaincu que c'est à une véritable mobilisation sociale autour de la scolarisation obligatoire qu'il faut s'attacher. Une bonne fois pour toutes, il convient que notre société réponde à deux questions essentielles : si nous voulons que les jeunes restent à l'Ecole jusqu'à seize ans, c'est pour y apprendre quoi? Et, pour qu'ils parviennent à ces apprentissages, quels sont les moyens structurels et pédagogiques dont il faut se doter? Sans prétendre être exhaustif sur des questions aussi complexes, je voudrais ici, en fonction de mes expériences et de mes recherches, poser quelques jalons.

D'abord, au risque d'en faire frémir plus d'un, je considère que ce n'est pas aux spécialistes des disciplines scolaires de répondre à la première question. Nous savons tous ce qui arrive chaque fois qu'on les consulte : à une ou deux exceptions près, les disciplines s'accordent sur une même proposition : "les programmes sont trop chargés et les horaires trop lourds... il faut donc les alléger de manière significative, sauf dans notre propre discipline qui, en raison de son importance, doit être, bien évidemment, renforcée!" De plus, tant que l'on reste dans le registre de la scolarité obligatoire, c'est-à-dire dans celui de la formation de base qu'une société entend donner à tous ses membres, quels qu'ils soient, ce ne sont pas les logiques disciplinaires qui, dans un premier temps, doivent être dominantes. Ce qui doit orienter les décisions et permettre de faire les choix c'est, en quelque sorte, le "profil de sortie" de la scolarité obligatoire, et la définition de ce profil appartient à la Nation tout entière et ne peut être délégué, directement ou indirectement, à quelques lobbies disciplinaires plus ou moins puissants et médiatiques. J'ai dit, ailleurs, à quel point il me semblait exister une spécificité des disciplines d'enseignement et j'ai tenté de montrer qu'elles devaient être organisées en tenant compte de trois pôles : le pôle scolaire (qui renvoie à la demande de la société civile à son Ecole), le pôle pédagogique (qui renvoie aux apprentissages mentaux proposés) et le pôle didactique (qui renvoie aux connaissances référées aux champs disciplinaires universitaires). Je crois donc, logiquement, que les "profils de sortie" (ou, si on préfère encore le terme, les programmes scolaires) doivent être élaborés par des groupes comprenant les représentants de ces trois pôles qui acceptent de travailler ensemble. Entendons-nous bien : je n'ai, pour ma part, aucune hostilité de principe à ce que le grec ancien figure au programme de la scolarité obligatoire, mais il faut alors le décider clairement et non pour des raisons qui tiennent seulement à l'influence habilement négociée de quelques hellénistes... Et il faut aussi décider clairement si un élève qui termine sa scolarité obligatoire ne doit pas avoir fait du Droit, étudié la manière de tenir un compte en banque, lu Oedipe roi, travaillé sur la Shoah et appris le Code de la route...

Bien évidemment, je ne donne ici que quelques exemples et je ne tranche pas : je souhaite simplement que l'on puisse définir précisément les tâches et les problèmes auxquels tous les élèves devraient pouvoir faire face à l'issue de la scolarité obligatoire. Je souhaite que, pour cela, l'on s'efforce de définir tout à la fois les connaissances indispensables, les compétences à maîtriser par tous et les attitudes sociales auxquelles tous les élèves devront avoir été formés. Et je souhaite que le "profil de sortie" ainsi défini soit clairement annoncé aux élèves et aux familles afin que ceux-ci disposent enfin d'un véritable référentiel qui leur permette de piloter correctement une scolarité, autrement que sur des informations partielles et des évaluations subjectives.

En d'autres termes, il s'agit de faire preuve d'un courage politique identique à celui qu'a eu Jules Ferry quand il a défini les missions de l'école primaire laïque. Il s'agit de mettre fin à la logique du feuilletage et de l'empilement, qui a présidé jusqu'ici à la construction des programmes scolaires - chaque ministère nommant des commissions qui ajoutaient quelques notions ou aménageaient quelques points de détail -,   pour s'interroger sur les problèmes que les élèves doivent savoir impérativement tous résoudre à la fin de la scolarité obligatoire ainsi que sur les connaissances qu'il doivent posséder. Et il s'agit de mobiliser, dans ce travail, des hommes et des femmes qui, jusqu'à présent, n'ont guère l'habitude de collaborer : des élus, des représentants des milieux associatifs, économiques et culturels, des professionnels de la presse et de l'information, des psychologues, des sociologues, des universitaires des Sciences de l'Education, des enseignants praticiens et des spécialistes des différentes disciplines "scientifiques". La chose ne sera pas facile, mais l'avènement d'un consensus et, à plus forte raison, d'une mobilisation, sur l'Ecole obligatoire, est à ce prix.

Bien évidemment, je mesure parfaitement l'étendue du chantier que je propose d'ouvrir et les problèmes qu'il pose mais, si nous ne nous y attelons pas tout de suite, nous risquons, précisément, de voir la notion de scolarité obligatoire se vider du peu de substance qui lui reste et éclater complètement : en l'absence de référent commun pour cette période de la scolarité, en l'absence d'une définition des savoirs de base requis pour exercer la citoyenneté dans notre société, toutes les dérives sont possibles, l'institution scolaire peut être complètement atomisée en une multitudes d'écoles qui, toutes, définiront leurs exigences dans une logique purement économique ou idéologique. C'est l'unité même du corps social qui sera, alors, compromise et, avec lui, l'avenir de notre société tout entière.

Entendons-nous bien : je ne veux pas dire que les choses ne sont pas déjà très largement engagées dans le sens que je dénonce, malheureusement. Je sais bien que, d'ores et déjà, la scolarité obligatoire n'a ni la même portée ni les mêmes contenus pour un élève qui effectue sans redoubler son cursus dans une école, un collège puis un lycée de centre ville, et un élève, ballotté d'école primaire en école primaire, redoublant jusqu'à quatre fois avant d'atteindre la limite d'âge et d'être envoyé en apprentissage. Je suis bien convaincu qu'aujourd'hui la scolarité obligatoire, pour une grande partie des jeunes, est un leurre. Mais, précisément, c'est ce contre quoi il faut lutter pour restituer tout son sens à ce qui est susceptible de redonner un peu de poids à l'idée même d'une citoyenneté sociale partagée... une citoyenneté solidaire qui ne se trouve pas prise en sandwich entre les préoccupations du look et celles de la carrière, comme dans tous nos hebdomadaires à la mode.

J'entends, bien sûr, l'argument de ceux qui voient dans ce projet quelque chose d'un peu totalitaire et inquiétant, une sorte de modelage uniforme des consciences qui serait une atteinte à la véritable laïcité qui est éducation à la diversité. Je comprends bien aussi le sentiment de méfiance qui s'exprime aujourd'hui - après la chute du bloc soviétique - à l'égard de tout volontarisme social perçu comme systématiquement infiltré d'Etat et, par là même, éminemment dangereux... Mais le danger n'est-il pas plus grand encore d'une nation qui, abandonnant tout ce qui fait son unité, se verrait livrée aux dissensions, voire aux luttes fratricides dont l'actualité nous donne de terribles exemples? Faut-il basculer d'un excès dans un autre et cesser de promouvoir, par l'éducation, ce qui peut être facteur d'unité entre les hommes? Faut-il écarter tout sens de l'Etat, sous prétexte que l'Etat peut être totalitaire, et s'en remettre à une multiplication des particularismes sans voir ce que cette option porte d'abdication à des valeurs fondatrices et de retour à d'inévitables violences sociales?

Car il existe bien ici un "devoir d'Etat" ou, au moins, un devoir de tout Etat qui se veut démocratique : il s'agit d'assurer le principe d'une laïcité qui soit véritablement la garantie d'une égalité de traitement de tous les enfants au regard des savoirs fondamentaux qui peuvent faire d'eux de véritables citoyens. Cela, on le voit, dépasse très largement le débat enseignement public / enseignement privé... Il ne s'agit pas de privilégier l'un ou l'autre des deux secteurs selon les affinités politiques des gouvernants; il s'agit de garantir que, dans chaque établissement, les objectifs constitutifs de la scolarité obligatoire structurent l'organisation scolaire et que les intérêts privés, familiaux, sociologiques, corporatistes ou idéologiques ne viennent pas surdéterminer ce qui doit rester l'ossature de l'établissement. En ce sens, il est bien évident qu'il existe aujourd'hui certains établissements privés qui obéissent au principe de laïcité dans la mesure où ils respectent le contrat avec l'Etat sur les objectifs de la scolarité obligatoire sans opérer de sélection préalable des élèves. En revanche, certains établissements "publics" sont, de fait, privatisés dans la mesure où ils obéissent aux injonctions implicites ou explicites de groupes de pression pour sélectionner à l'entrée du cursus ou ne conserver en cours de cursus que des élèves avec qui l'on pourra contourner ces objectifs pour préparer de manière intensive et prématurée des orientations futures... Que l'on me comprenne bien : il ne s'agit pas d'opérer un nivellement par le bas et d'interdire à tout enseignant comme à tout établissement de proposer aux élèves qui le souhaitent des approfondissements leur permettant d'aller plus loin dans telle ou telle discipline; mais il s'agit, pour l'Etat, d'imposer le traitement des apprentissages fondamentaux requis pour l'exercice d'une citoyenneté lucide. L'Etat n'a pas à interdire telle ou telle spécificité au nom d'un égalitarisme stérile, mais il a le devoir d'assurer à tous une éducation sans laquelle ses fondements mêmes seraient sapés.

On clame partout la fin des utopies et la libération du joug des idéologues par l'arrivée d'un pragmatisme bon enfant. La revalorisation et la redéfinition de la scolarité obligatoire, telle que je viens de la proposer, seraient ainsi à contre-courant et sans aucune chance de trouver le moindre écho. Raison de plus pour engager la bataille sur ce terrain, pour que les militants pédagogiques lancent une vaste réflexion sur les objectifs de la scolarité obligatoire, ébauchent des référentiels de sortie, alertent l'opinion publique, et particulièrement les parents d'élèves, sur la question, se mobilisent dans tous les collèges pour refondre les outils d'évaluation des élèves... bref, se donnent les moyens de faire de la scolarité obligatoire jusqu'à seize ans autre chose qu'une garderie ou une gare de triage.

Cela dit, il ne suffit pas de se mettre d'accord sur des objectifs communs pour une période de la scolarité, il faut aussi s'interroger sur les structures institutionnelles et les méthodes pédagogiques   qui peuvent permettre de réaliser ces objectifs. Or - et c'est bien là un problème essentiel sur lequel il nous faudra trancher - scolarité obligatoire jusqu'au même âge pour tout le monde ne veut pas nécessairement dire la même scolarité pour tout le monde.

Là encore le débat est vif puisqu'il touche aux structures mêmes de l'enseignement et à la difficile question de la gestion de l'hétérogénéité. Les recherches des historiens ont montré que la disparition progressive des filières dans l'école primaire et le collège n'a pas été accompagnée de la démocratisation qui en était attendue. On sait bien pourquoi : c'est que, chaque fois que l'on a opéré des fusions entre des filières jugées ségrégatives, on a aligné les pratiques pédagogiques sur celles qui étaient utilisées dans la filière la plus prestigieuse... Cela fut vrai quand on fusionna les collèges de filles et les collèges de garçons et que l'on garda les travaux manuels en écartant la couture. Cela fut plus vrai encore quand, avec la réforme Haby, on fusionna les sixièmes 1, 2 et 3 : sous prétexte de démocratisation, on mit les élèves dans les mêmes classes mais on abandonna par la même occasion les pratiques originales qui avaient été mises en place dans les filières 2 et 3, pour la bonne raison que, comme elles concernaient des mauvais élèves, étaient mises en oeuvre par des enseignants moins formés, moins payés et devant effectuer plus d'heures de cours, c'est qu'elles étaient mauvaises! On sait ce qu'il en advint : les collèges, en dépit des efforts désespérés des militants pédagogiques, se mirent de plus en plus à ressembler à ces "petites Sorbonnes" que dénonçait déjà Alain... Le cours magistral redevint le modèle implicite ou explicite de la "bonne pédagogie" : le suivi individualisé du travail personnel en classe, la modulation des horaires des différentes disciplines en fonction des besoins des élèves, qui était possible quand un même professeur enseignait plusieurs matières, des méthodes de travail plus actives et impliquant des manipulations, tout cela disparut au détriment des élèves en difficulté qui se virent imposer la pédagogie normative traditionnelle qui réussissait avec les "bonnes classes".

Mais les sociologues montrent aujourd'hui que, si la suppression des filières ne permit pas la démocratisation, aucune des tentatives de recréation de ces filières n'est le moins du monde efficace. Séparer les élèves selon leurs niveaux ou leurs profils - les intellectuels, les manuels, les abstraits, les concrets, les conceptuels et les pragmatiques, etc. -   ne cesse de creuser des écarts, tant entre les résultats scolaires qu'entre les comportements d'élèves dont on peut se demander s'ils auront bien tous, à terme, le sentiment d'appartenir à la même Ecole, voire à la même Nation.

Aussi, dans les pratiques, sur le terrain, aussi bien dans les écoles primaires que dans les collèges, les établissements hésitent ainsi entre des classes homogènes - qui se transforment vite en ghettos - et des classes hétérogènes - qui s'avèrent vite ingérables... Une solution satisfaisante   qui échapperait à cette alternative paraît hors de portée.

Or, pour ma part, je ne crois pas qu'il faille abandonner l'idée d'une école primaire pour tous et d'un "collège unique", creusets nécessaires d'une socialité solidaire. D'abord parce que j'ai appris de mon expérience d'enseignant et de chercheur que les contenus d'apprentissage sont étroitement liés à la situation sociale d'apprentissage et qu'il est fallacieux de dire que l'on peut acquérir les mêmes contenus dans des situations sociales totalement différentes : je n'apprends pas la même chose si je suis dans une situation homogène où je ne rencontre que des êtres qui me ressemblent et si je suis immergé dans une situation où cet apprentissage sera passé au crible des différences de sensibilité et de langage, reformulé, échangé entre des êtres aux affinités et cultures d'origine différentes. Même un "savoir objectif" - un théorème mathématique, une carte de géographie ou une expérience de physique - ne possède pas cette sorte de matérialité qui le ferait rester immuable quelles que soient les conditions de sa transmission : il est toujours inscrit dans un contexte social; et, si la démarche pédagogique doit toujours viser, à terme, à dégager ce savoir du contexte de son apparition, elle ne peut ignorer la réalité de ce contexte.

D'autre part, je continue à croire qu'il faut, tout au long de la scolarité obligatoire, scolariser les élèves dans les mêmes établissements parce que cela représenterait pour moi un appauvrissement considérable, même pour nos actuels "bons élèves",    que de les priver du compagnonnage avec ceux qui, plus tard, seront socialement séparés d'eux. Cela représenterait, de plus, à coup sûr,   le risque grave d'engendrer de terribles violences sociales à moyen terme dont il ne faut pas croire que, parce que nous n'avons pas Los Angeles sur notre territoire, nous en serons toujours préservés.

Certes, j'entends bien les terribles inquiétudes des praticiens qui, dans nos banlieues, mais aussi dans quelques uns de nos "bons collèges" et même dans certaines classes de seconde, sont effrayés par un tel projet : "Nous ne pouvons pas, disent-ils, gérer des classes totalement hétérogènes où coexistent des élèves ayant des histoires personnelles, scolaires et sociales complètement différentes... le pari est insensé!"

J'entends également les principaux de collèges, les professeurs de SEGPA, les "rééducateurs" de l'Education nationale, tous ceux et toutes celles qui, dans les marges de l'institution scolaire "officielle", peu connus du grand public, tentent désespérément de donner un peu de goût aux apprentissages à des enfants brisés par une vie familiale ou scolaire particulièrement tourmentée : "Comment voulez-vous intégrer ces jeunes sans préparation dans le système "normal"? La chose est impossible! Pour la plupart, ils sont en situation de rejet scolaire complet, il faut trouver pour eux des solutions alternatives et non renforcer une scolarisation qui ne pourra qu'accroître leurs blocages!"

J'entends, enfin, certains idéologues et mêmes certains représentants sincères du monde associatif ou patronal expliquer que la scolarité obligatoire jusqu'à seize ans est une aberration, une sorte d'entêtement nocif, une volonté hégémonique de l'Education nationale pour conserver la main-mise - malgré son échec patent dans ce domaine - sur tous les jeunes d'une génération : "Confiez-les aux entreprises, aux artisans, donnez-leur le sens de ce qui pourrait leur être vraiment utile, au lieu de vous obstiner à leur proposer une formation générale pour laquelle, de toute évidence, ils ne sont pas faits!"

Bien sûr, je reconnais que j'ai eu un peu de mal à entendre ces arguments et il m'a fallu de longs et patients débats au Conseil national des programmes, à l'occasion de l'élaboration de notre rapport sur les collèges en 1991, pour que ma position devienne moins doctrinaire : j'étais fixé sur ce que je nommais une "utopie de référence" et que je définissais comme une structure unique accueillant tous les enfants d'une tranche d'âge sans exception aucune et leur proposant, à l'intérieur, des activité adaptées à leurs besoins spécifiques. Aujourd'hui, et après avoir rencontré beaucoup de ceux et celles qui sont au travail avec des élèves en grand échec scolaire, je reste fidèle - plus que jamais - à cette utopie de référence... mais je crois, plus modestement mais tout aussi fermement, qu'il faut éviter de brutaliser les structures et les personnes afin d'aménager plutôt l'école obligatoire, progressivement et en tenant compte des spécificités locales, pour, à moyen ou long terme, y parvenir. Je crois qu'il faudra, encore un temps, maintenir des structures spécialisées mais en s'efforçant, localement, que les élèves qui fréquentent ces structures spécialisées ne soient pas tenus systématiquement à l'écart de leurs camarades : j'ai visité des écoles et des collèges où des efforts considérables sont faits dans ce sens... cela va des repas pris en commun - et avec les enseignants, bien sûr - à la cantine, jusqu'à des ateliers de théâtre, de peinture ou de mécanique, des séances de travail communes dans le Centre de documentation et d'information ou la Bibliothèque-centre documentaire; cela prend souvent la forme de clubs fréquentés indistinctement par des élèves appartenant à des cursus différents jusqu'à des cours communs dans certaines disciplines. Parfois, des tentatives plus radicales d'intégration complète des élèves en grande difficulté dans des classes hétérogènes en cursus "normal" ont été tentées, en ménageant des temps de reprise en tout petits groupes pour ces élèves en grande difficulté... C'est certainement vers ce type de formule que va ma préférence même si je comprends bien qu'elle ne soit pas toujours facile à mettre en oeuvre.

Mais, si l'on ne peut tout de suite aller jusque-là, je suis convaincu que l'on peut, partout, jouer en permanence sur la dialectique du même et de l'autre : proposer des temps de regroupement où des jeunes puissent se reconnaître identiques, partager des passions ou même seulement des fous rires, apprendre à communiquer entre eux en dépit de leurs histoires personnelles différentes et de leurs référents culturels bien souvent hétérogènes... et organiser des regroupements spécifiques temporaires dans lesquels on tente d'apporter des réponses précises aux besoins et aux demandes de groupes d'élèves plus homogènes. A mon sens, c'est cette capacité d'articuler systématiquement ces deux formes de regroupement, pendant toute la durée de la scolarité obligatoire, qui fait d'un établissement scolaire, un établissement capable, tout à la fois, de s'adapter à ses élèves sans les enfermer dans des ghettos, de les instruire au mieux sans les priver d'une socialisation nécessaire, d'engager une véritable dynamique d'unification du système éducatif qui, contrairement aux idées reçues, reste très largement à faire : unification sans uniformisation, unification dans les objectifs à atteindre à la fin de la scolarité obligatoire grâce à une diversification dans les méthodes pédagogiques utilisées et les types de regroupement proposés.

Ainsi, sur un plan plus fondamental, l'organisation des établissements scolaires - et, plus généralement, de toute institution éducative - devrait obéir systématiquement à deux grands principes complémentaires : le droit à la différence assuré par la prise en charge la plus individualisée possible de chaque élève en fonction de ses besoins et le droit à la ressemblance assuré par l'organisation d'activités de toutes sortes où les élèves puissent se reconnaître comme participants de la même humanité, de la même "humanitude", comme dirait Albert Jacquard. C'est le droit à la différence qui doit présider à l'organisation de regroupements homogènes sur la base de ces différences et le droit à la ressemblance qui doit présider à l'organisation de regroupements hétérogènes où les élèves les plus différents puissent apprendre ensemble et apprendre les uns les autres en quoi, malgré leurs différences, ils sont parfois concernés par les mêmes problèmes, peuvent souvent acquérir les mêmes compétences et toujours partager les mêmes émotions. La différence est donc fondatrice d'une pédagogie diagnostique et différenciée, la ressemblance fondatrice d'une pédagogie unificatrice dans laquelle on puisse partager ces savoirs fondamentaux qui nous renvoient à ce que nous sommes tous vraiment, dans notre société, au-delà ou en deçà des normes et des apparences, au-delà ou en deçà des comportements et des niveaux... Ces savoirs, contrairement à ce que l'on pourrait penser, ne concernent pas seulement les enseignements artistiques ou l'éducation physique, ils peuvent être technologiques, littéraires, toucher à l'apprentissage de la prise de parole comme à celle de la lecture lucide des media, ils peuvent même concerner des notions fondatrices d'économie, de mathématiques, renvoyer à l'histoire des sciences... à la multitude des connaissances et compétences - beaucoup plus nombreuses que l'on ne croit - qui ne requièrent pas d'être intégrées dans une progression rigoureuse strictement linéaire. Car le danger est grand de "brasser" les élèves dans ce qui apparaît aux yeux de la plupart comme des matières secondaires (les matières artistiques, en particulier) pour reconstituer des groupes strictement homogènes dans les matières considérées comme nobles et réellement discriminantes pour la réussite scolaire des élèves. J'ai pu toucher ce danger, l'observer en quelque sorte à l'oeuvre dans le collège expérimental dont j'assurais la coordination pédagogique et je sais combien il renvoie à des représentations tenaces. Certes, une telle organisation peut constituer un premier pas et un premier pas est toujours important quand il contribue à lutter contre la ségrégation et l'exclusion, mais il ne me paraîtrait pas sain que l'on en reste là; il ne me paraît pas souhaitable de scinder la scolarité en deux univers séparés : un premier où l'on puisse communiquer dans la différence mais dont l'impact scolaire serait tellement faible qu'il finirait très vite par être abandonné sous les pressions multiples pour une rentabilité immédiate, et un second où les élèves retrouveraient la hiérarchisation traditionnelle et qui, en raison de son caractère déterminant, finirait par discréditer tous les efforts effectués à côté.

Il convient donc maintenant d'inventer une école primaire et un collège qui répondent à ces enjeux. Pour l'école primaire la proposition de l'organisation en cycles - à condition qu'elle ne soit pas dénaturée - représente, à mon sens, une très intéressante solution. Certes, les outils manquent encore pour la mettre vraiment en place et l'accompagnement formatif aussi, mais on peut espérer qu'avec l'obstination tenace de ceux qui y voient un réel progrès, les choses commencent à avancer vraiment. Pour les collèges, la situation est plus préoccupante : un collège sur trois est, d'après de nombreuses enquêtes, "sinistré"; la violence y a fait son apparition avec un absentéisme important des enseignants et des élèves; on "tient" quelques classes d'élite pendant que les professeurs débutants ou les maîtres auxiliaires tentent désespérément de faire cours avec des élèves difficiles. Le ministre de l'Education nationale lui-même a semblé choisir la facilité en proposant récemment la systématisation de l'implantation de troisièmes et de quatrièmes technologiques pour les élèves en difficulté dans les collèges... La porte est ainsi ouverte à l'organisation officielle d'un collège à deux vitesses : il suffira, en effet, de pré-orienter, dès la sixième, les élèves « à l'intelligence plus concrète, ayant des difficultés avec l'abstraction » dans des classes destinées à alimenter les filières technologiques pour que la société duale soit officialisée dans l'institution scolaire dès l'âge de onze ans. Cependant, des solutions existent, qui parviennent à associer des groupes hétérogènes de référence et des groupes homogènes de besoin. Ces solutions sont aussi tentées, dans le cadre des « modules » de lycées. Certes, cela est difficile à mettre en oeuvre et beaucoup disent que les enseignants n'y sont pas prêts. Mais qu'aurait fait Jules Ferry s'il avait attendu que les enseignants soient prêts ? C'est qu'il avait compris que ce que les enseignants attendent - comme tout le corps social - c'est une véritable volonté politique, le courage d'afficher une direction et de s'y tenir, la détermination éthique et sociale qui permettent de faire du système éducatif, et particulièrement de la scolarité obligatoire, autre chose qu'un ensemble hétéroclite de compromis locaux.

Philippe MEIRIEU