Qui connaît la musique ?

Voilà déjà longtemps qu'on les entend. Ce sont des gens importants et bien placés. Du haut de leurs certitudes, ils distribuent les bons points et les zéros de conduite. Ils disent ce qu'il faut penser et comment il faut le penser. Ils ont tout vu et tout compris. Avant même qu'ils ouvrent la bouche, on sait quelle va être leur réaction : " Car enfin, protestent-ils, nous, au moins, on connaît la musique ! "

On connaît la musique ... et vous ne pourrez pas nous abuser longtemps ! Nous savons bien ce qui se passe, nous, dans les classes primaires françaises sous prétexte d'animation artistique. On fait mettre aux élèves quelques grains de riz dans des pots de yaourts qu'on leur fait agiter en cadence... Et il existe même des adultes, aveuglés par leur idolâtrie de l'enfance, qui trouvent cela génial. On a aussi vu des inspecteurs prendre l'air inspiré pour définir les trois compétences sensori-motrices qui seraient formées ainsi ! "

On connaît la musique ... et il ne faut pas nous prendre pour des imbéciles ! On en a connu de ces pseudos musiciens qui utilisent quelques morceaux de rap en faisant croire à des enfants que cela pouvait être de l'art. Ils réquisitionnent quelques vagues concepts, affirment qu'il s'agit là d'une nouvelle forme de tension subtile entre le rythme et la mélodie... Et les voilà jusqu'au coup dans la démagogie. Un peu plus et ils affirmeraient que tout se vaut : Mozart et NTM, Bach et Star Academy ! "

On connaît la musique... et l'on n'est pas dupes ! Nous on a appris le solfège en payant de notre personne, en assumant une difficile discipline de travail. Et l'on voudrait nous faire croire qu'on peut former des enfants musiciens avec quelques séances d'improvisation gentillette ! C'est là une escroquerie que nous ne pourrions tolérer ! "

On connaît la musique ... et nous saurons dire bien fort ce que nous pensons de ces " musiciens intervenants " ! " Intervenants ", d'abord, quel drôle de nom ! Pourquoi pas " brigade mobile " tant qu'ils y sont ? Comme si la musique avait quelque chose à voir avec " l'intervention " ! Et puis, enfin, sont-ils musiciens ou ne sont-ils pas musiciens ? Sont-ce de vrais artistes ou de vulgaires pédagogues ? Les voilà qui débarquent dans les classes... mais avec quelle légitimité ? "

Car on connaît la musique ... et nous connaissons bien, aussi, les enseignants. Qu'ont-ils besoin qu'on vienne leur faire la leçon et les exhorter à une quelconque initiation artistique de leurs élèves ? D'abord, les enseignants doivent se recentrer sur les apprentissages fondamentaux et arrêter de se disperser dans des activités inutiles. Pour la musique, un peu de chant suffira. Et, s'il y a des élèves pour qui veulent plus, ils n'auront qu'à aller dans des conservatoires. Là, au moins, ils seront assurés qu'on fera avec eux du travail sérieux ! "

Personne, évidemment, ne tient plus aujourd'hui de tels discours. Et les propos qu'on vient d'imaginer ne sont que pure fiction. Mais une fiction utile, peut-être. Car elle nous permet de mesurer le chemin parcouru, depuis quelques années, en matière d'enseignement de la musique... Chemin que retrace, dans ce livre, l'un des plus grands militants d'un enseignement musical pour tous et de qualité, Gérard Authelain.

Gérard Authelain, lui, connaît vraiment la musique. Il sait que celle-ci ne vient pas aux hommes miraculeusement, simplement parce qu'on leur offrirait d'en faire. Il sait que les petits d'hommes sont immensément réceptifs au rythme et à la mélodie, mais qu'il faut les accompagner dans leur découverte, leur montrer concrètement que rythme et mélodie scandent leur propre vie et leur permettent, pour peu qu'ils vibrent avec eux, de vivre un peu mieux, de s'habiter un peu plus.

Gérard Authelain connaît vraiment la musique. Il a, des milliers de fois, fait l'expérience de la profonde continuité entre les sons primitifs que l'enfant peut produire et les chefs d'oeuvres musicaux les plus élaborés. Évidemment, il ne confond nullement les uns et les autres ; il sait l'immense travail qu'il faut faire pour passer de l'un à l'autre. Il a élaboré des outils pour cela. Modestement mais avec entêtement. Car il a compris que ce n'est pas en coupant les ponts qu'on ouvre des voies.

Gérard Authelain connaît vraiment la musique. Il a vu, pendant toute sa carrière, à quel point l'exigence de qualité, dès lors qu'elle est incarnée par un adulte, peut amener un enfant à donner le meilleur de lui-même. Il a vu émerger cette tension intérieure qui prend un individu et un groupe et les porte au plus haut. Il a vu des classes entières découvrir ce qu'est l'art à travers des activités collectives où la solidarité et l'exigence réciproque amènent les enfants au plus près de la beauté.

Gérard Authelain connaît vraiment la musique. Il a travaillé, depuis des années, sur " la pédagogie musicale ". Parce qu'il n'ignore rien des difficultés de toute transmission. Parce qu'il connaît l'importance du sens mais ne sous-estime pas, pour autant, les apprentissages techniques nécessaires. Parce qu'il sait qu'il faut " prendre les enfants comme ils sont " sans jamais " se résigner à les laisser là où ils sont ". Parce qu'il croit que chacun d'eux doit refaire passer à l'épreuve de sa propre intériorité l'oeuvre qui, pourtant, radicalement, vient d'ailleurs et n'aurait jamais pu être créée par lui.

Gérard Authelain connaît vraiment la musique. Il a observé que l'apprentissage de la musique ne s'effectuait jamais au détriment des " apprentissages fondamentaux ", bien au contraire. Il a constaté qu'en apprenant à se concentrer, à s'investir tout entier dans un son, une voix, l'enfant réussissait à sortir des gesticulations stériles. Qu'il devenait progressivement maître de lui, capable de concentration et d'expression authentique, qu'il découvrait le plaisir de se sentir auteur de ses actes et de lui-même. Or, précisément, que demande d'autre l'ensemble de ce qu'on appelle " les disciplines scolaires " ?

Gérard Authelain connaît vraiment la musique. Il a créé, animé et dirigé pendant de nombreuses années un Centre de formation de musiciens intervenants. Des centaines de jeunes y ont été formés. Non point pour aller dans les classes se substituer aux enseignants ou distiller, ici ou là, un " supplément d'âme " à quelques élus. Mais pour travailler avec des enseignants, leur apporter une compétence spécifique irremplaçable, une exigence de qualité musicale qui ne bascule jamais dans le mépris, le rejet ou l'exclusion. Ces " musiciens intervenants " sont de vrais musiciens : il n'est qu'à voir le bonheur qui se lit sur leur visage quand ils pratiquent leur art pour s'en convaincre. Ce sont aussi de vrais pédagogues : avec l'enseignant, ils accompagnent les enfants vers l'expression artistique. Ils savent qu'ils ne sont - comme tous les pédagogues - que des accompagnateurs provisoires et qu'ils devront s'effacer. S'effacer devant les enfants. S'effacer devant la musique.

Mais, puisque Gérard Authelain connaît si bien les enfants et la musique, il est temps, maintenant, que le préfacier s'efface et que le lecteur se mette à son écoute. Il a tant à y gagner...