Déverrouiller le monde

 

S'il existait encore quelque terre lointaine d'où un Persan puisse débarquer en toute ignorance des mœurs en vigueur dans notre société postmoderne, si ce Persan parvenait à s'introduire dans nos institutions politiques et de recherche, dans nos entreprises et nos associations, s'il naviguait entre Paris, Bruxelles, Genève, Francfort et Milan, nul doute qu'il serait frappé par la logorrhée dominante de nos responsables et experts en tous genres : partout, en effet, on ne parle que d'investissements et d'évaluations, de diagnostics et de feuilles de route, de dysfonctionnements et de remédiations, de rationalisation de l'action publique et d'efficacité de l'initiative privée, de pilotage par les résultats et de gouvernance efficiente. Partout se construit, se développe et se ramifie un modèle profondément scientiste de l'humain et de la société, réduits l'un et l'autre à des machines dont on observe les rouages et sur lesquels on agit à partir de « lois » que la « science » nous fournirait à jet continu...

Certes, ce modèle sait se parer d'oripeaux humanistes : les « partenaires » sont invités à « co-construire » des « projets », à « mutualiser leurs ressources » pour « identifier leurs indicateurs de réussite » dans le cadre de « synergies collectives »... Mais ce discours lénifiant ne trompe plus vraiment personne : chacun sait que « ce sont les résultats qui comptent », que, dans la concurrence acharnée que se livre les collectifs et les individus, il n'y a pas de place pour les perdants et que, à tous les niveaux et dans tous les domaines, fonctionne le principe de la distillation fractionnée pour le plus grand profit de nos « élites » et le plus grand malheur de nos exclus.

Tout se passe en effet comme si, en amont de nos choix politiques et de nos décisions institutionnelles, en toile de fond de nos débats de société comme de nos conflits d'intérêts, avant même que les discussions ne s'engagent, nous avions convenu de règles du jeu qu'il n'est pas question de remettre en cause, sous peine de se retrouver immédiatement hors jeu ! Comme s'il existait un impensé de nos discussions, un « point aveugle » de nos débats publics, un lieu d'où l'on voit tout, d'où l'on décide de tout et sur lequel nous sommes contraints à nous tenir pour avoir la moindre chance d'être entendu dans l'espace social. Mais un lieu dont on a renoncé à interroger la légitimité.

Dans ce lieu, quelques « évidences » tiennent lieu de viatique. Peu nombreuses, rarement formulées de manière explicite, elles font l'objet d'un consensus quasi général... au point que -suprême victoire ! - même les « réformes » doivent s'y plier. Car, on ne change les choses aujourd'hui que si l'on s'engage à ne pas changer les règles, à s'en tenir aux principes fondamentaux de la « gestion scientiste des choses humaines » :

  • Le monde est réduit à ce que les sciences en décrivent.
  • Attachées au « savoirs positifs », les sciences humaines comme les sciences exactes identifient délibérément le « descriptif » et le « prescriptif »: les choses se passeront comme elles se sont déjà passées.
  • Le chiffre seul dit la vérité des choses, le quantitatif est le référent unique : ce qui n'est pas quantifiable n'existe pas.
  • L'action humaine n'est que la mise en œuvre de techniques selon des procédures standardisées.
  • La formation des personnes est acquisition de compétences prédéfinies ; toute activité professionnelle ou personnelle n'est qu'une combinaison de ces compétences.
  • Les difficultés ou les échecs d'un individu comme d'un collectif sont dus à des dysfonctionnements qu'il convient d'identifier afin d'en éradiquer les causes.
  • La hiérarchie a, dans toutes les institutions, la responsabilité d'évaluer les performances selon un système de normes qui ne peut être remis en question.
  • Le classement, sous toutes ses formes, est la modalité unique de repérage et de valorisation de la qualité…

Inutile de continuer : cette vulgate est tellement répandue que chacune et chacun la reconnaît et, dès qu'on commence à l'énoncer, convient qu'elle est à l'œuvre toujours et partout. Mais - et c'est là où le bât blesse ! - elle est immédiatement considérée comme relevant d'une « fatalité », quand ce n’est pas d’une « vérité scientifique » ! Or le « scientisme instrumental », quoique hégémonique, n'est en rien une position « scientifique ». D'abord parce que la foi dans la science n'est pas elle-même, évidemment, de nature scientifique. Ensuite, parce que les sciences contemporaines, comme les travaux les plus avancés des épistémologues, se développent précisément en ouvrant des perspectives toutes autres : la pensée scientifique se fait plus modeste et laisse place à l'incertitude, jusqu'à intégrer, dans ses recherches, l'irréductibilité de « l'intention humaine », réfractaire à tous les systèmes de quadrillage notionnel. Les plus lucides en viennent même à remettre en cause radicalement l’existence d’un « point de vue de tous les points de vue », globalisant et unificateur, autosuffisant et définitivement omnipuissant.

L'immense mérite du livre de Jean Caune est de renverser les idoles du scientisme contemporain. Il a le courage de débusquer les préjugés, de traquer les facilités, de relever les malentendus et de déverrouiller ainsi le monde. Il plaide pour une « démocratie technicienne » où le débat public ne soit pas confisqué par les experts, mais où les citoyens puissent, par leurs questionnements mêmes, réinterroger la mythologie scientiste et ses fausses évidences. Il plaide aussi pour une réconciliation de l’art et de la science au sein d’ « humanités contemporaines ». Il veut en finir avec l’utilitarisme à court terme. Il a raison : la constitution de la science en « discipline en surplomb », disant en extériorité la vérité de toutes choses nous a conduit au bord du précipice. L’illusion d’un progrès mécanique, se déroulant sous nos yeux aux ordres des scientifiques, a vécu. Nous devons découvrir, ensemble, par une nouvelle « éducation populaire », le goût de l’invention de l’avenir. Nous devons apprendre à éprouver, au quotidien, dans toutes les institutions, la joie de penser et de comprendre, le plaisir d’imaginer un monde à hauteur d’homme. Un monde que nous sommes assignés – et c’est une tâche exaltante – à créer. Enfin !

Philippe Meirieu
Professeur à l’université LUMIERE-Lyon 2
Vice-président de la Région Rhône-Alpes délégué à la formation tout au long de la vie