« Tout a été dit. Tout reste à faire. »

 

Après avoir accusé la loi d'orientation de 1989 et Mai 68 d'être responsables de la crise de notre système éducatif, les « intellectuels » de la nouvelle pensée unique ont maintenant trouvé le vrai coupable : ainsi, écrit Philippe Némo dans Le Figaro du 16 septembre 2003, « les crises successives de l'Éducation nationale ne sont pas des phénomènes ponctuels, mais le résultat d'une même erreur initiale commise il y a plus de quarante ans et jamais corrigée depuis. (...) Je suis persuadé qu'il n'y a de solution au problème scolaire de notre pays que par la remise en cause radicale de l'option communisante du plan Langevin-Wallon prise et absurdement conservée depuis quarante ans. » Et l'auteur d'appeler de ses voeux le développement massif de la sélection précoce, du secteur privé, et de « l'émulation » (pour ne pas dire de la concurrence) entre les établissements.

On pourrait se réjouir qu'ainsi tombent les masques et qu'une vraie ligne de fracture apparaisse quand, par ailleurs, au sommet de l'État, on pratique le consensus mou (« Nous sommes tous contre la violence et l'illettrisme ! ») et qu'on laisse entendre, qu'après tout, il n'y aurait pas de vraies divergences entre les Français sur la question scolaire. Car la démocratie a tout à gagner à ce que les options des uns et des autres soient les plus claires possibles et que chacun puisse se déterminer en toute conscience des enjeux. Le problème, c'est que cette attaque du plan Langevin-Wallon s'effectue, tout à la fois, en toute méconnaissance du texte lui-même de ce plan et en toute ignorance de son inscription dans l'histoire. En toute méconnaissance du texte d'abord : le plan Langevin-Wallon est réduit à la seule proposition du « collège unique », alors que, d'une part, il s'efforce de repenser l'ensemble du cursus scolaire de manière cohérente et que, d'autre part, sur le « cycle d'orientation », de 11 à 15 ans, il propose une architecture qui articule un « enseignement commun » et un choix réversible d'options permettant à chaque enfant d'approcher les différentes possibilités qui lui sont offertes et de choisir son avenir en toute connaissance de cause. En toute méconnaissance de l'inscription dans l'histoire de ce plan, ensuite : la « réforme de l'enseignement » proposée par la commission Langevin-Wallon, participe d'un idéal profondément ancré dans la tradition républicaine, celui de « l'École unique », d'une école « creuset social » où peuvent travailler au coude à coude des enfants issus d'origines différentes, mais qui n'abolit nullement l'effort et le mérite.

Or, il est scandaleux que ceux qui se revendiquent, comme Philippe Némo et consorts, de l'exigence intellectuelle, luttent contre l'idéal du plan Langevin-Wallon au nom de « l'école méritocratique » de Jules Ferry qui aurait été délibérément détruite par les communistes et les pédagogues réunis. Car, Jules Ferry, lui-même, était, en effet, un partisan de « l'École unique » et son principal collaborateur et conseiller, Ferdinand Buisson, prononça en 1909 un vigoureux plaidoyer pour « l'unification de notre école » : « Deux enfants viennent de naître, l'un de famille riche, l'autre de famille pauvre. Ces enfants, est-il indispensable qu'ils soient, dès le berceau, soumis à deux éducations différentes, façonnés et prédestinés ? » Ferdinand Buisson n'était pas communiste. Pas plus que les Compagnons de l'Université nouvelle qui, en 1918, après l'hécatombe de la Première guerre mondiale, appelèrent solennellement à la création d'un « enseignement unifié » qui permette, tout à la fois, une démocratisation de l'accès aux savoirs fondamentaux et l'apprentissage de la fraternité républicaine sur les bancs de l'École. Paul Lapie, non plus, n'était pas communiste ; et, pourtant, dès 1922, il appela, lui aussi, à « amalgamer le premier cycle du secondaire et les écoles primaires supérieures » pour créer une « École moyenne pour tous ». Et c'est Jean Zay, Ministre socialiste du Front Populaire, qui porta la scolarité obligatoire à quatorze ans, entreprit d'unifier les programmes de tous les enfants de France et proposa un changement complet de la classe de sixième afin d'en faire un véritable temps d'enseignement commun, capable d'accompagner tous les enfants dans la difficile transition entre le primaire et le secondaire... Le projet de l' « École unique » en France n'est donc pas né sous l'influence « soviétique », comme ses adversaires ne cesseront de le dénoncer ; il s'est élaboré dans le prolongement direct de l'institution de la République, comme un moyen d'incarner, en éducation, ses valeurs fondamentales : Liberté, Égalité, Fraternité.

Il n'est, d'ailleurs, qu'à regarder qui furent et sont encore les adversaires de ce projet pour nous ôter le moindre doute. On trouve, par exemple, en 1941, dans un journal de triste mémoire, Je suis partout , une charge extrêmement violente contre l'École unique : Abel Bonnard y stigmatise « l'égalité fallacieuse » qui n'est que l'expression de « la haine de toute supériorité ». À la même époque, Charles Maurras y va de son couplet sur le caractère « immoral et scandaleux » de cette école avant que le Maréchal Pétain lui-même, alors chef de « l'État français », ne vienne couronner le tout en traitant les idéaux scolaires républicains de « mensonge absolu ». L'extrême-droite reprendra le combat dès la Libération et jusqu'aux déclarations les plus récentes de Jean-Marie Le pen. Elle prendra pour cible, avec une remarquable constance, le plan Langevin-Wallon, accusant successivement la Troisième république, les gaullistes, Valéry Giscard d'Estaing et les socialistes de se laisser manipuler par « la main des communistes ». Rien de plus logique, donc, que de trouver, dans le programme du candidat du Front national aux dernières élections présidentielles, la promesse de « supprimer le collège unique ». (1)

Or, le paradoxe majeur que commencent à pointer les hommes et les femmes de progrès, c'est que, précisément, le « collège unique » n'a jamais vraiment été réalisé et reste à faire. Certes, on a bien, progressivement, unifié les structures et proposé un cursus commun à tous les enfants de France entre l'école primaire et le lycée. Mais on a laissé se creuser le fossé entre les établissements privilégiés des beaux quartiers, qui restent très attractifs, et les collèges de nos périphéries, où il n'est pas rare que l'élève de troisième soit le plus ancien dans l'établissement, tant le turn-over des enseignants y est important. On a aussi, avec une belle hypocrisie, laissé un peu partout, se reconstituer clandestinement des classes homogènes, pourtant contraires aux instructions officielles toujours en vigueur. On a, enfin, abdiqué devant les difficultés de certains élèves et laissé se développer les officines les plus douteuses de soutien privé, pour ne pas froisser la susceptibilité de tel ou tel lobby enseignant.

En réalité, on a démocratisé l'accès à l'école sans démocratiser la réussite dans l'école. Et, pour avoir mal lu le plan Langevin-Wallon, on a laissé les élèves défavorisés s'enfoncer dans l'échec, l'amertume et la violence. On a cédé à la pression sociale légitime pour faire entrer et garder à l'école le plus grand nombre d'élèves possible sans prendre la mesure des changements pédagogiques que ce projet impliquait. On a cru réussir « l'École unique » en changeant les cadres institutionnels, mais sans toucher ni à l'économie générale du système scolaire - qui continue à fonctionner comme une raffinerie -, ni aux pratiques pédagogiques - qui supposent, pour en bénéficier, un environnement familial stimulant et porteur -, ni à la hiérarchie et aux contenus des enseignements - qui n'ont pas pris acte des exigences nouvelles liées au développement de la crétinisation télévisuelle et qui marginalisent toujours autant la culture scientifique et technique.

C'est pourquoi il faut revenir au plan Langevin-Wallon : non pour en faire une sorte de mythe, ou un texte intouchable, mais pour en comprendre les principes et l'architecture, en saisir les ressorts, en dégager les enjeux et en actualiser les propositions.

Il faut revenir au plan Langevin-Wallon pour repenser la scolarité, de l'école primaire à l'enseignement supérieur, comme un véritable continuum qui accompagne le développement de l'enfant et du jeune adulte... Et non pas juxtaposer des logiques différentes qui engendrent des ruptures et laissent au bord du chemin les élèves les plus fragiles.

Il faut revenir au plan Langevin-Wallon pour comprendre l'articulation nécessaire entre la « culture commune » et les spécialisations nécessaires : « La culture générale représente ce qui unit les hommes tandis que la profession représente trop souvent ce qui les sépare. Une culture générale solide doit donc servir de base à la spécialisation professionnelle... » .

Il faut revenir au plan Langevin-Wallon pour savoir ce que peut vouloir dire, au-delà des slogans à la mode, « la formation du futur citoyen » : L'enseignement ne donne pas assez de place à l'explication objective et scientifique des faits économiques et sociaux, à la culture méthodique de l'esprit critique, à l'apprentissage actif de l'énergie, de la liberté, de la responsabilité... L'éducation morale et civique que l'école doit donner ne saurait se borner à l'étude d'un programme en un temps fixé par l'horaire. On ne peut, en effet, dissocier l'éducation de l'intelligence de celle du caractère. C'est la vie scolaire tout entière qui offre les moyens d'élever l'enfant. ».

Il faut revenir au plan Langevin-Wallon pour apprendre à conjuguer « l'égalité et la diversité » : égalité des enfants qui doivent tous accéder aux « fondamentaux de la citoyenneté », au-delà de toutes les différences qui les séparent... et diversité des stratégies d'apprentissage, des besoins dans telle ou telle discipline, des regroupements qui ne doivent jamais se transformer en ghettos.

Il faut revenir au plan Langevin-Wallon pour redécouvrir le caractère fondamentalement démocratisant des « méthodes actives » : « Les méthodes à utiliser sont les méthodes actives, c'est-à-dire celles qui s'efforcent d'en appeler, pour chaque connaissance ou discipline, aux initiatives des enfants eux-mêmes. Elles alterneront le travail individuel et le travail par équipes, l'une et l'autre étant susceptibles de mettre en jeu les différentes aptitudes de l'enfant, tantôt en lui faisant affronter avec ses ressources propres les difficultés de l'étude, et tantôt en lui faisant choisir un rôle particulier et une responsabilité personnelle dans l'oeuvre collective. »

Il faut revenir au plan Langevin-Wallon pour repenser la formation des maîtres en associant « des hautes connaissances scientifiques et une culture pédagogique ».

Il faut, enfin, revenir au plan Langevin-Wallon pour mesurer tout ce que nous avons perdu en laissant se distendre les liens entre l'Éducation nationale et « l'Éducation populaire ». Et tout ce que nous aurions à gagner à les retisser : que chaque enseignant, comme le souhaitait Condorcet, soit un véritable vecteur de culture, engagé auprès de ses élèves comme dans la vie sociale de son quartier et de son pays. Que toutes les écoles, tous les collèges, tous les lycées soient des « foyers de culture » ouverts, bien au-delà des horaires scolaires, à toute la population. Gageons, d'ailleurs, que, s'il en était ainsi, les élèves regarderaient l'école autrement et s'y rendraient dans un tout autre esprit.

Bref, à lire aujourd'hui ce texte exceptionnel, on pourrait être pris de découragement et se dire qu'après tout « tout a été dit et tout reste à faire » ! Pourtant, il ne faut pas céder au pessimisme. D'abord parce qu'ici ou là des enseignants se sont engagés résolument dans la voie ouverte par ce texte. Ensuite parce que commence à émerger dans le pays une véritable conscience citoyenne sur les questions scolaires. Et, enfin, parce qu'en éducation, les adultes n'ont pas le droit de désespérer de l'avenir. Ce serait le péché majeur. Notre devoir, au contraire, est d'oeuvrer pour que le monde dure plus que nous et que nos enfants y soient plus libres, plus solidaires et plus heureux.

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(1) Cf. Jean-Michel Barreau, "L'extrême-droite, l'école et la République", Paris, Syllepses, 2003 et Jean-Michel Barreau, Jean-François Garcia et Louis Legrand, L'école unique (de 1914 à nos jours) , Paris, PUF, 1998.