J’aurais vraiment aimé découvrir cet ouvrage de Paul Le Bohec bien plus tôt. Il m’aurait infiniment aidé, aussi bien dans mon travail de recherche que dans mes pratiques d’enseignant, dans mon activité militante que dans mes engagements politiques.

Paul Le Bohec, tout d’abord, m’aurait libéré d’une vision trop dogmatique de la pédagogie coopérative et du mouvement initié par Célestin Freinet. Le jeune instituteur que j’étais, très impressionné par le « maître » de Vence, avait un respect quasi religieux pour les Invariants pédagogiques qu’il prenait pour une version éducative et laïcisée des « dix commandements ». Les dispositifs de Freinet lui apparaissaient plus comme une « doctrine » que comme une « démarche » et, pour rien au monde, il n’aurait remis en cause la correspondance et le journal scolaires, les fichiers auto-correctifs et la Bibliothèque de Travail. L’immense intérêt du livre de Paul Le Bohec tient précisément à ce qu’il nous montre comment un enseignant « de base », qui a la chance de pouvoir dialoguer avec Freinet lui-même, peut être dans une tout autre posture : au risque de « troubler les camarades », il est d’abord fidèle au principe de la « démarche naturelle » et en fait un projet heuristique à l’épreuve duquel il met toutes ses pratiques.

Convaincu, par exemple, que la lecture ne peut être que fonctionnelle, mais confronté à des enfants qui, non seulement ne veulent pas écrire, mais ne veulent même pas parler, il met en place la formule du « planning-lancement » : un petit coup de génie, pas très « orthodoxe » pour les freinétistes, mais terriblement efficace… surtout si l’on n’en fait pas un dogme, mais bien un outil au service de la démarche d’invention, de création, d’expression structurée des élèves. Paul Le Bohec va même presque jusqu’aux transgressions suprêmes : il n’utilise pas le « conseil » (car, dit-il, compte tenu du niveau d’évolution de ses élèves, il ne veut pas « jouer à la démocratie »), il supprime le journal et « dans la foulée, la coopérative et la correspondance » !

Mais il ne revient pas, pour autant, à la scolastique dénoncée par Freinet, bien au contraire ! Car, explique-t-il, ces décisions le libèrent : plus de contraintes de dates, plus d’obligation de production immédiate : « Enfin, nous pouvons aller de l’avant, sans souci, sans restriction, sans nécessité d’interrompre net ce qui est en cours de construction. » Que n’ai-je compris cela plus tôt ! Cela m’aurait permis d’étayer mon analyse de l’œuvre de Freinet dans laquelle je buttais constamment, précisément, sur le statut de la « production ». J’y voyais le point de départ possible d’une « dérive productive » qui, au nom de l’efficacité et de la qualité du produit fini risquait de marginaliser les moins compétents, voire de les exclure du processus de fabrication… quitte à leur offrir, en contrepartie, une identification narcissique avec un résultat… auquel ils n’avaient guère participé ! Certes, je n’imaginais pas que Freinet puisse laisser se développer un tel processus, mais il me semblait plutôt tenté de le contrecarrer par des dispositifs d’individualisation que par une réflexion sur le statut même de l’activité et son rapport avec les apprentissages. Moins figé que Freinet, moins contraint aussi par les nécessités afférentes à la lisibilité et à la cohérence d’un mouvement, Paul le Bohec, va plus loin que le « maître » : il instaure ce qu’il nomme une « sécurité ontologique » et qui ne l’empêche nullement d’utiliser des outils, comme le magnétophone, avec une rigueur exemplaire.

Et puis, Paul le Bohec explique, avec beaucoup de précision, comment, non seulement il ne s’en tient pas à des recettes figées dans les champs traditionnellement bien arpentés par la pédagogie Freinet, mais explore aussi de nouveaux domaines de travail : la création corporelle, le chant libre, le dessin, la peinture et, bien sûr, les mathématiques. Voilà précisément un domaine où l’utilisation de la « méthode naturelle » n’était pas simple : ou, plutôt, trop simple. On pouvait se contenter de calculs de base pour faire face aux petits problèmes de la vie quotidienne… au risque d’oublier que l’on doit, à l’école, former des mathématiciens et pas seulement des calculateurs. Et voilà notre instituteur qui affirme qu’ « il faut se désengluer du réel ». Non, encore une fois, pour revenir au formalisme, mais pour s’inscrire dans la dynamique même des apprentissages et du développement de l’enfant. Il va donc faire « créer » ses élèves en mathématiques, organiser des « groupes de recherche », développer l’imagination scientifique. On est frappé de l’extraordinaire dynamique de ce qu’il impulse. On est frappé aussi par la rigueur de son travail, son professionnalisme, sa constante recherche des améliorations possibles. Aucune résignation chez cet homme : mais la volonté farouche de faire advenir de l’intelligence humaine chez chacun, quels que soient ses handicaps réels ou supposés.

La manière dont, à cet égard, il traite la dyslexie est exceptionnelle : il ne nie pas les difficultés de Rémi, mais il ne les renvoie pas, non plus, à une hypothétique « nature » ou à traitement paramédical. Là encore, il part de la « méthode naturelle » : il développe des situations d’ « expression-création » et se saisit de toutes les occasions pour faire percevoir et intégrer les codes du langage écrit. Le résultat est stupéfiant : l’élève en échec devient un véritable petit écrivain qui, chaque jour, tient la classe tout entière en haleine par ses récits. La démarche de Paul Le Bohec est spécifiquement pédagogique. Il ne singe pas la psychothérapie. Et il a raison. Mais une bonne pédagogie peut - bien mieux qu’une mauvaise thérapie – produire des effets thérapeutiques : « La lecture ne permet pas de guérir, dit Paul Le Bohec. L’écriture, si. » Et il le montre…

Enfin, et parmi bien d’autres atouts de ce livre, il y a la manière dont Paul Le Bohec parvient à prolonger son expérience d’instituteur primaire dans l’enseignement supérieur. C’est peu de dire, en effet, que ce dernier est réfractaire à la pédagogie et la plupart des « pédagogues » qui l’intègrent y consacrent la fin de leur carrière à faire des cours magistraux… pour expliquer qu’il n’en faut point faire ! Le freinétiste ne l’entend pas de cette oreille et il a l’habitude de travailler dans un relatif isolement institutionnel. Heureusement pour lui, d’ailleurs ! Et le voilà qui invente des techniques d’ateliers d’écriture, qu’il pratique hardiment l’inter et la transdisciplinarité, avant d’imaginer une méthode de co-biographies qui mérite la plus grande attention de la part de tous ceux et de toutes celles qui croient à l’importance de l’écriture dans la construction de la personnalité comme dans la formation professionnelle. Une fois de plus, Paul le Bohec  parvient à associer la construction d’un dispositif et l’interpellation d’une liberté. Autant dire qu’il est au cœur – au plus vif – du pédagogique.

J’ai commencé en affirmant que j’aurais aimé découvrir cet ouvrage bien plus tôt. Est-ce à dire qu’il m’a été inutile aujourd’hui ? Bien évidemment non ! Car son auteur, en des pages éclairantes, montre que la post-modernité dans laquelle nous sommes engagés – avec son cortège de problèmes nouveaux et de situations difficiles – rend d’autant plus urgente la réflexion pédagogique et d’autant plus pertinente les propositions du mouvement Freinet. Des propositions inventives, toujours en évolution, loin de tout dogmatisme… pour une pédagogie d’aujourd’hui et de demain.

Philippe Meirieu

Professeur à l’université LUMIERE-Lyon 2