Les échanges de savoirs : voilà ce qui doit être « au centre » du système scolaire !

Les grandes trouvailles pédagogiques ont toujours, après coup, cette allure d'évidence qui les fait ressembler à l'oeuf de Christophe Colomb : « Bon Dieu, mais c'est bien sûr ! » Effectivement, mais il fallait y penser ! Il fallait observer, comprendre et proposer. Il fallait regarder d'assez près comment les choses se passent et comment on peut les rendre possibles. Pourquoi elles réussissent ici et ratent ailleurs. Ce « presque rien » et ce « je-ne-sais-quoi » qui, comme le dit si bien Vladimir Jankélévitch, font toute la différence. Il fallait nouer, à un moment donné les faits entre eux, les articuler à des valeurs et porter l'ensemble avec l'énergie suffisante. Il fallait aussi trouver les mots pour décrire et les arguments pour convaincre. Les « réseaux d'échanges réciproques de savoir » ont, à l'évidence, réussi tout cela.

Ils sont, d'abord, affaire d'une équipe de véritables chercheurs : on oublie trop, en effet, que les « trouveurs » sont d'abord des chercheurs, même s'ils n'en revendiquent pas le label, même s'ils n'en obtiennent pas la reconnaissance. Peu nous importe après tout, aujourd'hui, que Denis Papin fut plutôt un génial bricoleur qu'un scientifique capable de disserter pendant des heures, en de savants congrès, sur les présupposés épistémologiques de sa démarche ! Et qu'on ne voit, ici, aucun dédain pour la spéculation intellectuelle... bien au contraire. Les véritables intellectuels sont ceux qui se coltinent le monde, dans un effort quotidien pour élaborer des modèles qui permettent, à la fois, de le comprendre et de le transformer. Marx - on s'en souvient - fustigeait la philosophie « théorique » qui se contente d'interpréter le monde quand il faudrait le changer. Mais il avait tort de séparer ainsi les deux opérations : nous savons aujourd'hui qu'il y a bien une étroite interaction entre les deux démarches : l'action permet de comprendre et la compréhension permet l'action, sans qu'aucune antériorité de principe ne puisse être affirmée pour l'une ou pour l'autre. Les « réseaux d'échanges réciproques de savoir » en sont une belle illustration : ils ont été découverts en observant comment fonctionnait la transmission et ils permettent maintenant d'en prospecter de nouvelles formes. Conformes à ce que les sciences humaines nous apprennent aujourd'hui sur les échanges entre les hommes, ils offrent à ces dernières de superbes terrains pour de nouvelles investigations...

Mais les « réseaux » sont, aussi, un témoignage d'une démarche authentiquement militante. Je sais bien que le mot, aujourd'hui, a mauvaise presse et, pour tout dire, qu'il ne fait pas très « branché ». Le cynisme est plus à la mode. Et, avec lui, ce dédain pour l'engagement qui permet de ne se mouiller dans rien et de se laver les mains de tout. On se réfugie dans une sorte d'esthétique de la désespérance qui sert de prêt-à-porter idéologique et camoufle toutes les démissions. Étrange tour de prestidigitation qui fait apparaître « progressistes » ceux qui prêchent le mépris pour le futur et « ringards » ceux qui croient encore à l'avenir... Et pourtant il ne faut cesser de répéter que rien d'important ne peut se faire en dehors d'une démarche militante, rien d'essentiel sans dire clairement les valeurs qu'on cherche à promouvoir. Nous avons, dans ce domaine, une obligation de sincérité. Aucune « recherche objective », aucun « outil technique » ne peuvent nous exonérer d'une réponse claire à la question : « Mais pour qui et pour quoi roules-tu ? ». Les « réseaux d'échanges réciproques de savoir » ne se dérobent pas à cette interrogation et c'est cela, aussi, qui les rend infiniment précieux. Ils disent clairement qu'ils sont un moyen d'actualiser au quotidien et dans les manifestations les plus diverses de la culture, les principes républicains, « Liberté, égalité, fraternité », que beaucoup, y compris parmi les « républicains » trouvent aujourd'hui naïfs, utopiques ou désuets.

Formidable trouvaille pédagogique, véritable projet pour une société intelligente et solidaire, les « réseaux » ont, enfin, une vraie « rhétorique ». Mais qu'on ne se méprenne pas. Le mot, ici, n'a rien de péjoratif. Bien au contraire. Il dit la capacité de leurs promoteurs à se rendre accessibles et convaincants, à tenir leur place dans le concert des idées. Et, après de nombreux autres, ce nouvel ouvrage en porte témoignage. La forme encyclopédique qu'il adopte - et qui pourrait apparaître curieuse pour des militants pédagogiques qui contestent, par ailleurs et avec raison, l'encyclopédisme stérile qui assèche les savoirs - lui permet de présenter les tenants et les aboutissants d'une doctrine dans l'ensemble de ses dimensions. Car, il ne s'agit pas ici d'un « dictionnaire », au sens d'un ensemble de définitions closes et juxtaposées. Il s'agit d'une présentation de toutes les facettes de ce qui, dans le cadre particulier de l'institution scolaire, peut permettre une véritable dynamique nouvelle. Il s'agit de dire « les prises » possibles pour les acteurs, de renvoyer d'une difficulté à une proposition, d'une piste de travail à une question et d'une référence à une suggestion. Bref, il s'agit de donner aux lecteurs les moyens de « se saisir » de ce qui leur est apporté. De mettre en conformité la méthode de lecture et le contenu même du texte. Dans cette rhétorique-là, il y a bien une éthique. La chose est rare et il faut en remercier les auteurs.

On verra que les lecteurs visés sont, plus spécialement ici, les enseignants et les acteurs du système scolaire. Saluons cette initiative. Non que les enseignants manquent d'outils ; d'une certaine manière, ils en ont trop et de toutes sortes : des outils technologiques et didactiques, des valises pédagogiques, des instructions officielles et des modes d'emploi commerciaux, des livres du maître et des gadgets de tous ordres. Mais tous ces outils restent dans un registre bien pauvre : ils permettent d'améliorer - le plus souvent à la marge - le fonctionnement d'un système dont ils ne remettent pas en cause les modalités dominantes.

Faisons ici l'hypothèse que nous sommes paralysés, dans l'École, par la confusion entre finalités et modalités . En théorie, en effet, nous sommes tous à peu d'accord sur les finalités de notre institution scolaire : transmettre à tous les élèves les « fondamentaux de la citoyenneté », tant en termes de connaissances qu'en termes de comportements. Il nous revient, en effet, d'enseigner, de la manière la plus démocratique possible, et de transmettre aux nouvelles générations, d'une part, ce qui leur permettra de comprendre le monde et de se comprendre elles-mêmes dans le monde et, d'autre part, ce qui leur permettra d'agir dans ce monde pour que, loin du « meilleur des mondes », il devienne, si possible, « un monde meilleur »... Or, nous disposons, pour réaliser ce projet, d'une « machine-école », qui coûte très cher à la nation, et dont le fonctionnement semble, simultanément, soumis à de multiples soubresauts et totalement immuable. Soumis aux multiples soubresauts que lui infligent les réformes successives de programme et d'organisation de la scolarité. Totalement immuable, car, comme le disent nos amis québécois, « à l'école, ça change tout le temps, mais dans la classe, c'est toujours pareil ! ». Les ministres changent, en effet, mais les principes de l'enseignement restent : nous assistons toujours à la même alternance entre des cours plus ou moins dialogués et des exercices, des leçons et des interrogations, dans une classe où le maître demeure, envers et contre tout, le seul référent possible, la seule personne « qui sait, évalue et juge... »

Car là est bien la confusion majeure : la classe - et, si possible, la classe homogène constituée d'élèves également travailleurs et disciplinés ! - fait tellement corps avec l'École que nous sommes incapables d'imaginer d'autres modalités d'enseignement : elle reste une sorte d'idéal et toutes les « réformes » que nous inventons sont des béquilles que nous venons lui ajouter, l'une après l'autre, dans l'espoir que, grâce à elles, le grabataire deviendra miraculeusement champion de marathon ! On cherche à « améliorer » la gestion de la classe, à « tenir » la classe, à « compléter » la classe par d'autres structures, à « réguler » la classe, à « faire vivre la classe », etc. Comme s'il était totalement impossible de penser « École » sans penser immédiatement « classe ».

Nous oublions ainsi que l'avènement de la classe - telle qu'elle s'est imposée aujourd'hui, dans les faits et, surtout, dans les esprits - est très récent : guère plus de deux siècles. Nous oublions que sa systématisation est toute jeune et qu'elle n'est même pas encore terminée : il reste encore des classes à plusieurs niveaux (dans les zones rurales, mais pas seulement) et il est des disciplines (comme l'éducation physique) où une homogénéité de niveau est totalement impossible dès lors que la constitution des groupes se fait en fonction des résultats dans les disciplines « importantes ». Nous oublions que nos propres textes réglementaires ont imaginé des formules comme celle des « cycles » (dans la loi de 1989) qui ouvre la porte à un fonctionnement individualisé et par petits groupes. Nous oublions que le développement fabuleux des ressources documentaires change radicalement la situation du maître, qui garde, évidemment, toute son importance, mais qui n'est plus, à lui seul, la source de toutes les informations. Nous faisons comme si, au fond, cette modalité d'organisation de l'institution qu'est la classe était devenue, en elle-même, une finalité. Et nous ne nous interrogeons plus, en conséquence, pour savoir si c'est bien elle qui est la plus adaptée pour atteindre les finalités que l'on vise. Nous sommes englués dans ce qui, à un moment de l'histoire, a été un progrès important pour rationaliser et homogénéiser l'enseignement mais qui, aujourd'hui, devient un obstacle à sa progression. Il n'est qu'à voir l'oscillation infernale entre groupements homogènes et groupements hétérogènes, entre « groupes de niveau » et « groupes de besoin », entre traitement spécifique des difficultés ou de l'échec et intégration au forceps pour s'en convaincre : la classe est, de toute évidence, une formule usée dont les principes de fonctionnement doivent être repensés.

Or - ce livre en témoigne largement - on peut faire fonctionner la classe autrement, sortir du « collectif frontal », organiser les échanges afin qu'ils soient, tout à la fois, plus féconds intellectuellement et plus formateurs en matière de citoyenneté. On peut aussi aller encore plus loin et organiser l'École autrement, en mettant les échanges de savoirs au coeur du système scolaire. Voilà qui serait un bon moyen de dépasser le débat stérile pour savoir ce qui doit être au centre : l'élève, le maître ou les savoirs. Ce qui doit être au centre : c'est la transmission de savoirs vivants entre des personnes exigeantes. De savoirs exigeants entre des personnes vivantes.

Chaque lecteur prendra le temps de regarder de près les propositions qui sont faites dans l'ouvrage et de se demander quel parti il pourrait en tirer. Je fais le pari qu'il y trouvera, à chaque page, matière à réflexion et, dans chaque article, une multitude de suggestions. Ne faisons pas l'exploration à sa place, au risque de tuer ces savoirs qu'il s'agit précisément de faire vivre en les échangeant. Mais attirons son attention sur une opposition qui fait aujourd'hui l'objet de nombreuses polémiques et que le livre permet de dépasser.

Certains, en effet, considèrent, à juste titre, que le rôle du maître est de permettre à chaque élève de « trouver sa place » dans un collectif. Ils notent, avec raison, qu'à partir du moment où quelqu'un est reconnu pour ce qu'il est, valorisé dans ce qu'il sait faire ou ce qu'il a réussi à apprendre, il a toutes les chances de se stabiliser et de se développer. Ils observent que les « enfants-bolides » sont, précisément, ceux qui, n'ayant aucune place, arpentent l'espace en criant et gesticulant pour tenter de prouver qu'ils existent quand même. Ces pédagogues-là sont donc attentifs à la mise en place de tous les dispositifs qui permettent à la classe de sortir du chaos et, à chacun, d'exister en se mettant en jeu dans une activité précise : ils prônent la formule des « brevets », comme Célestin Freinet, ou celle des « métiers », comme les tenants de la pédagogie institutionnelle, ou encore un « pédagogie du projet » qui permet de sortir de la répétition anonyme et de s'atteler ensemble à une tâche où chacun peut apporter sa contribution... Ceux-là trouveront dans les « réseaux » un moyen particulièrement précieux pour renouveler leur pratique pédagogique. Ils y verront une actualisation utile du principe fondamental : « Je transmets ce que je sais, donc je suis. »

D'autres s'inquiètent des dangers que feraient courir aux élèves des méthodes qui les spécialiseraient trop vite. Ils soupçonnent la « prise en compte de la diversité » d'être, souvent, une manière d'enfermer chacun dans ce qu'il est, de l'assigner à reproduire une hypothétique « nature », quand il faudrait, au contraire, lui permettre de s'arracher à celle-ci, de découvrir de nouveaux horizons, de s'exhausser jusqu'à de nouveaux savoirs. Ils observent que certaines formes de « pédagogie du projet » ont une fâcheuse tendance à promouvoir les bons élèves et à laisser les autres au bord de la route, au nom de l'exigence de qualité du produit fini. Ils stigmatisent une « pédagogie de la résignation » qui, sous prétexte de « donner à chacun sa place », rejoint, en réalité, l'idéologie la plus libérale et fataliste du « the right man at the right place  »... Ceux-là seront rassurés par la pratique des « réseaux ». Ils y verront justement un moyen d'introduire, par l'échange de savoirs et l'interlocution de l'autre, une exigence de qualité dans la transmission qui écarte toute approximation et favorise l'appropriation véritable. Ils y verront une manière de renouer avec le principe bien connu : « Je transmets ce que je sais, donc je continue de l'apprendre et je l'approfondis. » Plus encore, sans doute, ils observeront que nulle méthode mieux que celle des « réseaux », par définition ouverts et en perpétuelle croissance exponentielle, ne stimule la curiosité, n'ouvre de nouveaux horizons et ne favorise l'investigation intellectuelle. Ils y verront une mise en oeuvre, particulièrement accordée à notre temps, du principe de générosité énoncé par Coménius, il y a trois siècles, dans sa Grande didactique  : « Tous les savoirs pour tous les hommes et avec tous les moyens compatibles avec la dignité humaine. »

Bref, les enseignants comprendront que les « réseaux » ne sont pas, pour l'École, un gadget supplémentaire ou une méthode parmi d'autres, mais un précieux levier pour lui permettre d'être fidèle aux principes qui l'instituent : l'éducabilité de tous plutôt que l'élimination du « maillon faible », l'exigence de précision, de rigueur et de vérité plutôt que les rapports de force ou de séduction, la solidarité dans l'apprentissage plutôt que l'arrivisme individualiste. Voilà qui justifie amplement qu'on se plonge maintenant dans cet indispensable ouvrage.