La sexualité non, la spiritualité oui !

Il faut bien l’avouer, je fais partie de ceux qui éprouvent aujourd’hui une grande lassitude à l’égard des discours sur le sexe et la sexualité. Non point que je professe un dédain pour la chose, bien au contraire. Mais, justement, parce que je voudrais bien conserver entière, dans ce domaine au moins, ma capacité d’émerveillement. Soyons clair : je tiens, là plus qu’ailleurs, à rester amateur alors que, de toutes parts, on voudrait faire de nous des professionnels. Les uns nous offrent des mises en condition psychologiques toutes plus sophistiquées les unes que les autres. Les autres nous proposent des ouvrages où la gymnastique le dispute à la physiologie. Les diététiciens et les pharmaciens y ajoutent leur grain de sel aphrodisiaque. Quant aux publicitaires, ils sont devenus des spécialistes de la suggestion : difficile de rester de marbre devant leurs affiches et leurs clips ! Tout le monde semble se soucier de nos fantasmes et du développement de nos compétences sexuelles. Notre sexualité est, à vrai dire, l’objet de toutes les attentions !

Pourtant, on ne peut pas dire que je fasse vraiment partie du « cœur de cible ». Certes, nous sommes tous des proies potentielles des industries pornographiques, mais les jeunes – si tant est que cette catégorie sociologique hétérogène et élastique ait encore un sens – sont, eux, plus directement concernés. Alors que, dans la plupart des autres domaines, la société a largement renoncé à faire leur éducation, là, en matière de sexualité, elle n’est avare d’aucun effort. La télévision et le cinéma, la bande dessinée et You Tube, les magazines people et les « antennes ouvertes » des « radios jeunes » ne leur épargnent rien. Toutes les hypothèses sont explorées. Et ce qu’on entrevoit à peine à la devanture des kiosques à journaux se trouve révélé dans les émissions de télé-réalité. Le chemin est balisé, il suffit de le suivre. On le reconnaît facilement : du morceau de chair entrevu par le trou de la serrure jusqu’aux séances de jambes en l’air sur un île lointaine, c’est le même voyeurisme qui est à l’œuvre. Le même effacement des corps au profit de l’étalage de viande. Déclarée ringarde, la tendresse a déserté, emmenant avec elle le plaisir de l’attente et de la découverte, signant le triomphe de la performance. Fini le désir, vive la pulsion ! Passer à l’acte, le plus vite possible, avec le moins de scrupules possible, et – au sens propre – sans le moindre « état d’âme », est devenu la règle. Une règle qui exige un entraînement intense et un conditionnement minutieux ! Au bout du compte, « jouir sans entraves » n’est plus aujourd’hui une libération, c’est devenu un véritable parcours du combattant. Un parcours que les adolescents eux-mêmes craignent plus que tout de ne parvenir à boucler dans les temps… même si, sans toujours oser l’avouer, ils en sont, parfois, un peu fatigués.

Autant en venir donc tout de suite à l’essentiel : je ne crois pas du tout nécessaire aujourd’hui de s’entêter sur « l’éducation à la sexualité »… La priorité me semble être plutôt « l’éducation à la spiritualité ». Et c’est bien parce que je crois que le livre de Patrick Pelège et Chantal Picod relève de cette deuxième catégorie que je ne peux que recommander chaudement sa lecture.

Certes, les auteurs ne mégotent pas sur les approches sociologiques et les détails techniques. Je dois même confesser y avoir fait quelques découvertes physiologiques : mieux vaut tard que jamais ! Certes, ils font preuve d’une érudition de sexologues qui découragera bien des chroniqueurs d’hebdomadaires salaces. Certes, ils abordent les questions de société les plus « branchées » avec une franchise qui n’a rien à envier aux présentateurs de télévision… Mais leur livre ne se résume pas à cela. Leur livre, c’est même tout le contraire ! C’est un ouvrage qui se saisit des savoirs sur la sexualité d’aujourd’hui pour les interroger du seul point de vue qui vaille vraiment la peine : le point de vue éthique.

Ainsi, quand Patrick Pelège et Chantal Picod, dès le début de l’ouvrage, dans une belle approche anthropologique, s’interrogent sur le sens de l’interdit de l’anthropophagie, ils suggèrent qu’au cœur des rapports sexuels, il y a cette exigence fondatrice qui consiste à accepter que « le corps de l’autre n’est jamais le sien, bien qu’il soit le lieu de la consolation, du plaisir ou du repos ». Exigence fondatrice d’intériorité et de spiritualité s’il en est : c’est parce qu’il existe cette limite et qu’on butte toujours sur l’opacité incontournable de la conscience d’autrui que la sexualité humaine ne peut faire l’économie de la question : « Quand je jouis, l’autre jouit-il aussi ? ». Question à jamais sans réponse. Mais question qui ouvre un espace à la conscience, permet de se dégager de l’obsession égocentrique, de se confronter à l’altérité dans ce qu’elle a de plus radical. Question qui interdit l’instrumentalisation de l’Autre dans tous les domaines. Question qui nous tient heureusement écartée de la suffisance impuissante d’un Casanova qui croit que sa propre jouissance fait toujours le bonheur de l’autre. Lui qui est incapable de penser qu’ailleurs, à côté ou plus loin, il existe des sujets qui, comme lui, sont dotés de ce qu’on nomme l’âme ou la conscience. Des sujets fragiles. Dont la fragilité impose qu’on s’en soucie, au moins un peu. Et la spiritualité naît précisément quand ce souci de l’autre, sans imposer le sacrifice de soi, permet d’entrer dans une relation qui n’est pas pouvoir.
On trouve aussi, dans ce livre, de superbes développements sur l’importance du langage, « des mots pour en parler », comme disent les auteurs. Patrick Pelège et Chantal Picod insistent ainsi sur la différence essentielle qui sépare la nomination, qui appelle l’autre à nous rejoindre dans un langage inquiet de ne pas blesser et où, nul, jamais, ne peut prétendre avoir le dernier mot, de l’injure qui s’abolit immédiatement dans son énonciation, laisse l’autre atterré, incapable de faire entendre sa propre voix. Différence capitale dans le quotidien d’une communication envahie par les insultes formatées et où tout échange devient une surenchère de clichés et de jurons. Un communication où l’essentiel est de tétaniser l’autre pour exercer son emprise sur lui… Et l’on ne dira pas assez, à cet égard, l’importance de cet apprentissage du « parler doux » dont Chrétien de Troyes fait, dans Perceval, un des enjeux essentiels de la formation de l’homme. « Parler doux » ne veut pas dire « parler niais », ni se complaire dans les méandres d’un romantisme des préalables largement passé de mode. « Parler doux » veut dire parler juste, au plus juste, au plus près du plus juste. Au plus près de l’exigence de vérité. Au plus près du frisson de toute naissance. Quand on voudrait bien dire, qu’on tente de dire, mais qu’on sait qu’on ne peut pas dire. L’insulte dit tout. Le « parler doux », lui, sait qu’il ne pourra pas tout dire. Non seulement parce que, selon la formule de Wittgenstein, « ce dont on ne peut pas parler il faut le taire », mais aussi parce que, dans le déploiement même d’une parole soucieuse, c’est ce qui échappe aux mots de l’instant qui permet de continuer à parler… et à penser. Et là est bien le lien consubstantiel entre la parole et la spiritualité. C’est dans et avec la première qu’émerge la seconde. Quand le sujet se met en route, en « quête » disait Chrétien de Troyes, en attente et en recherche à la fois, de ce qui est au-delà, toujours au-delà de la satisfaction immédiate de la pulsion.

Enfin, et parmi bien d’autres choses qu’on découvrira au fil des pages, Patrick Pelège et Chantal Picod nous offrent un ensemble de développements qui soutiennent, selon leurs propres termes, que « l’éducation à la sexualité n’est pas seulement explicative et descriptive », mais relèvent d’une posture éducative particulière. Comment la définir ? Sans doute s’agit-il de garder présent à l’esprit que, selon la belle formule de Vladimir Jankélévitch, l’essentiel se situe toujours « quelque part dans l’inachevé ». Qu’aucune explication ni description ne saurait combler la brèche de l’humain dans le corps de l’homo sapiens sapiens. Une brèche qui rend possible l’émergence de l’esprit, non pas dans le corps, mais pour le corps, et co-extensivement avec lui. Non pas à côté de la sexualité, comme pour lui apporter une touche de culture ou un « supplément d’âme, mais dans un vrai corps à corps avec la sexualité. Pour que la sexualité, même au cœur de la passion et au plus fort des tempêtes du désir, sache, comme le dit si bien Marc-Alain Ouaknin - en reprenant le mot d’Emmanuel Lévinas - se faire caresse :

« Eloge de la caresse !
La main s’ouvre, déploie ses doigts vers le dehors.
Eclatement, transcendance vers le monde.
Mais lorsqu’elle atteint et rencontre le monde, objet ou sujet, chose ou être humain, les doigts ne se referment pas en une prise, en une emprise, en un « main-tenant ».
Ils restent tendus, ouverts…
Ainsi la main se fait caresse.
La caresse s’oppose à la violence de la griffe… »

Lire aux éclats, Le Seuil, 1994

Et Dieu sait – c’est même sans doute la seule chose qu’il doit savoir s’il existe ! – que la caresse n’est pas donnée. Que la griffe est puissante. Il faut, tout à la fois, un peu d’éducation, du courage, de la patience et l’interlocution d’un être aimé pour tenter d’opposer la caresse à la violence.

C’est que l’esprit n’est pas une chose. Qu’il n’existe pas indépendamment des sujets. Et que son existence même peut parfois – si souvent ! - relever du miracle. La spiritualité n’a jamais gagné la partie. Elle a besoin de chacune et de chacun d’entre nous. Et nous avons besoin, pour tenter de la faire émerger avec les « petits d’hommes » qui viennent au monde, de quelques savoirs, d’un peu de discernement et d’une infinie attention aux moindres gestes par lesquels elle s’ébauche. Car, ils sont là ces moindres gestes, même dans le plus inhumain des humains, même dans l’obscénité du Disneyland pornographique où nous sommes immergés, même dans les tâtonnements les plus aberrants de notre modernité. Je veux croire qu’ils sont encore là. Nous devons croire qu’ils sont là. Et que nous les apercevrons grâce à la fréquentation de ces « œuvres de culture » où sont, comme le rappellent Patrick Pelège et Chantal Picod, après Paul Ricoeur, déposés « les signes d’humanité.

Il manque peut-être quelque chose au livre de Patrick Pelège et Chantal Picod : un appel, pressant, pour tous ceux et celles qui veulent se mêler d’éducation à la sexualité, à lire et à faire lire les poètes. Qu’on me permette donc, pour finir, de citer un texte de l’un de l’un de nos plus grands poètes contemporains, François Cheng :

« Et toujours plus avant dans ta vallée.
Tes senteurs de mousse conservent intacts
Rêve et mémoire. Un fuchsia crevant l’écran,
Et l’on s’introduit dans ton plus intime.
La grive appelle ; les rocs doucement saignent.
Près de l’étang, là-bas, le saule natal

S’abandonne à la paix d’après les pleurs. »
A l’orient de tout – Gallimard 2005

Vous avez dit « sexualité » ! Et si on disait « spiritualité » ?

Philippe Meirieu
Professeur à l’université Lumière-Lyon 2