Un appel à l’intelligence pédagogique

Il faut savoir gré à Rouke Broersma et Freek Velthausz d’avoir travaillé – enfin ! – sur les rapports de Petersen et de Freinet, du Plan d’Iéna et de l’École moderne… comme il faut remercier les Amis de Freinet de mettre à la disposition du lectorat français cette passionnante étude. D’abord, bien sûr, parce que, dans ces temps où les zélotes de « la culture » passent à la trappe l’histoire des idées et des pratiques pédagogiques, il est bon de rappeler que le patrimoine éducatif fait partie de notre histoire commune et qu’à l’ignorer systématiquement on se condamne à l’aveuglement sur les enjeux actuels, aux polémiques stériles et, pour tout dire, à réinventer systématiquement l’eau tiède ! La France, en effet, fait aujourd’hui très largement l’impasse sur la pédagogie et ses « figures », comme sur les pratiques éducatives et leur histoire. On peut y devenir professeur sans jamais avoir entendu parler de Pestalozzi ou de Makarenko, de Ferrer ou de Freire, voire sans jamais avoir lu une ligne de Célestin Freinet ! On peut même y soutenir une thèse de « sciences de l’éducation » sans être capable de dire un mot sur Itard ou Montessori, voire d’expliquer le sens de la création de l’Institut Jean-Jacques Rousseau par Claparède … Or, cette ignorance, ce « trou noir » de la culture universitaire, est loin d’être anecdotique ou innocent. Cela contribue à faire de la pédagogie une « discipline invisible », réservée à quelques militants attardés et destinée, tout au plus, à faciliter la tâche des assistantes maternelles. Cela « naturalise » en quelque sorte les pratiques éducatives – scolaires, familiales, sociales – et limite leur interrogation aux débats médiatiques caricaturaux dans lesquels chacun renchérit de son « cela va de soi ! ». Or, justement, en pédagogie, rien ne va de soi ! Pas un geste, pas une méthode qui ne portent une représentation de l’Homme et de la société. Pas un savoir dont le choix ne soit discutable au regard de « ce que l’on veut former ». Pas un dispositif, pas une institution qui puisse se prévaloir d’une loi gravée dans le marbre qu’il nous faudrait respecter à jamais : la « leçon », l’exercice, l’emploi du temps hebdomadaire, l’organisation de l’école en classe, la notation… tout cela ne sont que des modalités historiquement datées et pédagogiquement discutables pour faire face à notre « devoir d’éduquer » les jeunes générations !
Et voilà pourquoi, tout d’abord, cette publication est particulièrement utile. Elle nous replonge au cœur de travaux essentiels menés avant que notre pensée ne s’engourdisse, des travaux qui nous réinterrogent opportunément sur ce que nous faisons et voulons aujourd’hui. Les rapports de Petersen et de Freinet sont d’abord une cure de jeunesse intellectuelle. Contre le conformisme nostalgique, le gâtisme institutionnel, le bégaiement des cadres d’une éducation qui n’est plus guère « nationale »… les échanges de ces deux pédagogues sur les « groupes de travail » et les modalités d’organisation d’une école où l’on pourrait apprendre de manière « vivante », interactive, avec un « autocontrôle » des élèves et dans le cadre d’un « plan de semaine rythmique », est tout à fait rafraichissant. Rappel indispensable à l’exercice de l’intelligence pédagogique. Témoignage de ce que l’inventivité obstinée, dès lors qu’elle s’articule avec un travail rigoureux d’observation et une solidarité lucide avec les praticiens, peut ouvrir de portes pour un exercice plus efficace et heureux à la fois du métier d’enseignant. C’est pourquoi, évidemment, il fallait publier ce livre…

Mais on apprend aussi, ici, beaucoup d’autres choses sur les fondamentaux du pédagogique. On apprend, par exemple, à travers les échanges de Petersen et de Freinet, que toute véritable éducation refuse le moindre préalable. Pas question de dire : « On voudrait bien instruire ces gosses, mais il faudrait qu’ils soient d’abord éduqués ! » Ou encore : « … à condition qu’ils aient le niveau ! » L’impératif pédagogique ne souffre pas d’exception : on prend les gamins comme ils sont, ce qui ne veut pas dire qu’on les laisse là où ils sont ! Tout au contraire !

C’est ainsi que Petersen et Freinet nous introduisent au cœur des tensions constitutives de l’acte pédagogique. Ils ne gomment pas la difficulté de l’entreprise, mais en restituent la salutaire complexité : pas d’éducation sans continuité et inscription dans un développement qui, d’une manière ou d’une autre, est toujours déjà là… mais pas d’éducation, non plus, sans rupture, découverte d’autres horizons et mobilisation sur de nouveaux projets. Pas d’enseignement possible sans miser sur la liberté d’un sujet qui, seul, peut décider d’apprendre… mais pas d’enseignement, non plus, sans une organisation sécurisée, un cadre contenant, une « discipline qui est l’ordre même dans l’organisation de l’activité et du travail », comme dit le Plan d’Iéna. Pas de véritable apprentissage sans « tâtonnement expérimental », comme l’explique Freinet… mais pas d’apprentissage sans formalisation structurée, sans reprise systématique avec le maître, sans confrontation avec les grandes œuvres de la culture. Pas d’école, enfin, sans un suivi personnel attentif, une individualisation des parcours, un « autocontrôle » méthodique, des remédiations systématiques… mais pas d’école, non plus, sans construction de collectifs où chacun et chacune puissent avoir leur place, être reconnu en intégrant une configuration sociale stabilisée permettant de se dégager des coagulations fusionnelles… Qui peut dire que ces questions ne sont plus d’actualité ?

Reste, bien sûr, un contexte historique qui peut nous apparaître dépassé. En quoi sommes-nous concernés aujourd’hui par les rapports de Petersen et du national-socialisme ? Par les tensions entre Freinet et les staliniens ? Détrompons-nous ! Rien n’est plus actuel, par exemple, que la question des rapports entre la pédagogie et la caractérologie : qu’en 1933-1934, la Revue internationale de pédagogie publie un article sur « la caractérologie allemande », au moment où elle passe sous la mainmise nazie et tente de « récupérer » l’œuvre de Petersen, doit nous interroger. Les régimes totalitaires tentent toujours d’instrumentaliser les travaux pédagogiques en exaltant leur « naturalisme innéiste » plus ou moins latent : ils réduisent ainsi l’éducation à l’admiration béate des aptitudes qui s’éveillent et à la sélection darwinienne des plus « adaptés ». Il faut s’en souvenir au moment où se développent les tentations les plus folles pour dépister prématurément les « inadaptés » ; quand, au motif de leur fournir une « éducation adaptée », on les réduit à leurs symptômes et on les enferme dans leur « nature » au point que les systèmes d’orientation se transforment en gares de triage… Il faut comprendre aussi pourquoi un homme comme Petersen, adepte de la pédagogie libertaire et admirateur des écoles anarchistes créées à Hambourg en 1918, a pu flirter avec le jargon national-socialiste. Qu’est-ce qui pouvait bien le séduire là ? Ne doit-on pas se méfier, avec la plus grande vigilance, des collusions possibles entre des idéaux communautaristes, exaltant « la solidarité spirituelle », et les dérives fascisantes exaltant « l’enracinement » et le repliement des groupes humains sur des identités sectaires ? Sans céder à l’illusion anachronique d’une analyse a posteriori, l’histoire de l’éducation nous invite à la vigilance. On n’est jamais trop prudent. Et il vaut mieux comprendre pourquoi Petersen s’est momentanément fourvoyé plutôt que de se précipiter vers les mêmes impasses… Quant à Freinet, il importe de bien comprendre à quel point il travailla en tension permanente entre sa volonté de se solidariser avec un prolétariat dont l’oppression était plus que patente et la méfiance qu’il nourrissait envers toutes les formes d’assujettissement dogmatique. Pace qu’il croit que l’éducation peut aussi changer la société, Freinet ne baissera jamais la garde devant ceux qui l’enjoignent de renoncer à ses méthodes pédagogiques pour se ranger sagement derrière le prêt-à-penser d’un parti quel qu’il soit. Mais, parce qu’il sait que l’école ne peut, à elle seule, résoudre tous les problèmes, Freinet restera, jusqu’au bout, un militant politique, certes franc-tireur, mais néanmoins infatigable et résolu. Et qui peut dire, aujourd’hui que ces questions ne se posent plus ? Quels esprits forts peuvent-ils nous faire la leçon en rangeant définitivement Petersen et Freinet au magasin des accessoires périmés ?

Qu’on me permette, enfin, de souligner à quel point ce document sur les relations de Petersen et Freinet est aussi le témoignage pudique d’une véritable amitié. Certes, on dira que l’amitié n’est pas une vertu spécifiquement pédagogique. Mais elle n’en demeure pas moins, ici comme ailleurs, une formidable pierre philosophale. Elle permet cette confiance respectueuse et exigeante entre deux êtres, en dépit des turbulences de l’histoire et des aléas des trajectoires personnelles. Grâce à cette amitié, deux hommes, aux statuts et aux engagements différents, impliqués dans de véritables recherches-actions pédagogiques, ont su tisser des liens et avancer – ensemble et chacun de leur côté – vers une éducation au service de plus d’humanité. Leur relation, à elle seule, est exemplaire. Chapeau Messieurs !

Philippe Meirieu
Professeur en sciences de l’éducation à l’université Lyon 2