La liberté de penser

L'histoire de la pédagogie est celle des défis successifs que se sont donnés les éducateurs pour intégrer toujours plus d'êtres dans le " cercle de l'humain ". C'est le petit esclave du Ménon de Platon - dont, de toute évidence personne n'attend rien - à qui Socrate fait découvrir un théorème géométrique. C'est Alcuin, au VIIIe siècle, qui s'efforce d'enseigner les sciences et la théologie tout à la fois à la cour de Charlemagne et aux religieux illettrés regroupés dans des abbayes au fin fond de l'Europe. C'est Coménius qui, au coeur de la guerre civile qui dévaste la Bohème du XVIIe siècle, écrit La Grande Didactique afin " d'enseigner tout à tous ". Ce sont des hommes comme Pestalozzi et Itard qui bravent, un siècle plus tard, les préjugés de leur époque pour tenter de " tirer quelque chose " des orphelins farouches et hostiles de Stans ou d'un enfant sauvage que tous considèrent comme un " arriéré définitif ". Ce sont des militants engagés à toutes les extrémités de l'échiquier idéologique qui " récupèrent " les laissés pour compte de tous bords : Don Bosco, le prêtre salésien, qui fonde les premiers ateliers professionnels pour les voyous qui viennent dépouiller sa paroisse ; Makarenko, acteur de la " grande révolution bolchevique ", qui imagine les premières " colonies " pour les délinquants et tente de les réinsérer alors que tant d'autres auraient préféré pour eux la prison, voire le poteau d'exécution. C'est Maria Montessori, catholique fervente, qui propose aux enfants abandonnés d'une banlieue pauvre de Turin le premier matériel pédagogique véritablement adapté à leur âge. C'est, plus près de nous, Fernand Oury, empreint de marxisme et formé à la psychanalyse, qui tente avec les élèves de " la classe du fou " la mise en place d'un " conseil " où ceux qui ont toujours vécu dans le tumulte peuvent, enfin, accéder à la parole... Et tous les autres, plus ou moins connus et oubliés, qui ne se sont pas résignés. Ceux qui ne se sont pas résignés à l'exclusion, ceux qui ne se sont pas résignés à traiter l'échec par la seule sanction, ceux qui ne se sont pas résignés au fait qu'il existe de sous-hommes, maintenus dans les limbes de la connaissance, dans l'enfance de l'intelligence, dans la dépendance de ceux qui " pensent pour eux ", dans l'incapacité de " penser par eux-mêmes ".

Car là est bien, au-delà de toutes les querelles, la véritable ligne de fracture. Elle sépare ceux qui " font acte de pédagogie " et ceux qui, commis plus ou moins zélés d'une quelconque " machinerie scolaire ", se contentent de laisser la sélection s'opérer sous leurs yeux. Ceux qui font le pari, toujours plus ou moins insensé, de l'éducabilité des petits d'hommes et ceux qui, à l'inverse, se contentent de laisser réussir ceux qui ont trouvé leur panoplie de bon élève au pied de leur berceau.

Les premiers, contrairement aux représentations les plus répandues, ne font nullement acte de démagogie mais d'exigence. Les seconds, drapés dans le sérieux de leurs examens et de leurs contrôles, armés de batteries de tests qui permettent d'éloigner à bon escient " les moins doués ", baissent les bras... parfois même au nom des " savoirs ", de " la culture ", quand ce n'est pas de " la civilisation " elle-même !

Les premiers refusent d'enfermer l'enfant dans une hypothétique " nature " ; les seconds se complaisent dans le " culte des préalables ", répétant à satiété qu'untel ou untel " n'a pas le niveau ". Pas le niveau pour accéder à la formalisation mathématique. Pas le niveau pour parvenir à l'abstraction. pas le niveau pour " faire de la philosophie ".

Ainsi se dégage une opposition trop souvent mise sous le boisseau et dont, pourtant, la compréhension permettrait d'éclairer bien des débats. Opposition entre Adolphe Ferrière, pourtant promoteur de l'Éducation nouvelle, et qui met en place, en 1942, " une classification naturelle des types psychologiques " (basée sur les ascendances astronomiques des élèves) et, par exemple, Henri Bouchet, souvent associé au même courant pédagogique mais qui refuse, lui, à la même époque, toute " pédagogie a priori  " et toute " tentative pour organiser les apprentissages à partir des lois de l'individualité ". Opposition, encore, entre la vulgate piagétienne qui se débrouille toujours, devant les difficultés d'un élève, pour expliquer que " c'est parce qu'il n'a pas atteint le bon stade " et l'approche de Vygotsky qui affirme le primat de l'apprentissage sur le développement, suggère de chercher toujours les moyens pour faire progresser quelqu'un, sans nier " ce qu'il est ", mais sans, surtout, " s'y résigner ". " Faire avec " parce qu'on ne peut faire autrement... mais " faire pour " : pour apprendre, pour grandir, pour accéder à la liberté de s'émanciper, y compris du pouvoir de l'émancipateur.

Car là est bien, in fine , la pierre de touche et là réside le point de rupture. Émanciper est le principe de tous ceux qui veulent éduquer. Mais, bien souvent, il s'agit d'émanciper des autres, des méchants, des sectaires, de ceux dont on dit qu'ils ne pensent pas du tout, simplement parce qu'ils ne pensent pas bien, qu'ils ne pensent pas comme nous. C'est pourquoi il n'est de véritable éducation que celle qui place, au coeur de ses pratiques, l'émancipation à l'égard de l'éducateur lui-même. Mais la chose n'est pas facile : comment faire, en effet, pour que le libérateur ne récupère pas, en assujettissement à son égard, la liberté qu'il a permis d'acquérir à l'égard des autres ? Ainsi en est-il, souvent, des enseignants eux-mêmes à l'égard du pouvoir des parents. Ainsi en a-t-il été de bien des expériences d' " écoles nouvelles " où le charisme des éducateurs venait reprendre en fascination ce qu'il semblait avoir abandonné en autorité. Et, au niveau politique, les peuples du Sud ont fait, bien souvent, la douloureuse expérience de voir les leaders de la décolonisation se transformer en tyrans...

C'est donc à l'acquisition de la véritable liberté de penser que s'éprouve l'ambition éducative. Liberté de penser qui ne peut s'acquérir sans la médiation de la réflexion sur des " tiers ", des textes, des questions, des expériences qui permettent d'échapper au face à face mortifère entre l'enseignant et l'élève, au couple infernal fascination / répulsion dans lequel vient mourir, si souvent, la relation éducative.

Ainsi comprend-on l'immense mérite de l'ouvrage de Jean-Claude Pettier et de Jacques Chatain : c'est le livre d'hommes ambitieux pour leurs élèves, d'hommes qui se refusent à ce que des élèves d'école primaire, de SEGPA, de collèges et d'ailleurs restent dans les limbes de la pensée. D'hommes qui placent l'accès à la liberté de penser, non seulement en classe de terminale des lycées d'enseignement général et technologique, dans un hypothétique couronnement de la scolarité, mais tout au long du cursus qui y conduit. Tant il est vrai qu'on ne peut s'abîmer dans la plainte que nos élèves de terminales sont de bien mauvais philosophes si l'on ne les a pas préparés antérieurement à la démarche philosophique. Tant il est vrai que la liberté de penser n'advient pas miraculeusement un jour, mais se construit, de manière lente et patiente, tout au long de la scolarité. Tant il est vrai que c'est là l'enjeu majeur des pédagogues et des philosophes enfin réconciliés.