PREFACE : « Rendre les enfants dignes du respect qu’on leur doit »

 

Le témoignage de Julieta Solis est remarquable à bien des égards et sa lecture est, tout à la fois, un vrai plaisir, une source infiniment précieuse d’informations et une occasion rare de réflexion…

C’est, tout d’abord, l’histoire d’une enfance de l’après-guerre, dans une société française qui n’est pas si lointaine que cela, mais que, pourtant, nous avons très largement oubliée : les jeunes générations n’imaginent pas ce que représentait alors un voyage en chemin de fer de Paris à Cannes dans un monde sans télévision ni Internet, quand la mixité était encore, pour l’immense majorité des Français, un véritable scandale et qu’une barre de chocolat Cemoi au goûter était, pour l’immense majorité des enfants, un véritable festin. Plus encore, on a oublié à quel point l’éducation était alors corsetée : un moralisme étriqué se faisait passer pour de la pudeur et le respect des convenances prévalait largement sur le respect des personnes. Certes, il y avait André Gide et les surréalistes, mais, en dehors des cénacles éclairés de quelques grandes villes, la tradition et le conformisme verrouillaient encore largement les mentalités et les comportements… Dans ce cadre, la famille de Julieta représente une véritable exception et Le Pioulier une formidable bouffée de liberté. Il faut lire, ici, en creux, le témoignage de cette enfant sur sa rencontre avec Freinet, pour imaginer le caractère profondément subversif des pratiques éducatives qu’elle nous décrit : car les couleurs de ses dessins comme la lumière de Vence contrastent terriblement avec la grisaille des blouses et la médiocrité assumée d’un système scolaire encore englué dans le 19ème siècle.

C’est ainsi qu’avec une infinie délicatesse, Julieta nous montre à quel point, au Pioulier, quelque chose de particulier émerge : un autre regard sur l’enfance et sur les enfants, à mille lieues du mépris et de la démagogie, un regard qui fait exister l’enfant dans son présent comme un être, tout à la fois, complet et inachevé. Complet, parce qu’on reconnaît déjà en lui toute la palette des émotions possibles et toutes les dimensions de « l’humaine condition »… mais aussi inachevé et fragile, appelant, tout à la fois, les adultes à leur devoir de protection et à leur devoir de transmission. « Les chagrins des petits ne sont pas des petits chagrins », disait déjà Janusz Korczak quelques années plus tôt. Mais on était encore loin d’avoir tiré les conséquences d’une telle affirmation. Sauf, de toute évidence, au Pioulier, ce lieu presque magique qui apparaît, dans ce livre, aussi exceptionnel que lumineux. Ce lieu où, comme le dit admirablement Julieta, « on rend les enfants dignes du respect qu’on leur doit ».

Mais, au-delà du document historique, nous avons entre les mains – et c’est, en grande partie, ce qui lui donne une vibration toute particulière – un témoignage particulièrement poignant sur une trajectoire singulière. Julieta nous décrit ici sa « traversée du tunnel ». « Au début, le jour entrait suffisamment pour guider nos pas, mais au bout de quelques mètres, nous plongions dans le noir… » : ainsi la promenade de prédilection de la petite fille qui s’aventure, avec ses camarades, sur la voie de chemin de fer désaffectée de Gattières est-elle une belle métaphore de sa propre histoire. Elle y apprend à prendre des risques sans se mettre en danger. Elle y domine ses inquiétudes, y maitrise sa peur « sachant que cela ne dure pas : bientôt la lumière réapparait au loin, indiquant la direction à suivre pour retrouver la sortie. » Ainsi, sans aucun doute, pourrait-on décrire son histoire personnelle au Pioulier : elle y arrive anorexique, tendue contre le monde entier qui veut la contraindre à manger, à apprendre et à grandir, décidée à résister aux meilleures intentions éducatives du monde, exerçant une emprise terrible sur son entourage qui cherche – et c’est bien normal ! – à la sauver malgré elle. Et elle rencontre des éducateurs qui savent qu’ils ne peuvent pas décider de recommencer à manger à sa place, pas plus qu’ils ne peuvent apprendre et grandir à sa place… Il faut qu’elle traverse le tunnel et elle seule peut y parvenir. Plus encore, elle doit y parvenir seule pour que le chemin parcouru ne soit pas sans cesse à refaire sous la contrainte, en piétinant dans l’infantile pour n’avoir jamais pu franchir l’obstacle par ses propres moyens.

Célestin et Elise Freinet savent cela. Ils ont compris que nul ne décide de grandir à la place de quiconque, mais ils ne se réfugient pas, pour autant, dans l’abstention pédagogique : ils indiquent la voie sans mettre l’enfant en laisse ; ils proposent des activités sans mâcher systématiquement le travail ; ils organisent des rencontres sans chercher à contrôler ce qui va s’y passer ; ils restent présents, disponibles, mais sans forcer la confidence. Ils offrent des occasions, toujours renouvelées, que l’enfant peut saisir pour apprendre et grandir… Et puis, bien sûr, ils témoignent, sans la moindre ostentation et à travers leurs moindres comportements, qu’il y a bien une lumière au bout du tunnel. Car l’enfant a besoin, tout à la fois, de situations et d’exemples : de situations à sa portée, pour pouvoir se saisir de ce qui va lui permette de se construire… et d’exemples d’adultes qui suscitent et supportent son désir de grandir. C’est ainsi que se passe la résilience dont parle si bien Boris Cyrulnik, cette « nouvelle naissance » où un sujet trouve en lui-même la force de surmonter les épreuves les plus terribles… parce que d’autres – ses « tuteurs » de résilience – lui offrent des occasions de se dépasser et lui montrent que c’est possible. Trouver « en soi-même » et « grâce aux autres » : voilà tout le mystère et voilà aussi tout le secret. On ne fait rien que ce que l’on fait soi-même, mais on ne le fait que grâce aux autres… et dans la mesure où les autres, précisément, nous offrent obstinément les moyens de le faire par nous-mêmes.

Certains se demanderont si nous sommes ici dans le domaine de la pédagogie ou dans celui de la thérapie : il n’est pas certain que la question soit d’une grande importance. Les bons éducateurs peuvent avoir des effets thérapeutiques parce qu’ils sont de vrais éducateurs… bien plus, de toute évidence, que ceux qui cherchent maladroitement à singer les thérapeutes : un bon entraineur de football est parfois plus utile à un enfant fragilisé qu’un mauvais psychologue ! Et de même, bien sûr, les thérapeutes sont de vrais éducateurs quand ils accompagnent des enfants accidentés et leur permettent d’effectuer les apprentissages grâce auquel ils peuvent se reconstruire. Ainsi Julieta, au Pioulier, devient-elle « une autre Julieta » : étrange « métamorphose » - pour reprendre son propre terme – qui lui permet de reprendre possession d’elle-même et de s’habiter pleinement. Parce que Freinet – et c’est là un des enseignements majeurs de ce livre - lui donne la possibilité de vivre des aventures extraordinaires, de découvrir le monde et de se découvrir simultanément elle-même, de se « mettre en jeu » pour pouvoir « se mettre en je ».
Nous voyons, en effet, ici comment Freinet conçoit et met en œuvre son « univers éducatif ». Julieta passe en revue, sous nos yeux, la plupart des « techniques Freinet » et nous en donne de précieux exemples : texte libre, correspondance, journal, travail personnalisé, enquêtes, brevets, conférences données par les élèves, utilisation du théâtre et du cinéma, etc. Dans cet ensemble, l’imprimerie prend un relief tout particulier car Julieta nous explique que, grâce à elle et parce que le texte composé et imprimé « existe à l’extérieur d’elle-même », elle se sent exister : cette matérialisation de son expression vient en quelque sorte donner de la consistance à son intériorité, elle l’objective pour mieux étayer la construction de sa subjectivité ; en imposant à cette subjectivité l’épreuve du texte imprimé, elle la libère de ce que Kant nommait le « pathologique » pour lui permettre d’accéder, en même temps, à soi et aux autres, à soi grâce aux autres…

Plus largement encore, on peut observer comment, au quotidien, alternent, au Pioulier, les temps de travail personnels et les moments de travail collectifs ; on voit comment, dans ces allers-retours permanents, les enfants peuvent se replier et se déployer, se retrouver individuellement et s’enrichir réciproquement. On voit également comment fonctionne vraiment la « pédagogie coopérative », loin de toute naïveté spontanéiste, avec des adultes qui assument tranquillement leur statut d’éducateurs, c’est-à-dire qui savent, quand il le faut, imposer des belles contraintes : non point des contraintes qui permettent « d’avoir la paix », mais des contraintes  qui rendent possibles l’expression de la créativité, l’émergence de la liberté et la construction de la solidarité.

Enfin, une des originalités de ce livre est de nous faire aussi découvrir Le Pioulier en dehors des périodes scolaires proprement dites, au moment où Elise et Célestin y accueillaient des enfants sans y « faire la classe ». C’est ainsi que l’on est plongé dans un univers où, sans les « techniques Freinet » proprement dites, on peut observer le « projet éducatif » de Freinet : il apparaît fondé sur ce que Julieta considère comme la « véritable révolution » qu’elle a vécu pendant ses « années Freinet », la promotion permanente du « désir d’apprendre ». Car, au Pioulier, il n’y a pas de différence, explique-t-elle, entre « la vie » et « l’apprentissage ». Pourtant, la « vie » n’y est nullement édulcorée – Julieta ne nous cache rien sur la cruauté des enfants entre eux et parle même de « jungle » – ; la vie échappe, pour une large part, au contrôle systématique des adultes… mais la vie est portée, en permanence, par la « frénésie de la découverte », la joie d’apprendre et de comprendre, le bonheur d’échanger ce que l’on a appris et compris.

D’une certaine manière, au Pioulier, c’est « toute la vie qui fait école », non pas en assujettissant les apprentissages à la « forme scolaire » traditionnelle des « leçons », mais, tout au contraire, en subvertissant cette forme scolaire pour transformer le quotidien en « aventure de l’apprendre ». Apprendre devient ici une activité « naturelle », qui permet d’ouvrir les yeux à chaque instant sur des objets, des phénomènes, des histoires et des savoirs qui font pétiller le cerveau et ouvrent à un rapport au monde qu’il faut bien qualifier par le mot qui vient si souvent à l’esprit en lisant ce livre, « heureux ». L’enfant n’est plus là dans un inventaire comptable des connaissances susceptibles de lui apporter des garanties sur sa carrière future ; il n’est plus dans l’absorption résignée de programmes obligés ; il n’est pas là, non plus, dans la posture du parasite qui exploite à son profit ce qui peut servir ses intérêts… Il est mis dans la possibilité de s’émerveiller de ce qu’il vit et d’en multiplier à l’infini le plaisir par la compréhension et le partage avec d’autres… Voilà, en effet, ce qui éclaire tout ce livre : il est, simultanément – « simultanément », tout est là ! – un hommage à la vie et un hommage à la connaissance. Comme si l’une et l’autre pouvaient être quasiment consubstantielles. Et, peut-être, parce qu’effectivement l’une et l’autre sont consubstantielles dès lors qu’on a le projet d’ « élever » l’enfant, les humains et l’humanité. De les élever en humanité.

Philippe Meirieu