Vers un établissement formateur

 

L'ouvrage de Colette Paillole et de Jacqueline Rimet-Meille n'est pas, à l'évidence, un livre de " sciences de l'éducation "... Le lecteur n'y trouve ni appareillage statistique, ni démarche de validation et nous sommes bien loin de la technicité de la didactique. Est-ce à dire qu'il est inutile ? Bien évidemment non ! La réflexion pédagogique qui s'y déploie est, au contraire, infiniment précieuse. Comme l'est le discours pédagogique d'un Célestin Freinet ou d'un Anton Makarenko qui, de toute évidence, ne seraient pas recrutés, aujourd'hui plus qu'hier, s'ils voulaient enseigner dans une de nos facultés de sciences de l'éducation. Car la pédagogie n'aspire pas à la scientificité et l'on serait bien en peine de trouver chez nos " grands pédagogues " cette fascination pour les recherches universitaires qui semble s'être emparée de nos " penseurs de l'éducation ". La pédagogie, au contraire, est, depuis son origine, un discours étrange, une forme de littérature épique ou utopique où se mêlent expérience personnelle, débat sur les valeurs, description de situations difficiles, outils pour l'action... avec simplement la volonté de ne pas trop " se raconter d'histoires ".

Car, c'est bien là la difficulté : dès lors qu'on cherche à rendre compte de la complexité des êtres et des choses, dès lors qu'on se refuse à " l'aplatissement scientifique " et qu'on croit que l'acte éducatif ne peut pas être pensé en dehors de la réflexion sur les fins et d'une indispensable éthique, le risque est grand de voir ce discours dériver vers la facilité rhétorique, et, même, parfois de basculer dans le délire. Comment éviter, en effet, la complaisance qui nous menace dès que nous entendons " nous raconter " ? Comment éviter les pièges de l'auto-justification à tout prix ? Comment éviter le manichéisme et la caricature ? Comment sortir du bavardage sympathique entre amis ou de la polémique stérile avec ses ennemis ?

Là est le premier mérite de ce livre, la trouvaille, aussi, qui renouvelle efficacement le genre : il est écrit à quatre mains, par deux personnalités, certes proches, mais qui s'engagent dans un travail d'élucidation réciproque où chacune d'entre elles aide l'autre à élaborer son discours et se donne, avec elle, des outils d'intelligibilité de la réalité éducative. Ainsi ce livre est-il bien plus qu'un double journal de bord ou même que le croisement de deux témoignages : il est un vrai dialogue, respectueux et exigeant, où chacune des deux interlocutrices fait crédit à l'autre et l'aide, par son interlocution, à identifier les points nodaux, les convictions fondatrices, les dangers aussi de ses propres pratiques. Ainsi se construit un texte original dans lequel émergent, au fur et à mesure, de nombreuses notations intéressantes, des analyses pertinentes, des propositions dont le lecteur fera son miel.

Et, s'il fallait retenir quelques thèmes essentiels parmi bien d'autres, j'en retiendrai, pour ma part, trois : une attention toute particulière à l'émergence de l'humain dans l'homme, un souci de l'efficacité de l'école en matière d'apprentissages et la redéfinition du métier de chef d'établissement...

Une attention toute particulière à l'émergence de l'humain dans l'homme, d'abord  : rien de plus simple et rien de plus essentiel pourtant. Rien de plus exigeant aussi, dès lors que nous vivons dans des institutions qui s'emballent bien souvent, oubliant pour qui elles sont faites et se satisfaisant de la contemplation de leur propre fonctionnement. À l'inverse de cela, on apprécie tout particulièrement dans ce livre les " histoires de vie " et les " portraits " qui le ponctuent. Il y a là une " matière humaine " qui nous ramène à l'essentiel : les destins singuliers des êtres et leur avenir, plus importants que tous les tableaux de bord administratifs et toutes les questions techniques qui nous occupent tant. Colette Paillole et Jacqueline Rimet-Meille savent que tout travail éducatif s'éprouve à la considération de chaque élève, à l'attention qu'on lui porte, à l'aide qui lui permet de grandir, à la manière dont il accède à la culture et devient citoyen. Salutaire rappel contre tous les envahissements de la bureaucratie !

Un souci de l'efficacité de l'école en matière d'apprentissages, ensuite  : les auteurs, en effet, tout en étant attentives aux parcours singuliers, ne perdent jamais de vue la spécificité de l'institution scolaire. Car il s'agit bien d'apprendre, de faire en sorte que chacun s'approprie les savoirs nécessaires et cela sans jamais laisser personne au bord du chemin. Certes, elles savent que c'est là un projet difficile... Mais il est difficile parce que nous sommes ambitieux. Que nous abandonnions nos ambitions et les difficultés s'évanouiront ! Que nous reconnaissions, au contraire, ces difficultés objectives, que nous en fassions de véritables problèmes professionnels, que nous nous attelions à les résoudre avec intelligence et obstination et tout alors devient possible. Loin des pamphlets qui cherchent toujours à désigner des boucs émissaires qui seraient responsables des difficultés de l'école et des enseignants (les parents démissionnaires ou, au contraire, consommateurs, les pédagogues laxistes, les politiques irresponsables, les professeurs corporatistes, etc.), Colette Paillole et Jacqueline Rimet-Meille cherchent résolument comment avancer, comment construire ensemble " une école de la démocratie " et " une école démocratique " dans la République.

Une redéfinition du métier de chef d'établissement, enfin  : certes, ce métier est aujourd'hui mieux identifié et l'on en connaît précisément les exigences. Mais il y a plus ici : la prise en compte de ce fait essentiel que " c'est tout l'établissement qui est formateur ", " c'est tout l'établissement qui enseigne et éduque ". On a trop tendance, en effet, à considérer que, dans un collège ou dans un lycée, tout se passe dans les cours. Le reste, ce qui se passe dans les interstices, dans les couloirs, dans la cour ou au réfectoire, ne serait que du remplissage. Rien n'est plus faux évidemment : tout, dans un établissement, est formateur. Absolument tout : de la manière dont les élèves sont accueillis le matin à la porte jusqu'à la façon dont est organisé le self, en passant, bien sûr, par le règlement intérieur, le rapport avec les personnels de service, l'accueil des parents, les relations avec l'environnement, etc. L'éducation des élèves ne se réduit pas à la juxtaposition d'enseignements : elle se construit dans un établissement où le moindre geste fait sens, où l'ensemble de ce qui se fait est mis en cohérence, ressaisi dans un projet. C'est de cela, au fond, dont parle ce livre. C'est-à-dire de l'essentiel. De là où se joue, à la fois, le sort de chaque élève et notre destinée commune.