La morale contre tous les fatalismes…

 

Le slogan attribué à Margaret Thatcher « There is no alternative » s’est, aujourd’hui, insidieusement emparé de bien des esprits et règne même souvent en véritable « maître » dans les discours de nos enfants. Qu’on les écoute dans les cours de récréation ou qu’on débatte avec eux des questions de leur vie quotidienne comme de l’avenir du monde, on est frappé, en effet, de les voir fréquemment invoquer, sous une forme ou sous une autre, la fatalité. Fatalité face à des comportements ou à des systèmes qu’ils peuvent désapprouver mais jugent immuables : « Il faut se battre pour être plus fort que les autres, sinon on est piétiné ! ».

Fatalité face à des événements ou situations qu’ils peuvent regretter mais auxquels ils acceptent de se résigner : « Il y aura toujours des injustices, des gens qui réussissent et d’autres qui échouent, des riches et des pauvres, des privilégiés et des exclus : on n’y peut rien ! ».

Fatalité face à notre modèle de développement économique débridé dont ils craignent les conséquences écologiques désastreuses mais contre lequel ils n’imaginent pas pouvoir agir : « C’est vrai que la planète est menacée, mais je ne vois pas pourquoi je changerai mes habitudes de consommation ! ».

Fatalité face à la formidable « pression à la norme » exercée par la tribu, le groupe et, bien sûr, la publicité dont ils mesurent la caractère terriblement arbitraire, mais qu’ils considèrent comme irrésistible : « La mode, c’est souvent débile, mais il faut bien la suivre pour ne pas se faire remarquer ou humilier ! ».

Fatalité – la plus grave peut-être ? - face aux pulsions qui les animent et auxquelles ils disent ne pas pouvoir résister : « La télé et les jeux vidéo, c’est trop fort… ça empêche de faire ses devoirs ! »« Moi, je suis comme ça : quand je suis énervé, je frappe ! »… « J’ai pas envie d’aider en famille… un point c’est tout ! »… « Je vois bien que c’est pas juste, mais on ne peut pas intervenir, ça ne sert à rien ! »« La politesse, les devoirs et toutes ces obligations à la maison ou à l’école, franchement, j’en ai pas envie. C’est pas fait pour moi ! ».

Face à cette montée des fatalismes de toutes sortes, les adultes sont souvent tentés de réagir par un surcroît de normalisation : « Ah, tu crois t’en tirer comme ça ! Mais tu vas voir ! Je vais te montrer, moi, où est la vérité et où sont tes devoirs ! Et tu vas obéir ! D’ailleurs, tu n’as pas le choix : c’est la règle, la loi, la cohérence du groupe, l’avenir de notre société et le sort du monde tout entier qui l’imposent ! ». Tentation de redresser par l’autorité « l’enfance en danger », de la sortir de son avachissement moral en substituant une obéissance à une autre. En espérant que le volontarisme des éducateurs finira bien par éroder le fatalisme des éduqués. Que nos enfants – enfin ! – se prendront en mains ! Pour le meilleur et non pas pour le pire ! Et – quoi qu’on en dise - nul n’échappe vraiment aujourd’hui à cette tentation. Elle nous tenaille toutes et tous car, bien sûr, nous voulons « le bien » de nos enfants.

Bien sûr, nous sommes attachés aux valeurs constitutives d’une « civilisation » que nous savons désormais infiniment fragile et menacée par le retour des barbaries. Bien sûr, nous sommes inquiets – angoissés même - face aux dérèglements sociaux qui minent en profondeur notre espoir de « vivre ensemble » dans le respect réciproque, la sérénité et la paix. Bien sûr, nous brûlons d’intervenir face à l’érosion des cadres institutionnels dans lesquels nos enfants étaient éduqués jadis et qui  s’effritent aujourd’hui sous l’action conjuguée de l’injonction publicitaire et de nos individualismes exacerbés : quand la société adulte susurre en permanence à ses enfants « Fais ton caprice pour faire marcher le commerce » et que leurs parents développent systématiquement des stratégies pour échapper eux-mêmes à la règle commune, il devient de plus en plus difficile d’évoquer sans rire « le bon exemple à suivre »… Comment, alors, faire endosser par nos enfants des valeurs que nous avons largement abandonnées mais que nous continuons à juger indispensables pour notre avenir et, surtout, pour le leur ? La tentation est grande de « passer aux forceps », en croyant que l’inculcation nous exonèrera de l’éducation. Nous vivons, sur ce point, un étrange paradoxe : nous avons renoncé à transmettre par l’exemple des valeurs que ne pratiquons plus guère, mais nous voudrions néanmoins les imposer à ceux qui vont nous succéder, avec le fol espoir qu’ils pourront peut-être, grâce à ce sursaut d’autoritarisme, faire vivre demain ce que nous-mêmes ne faisons plus vivre aujourd’hui… Mais l’autoritarisme rate toujours sa cible : quand il croit promouvoir l’obéissance, il encourage la dissimulation ; quand il prétend former des personnes morales, il ne fabrique, dans le meilleur des cas, que quelques individus conformes.

Heureusement qu’entre fatalisme et autoritarisme, il existe une autre voie, celle que, précisément, Michel Tozzi explore superbement ici. C’est la voie de la discussion. Certes, le terme peut paraître un peu fade, évoquer la facilité, voire la démagogie ou le renoncement. C’est qu’on confond souvent discussion et bavardage. Qu’on y voit une simple juxtaposition de monologues plus ou moins bienveillants. Qu’on imagine qu’il s’agit de se raconter de manière impudique en pratiquant une psychologie de bazar. Qu’on en fait une manière commode de se réconcilier dans le « relationnel » en oubliant les vrais problèmes ou en camouflant les vrais clivages. Pire encore : certains imaginent que la discussion est à l’opposé de la recherche de la précision, de la justesse et de la vérité, qu’elle est une sorte de verbiage sans fin que rien, jamais, ne vient dénouer et qui dissout systématiquement toute référence stable, tout repère moral, tout principe universel…

Or, c’est tout juste le contraire ! Dès lors que la discussion est menée avec rigueur – ce qui ne signifie pas, évidemment, sans humour -, elle est le moyen, pour l’adulte, de faire travailler l’enfant sur des fatalités qu’il n’exhibe, bien souvent, que pour s’exonérer de mettre en œuvre sa volonté. Elle permet d’ébranler ses certitudes, de désenkyster ses représentations, de restaurer du possible et d’instituer de la pensée. Elle est l’occasion de distinguer l’exemple de la preuve, l’opinion de la vérité, la pulsion du moment de la bonne décision sur le long terme, la réaction aveugle et immédiate de ce qui construit notre avenir en conscience des valeurs que nous voulons promouvoir.

Car, non seulement, la discussion morale permet d’imaginer des scénarios alternatifs, mais elle aide aussi à choisir, lucidement, celui dans lequel on veut s’engager de manière assumée. Elle contribue, en effet, à l’identification des conséquences possibles de ses actes, en même temps qu’elle fait accéder le sujet au sens de son action, qu’elle lui donne les moyens d’entendre la manière dont cette action contribue à promouvoir ou non, dans son entourage et sur notre planète, une humanité plus généreuse et solidaire. En réalité, loin de tout relativisme, la discussion morale est l’expression même de l’exigence éducative. Elle forme à la lucidité et aiguise le jugement. Elle fait la chasse à toutes les facilités et à tous les sophismes. Elle impose de se poser les questions vives. Elle entraîne l’enfant à se décentrer et lui donne les moyens, progressivement, de poursuivre par lui-même et en lui-même le dialogue moral si nécessaire à la vie de la conscience… ainsi qu’à la survie et au développement de toute véritable démocratie.

Mais il faut pour cela, bien entendu, que l’éducateur – parent, enseignant, animateur… adulte tout simplement – soit particulièrement attentif à ce que parler veut dire : comme le montre ici très concrètement Michel Tozzi, la discussion morale requiert un langage maîtrisé, une grande minutie syntaxique, une volonté quasiment maniaque de « distinguer » les mots, les notions et les concepts, pour traquer toute approximation, pour échapper à tous les faux-semblants. Il faut, pour mener une discussion morale, une fermeté linguistique dont ce livre donne, non seulement, de beaux exemples, mais aussi, de précieux outils pour une auto-formation grâce à laquelle chacune et chacun pourra jouer, progressivement et de mieux en mieux, son rôle d’éducateur. Non point de manière rébarbative, mais joyeusement, dans le plaisir retrouvé de l’échange entre les générations, avec la conviction que l’on accompagne un « petit d’hommes » afin qu’il devienne un « petit homme », capable de réfléchir, de raisonner, de juger, de décider du point de vue de « l’humaine condition », pour faire exister toujours plus d’humanité dans ce monde.

Ainsi, par la discussion morale, telle que Michel Tozzi la conçoit et la propose dans cet ouvrage, grâce aux dialogues qu’il nous donne à lire et à ceux que le lecteur adulte inventera à sa suite, l’enfant déverrouille, en quelque sorte, le destin, il réinterroge les évidences, est en mesure de s’interroger sur le bien fondé, tout à la fois, de ce qu’il pense et de ce qu’il fait…

Mais il ne faut pas attendre de miracle, pour autant : il n’y a jamais de miracle en éducation. L’entreprise est longue et complexe ; on avance et on recule, on tâtonne, on fait au mieux, sans garantie d’efficacité, sans jamais avoir la certitude d’agir à coup sûr. On croit avoir gagné parce que l’enfant a compris et – patatras ! – le voilà qui agit encore de manière impulsive, injuste ou violente : c’est qu’il ne suffit pas de savoir ce qu’il faut faire pour le faire. La volonté ne se construit pas sur ordre : c’est un travail patient pour s’habiter progressivement, explorer ses marges de liberté, prendre des engagements et les tenir, s’imputer la responsabilité de ses actes… bref tout un travail éducatif.

On ne le dira jamais assez : l’éducation d’un humain n’est pas la fabrication d’un objet, c’est l’accompagnement de l’émergence d’une liberté, d’un sujet moral qui doit trouver en lui-même le courage de sa liberté. Pas de recettes pour cette émergence. Il y faut simplement une obstination modeste : parler aux enfants, parler avec les enfants. Sans niaiserie ni démagogie. Sans prétention ni forfanterie. Juste parler. Parler juste. A hauteur d’homme. Pour que l’enfant s’y hausse progressivement.

Philippe Meirieu