« L’éducation civique à l’école »
Conseil économique et social
Mercredi 7 janvier 2009

Audition de
Philippe Meirieu, professeur en sciences de l’éducation
à l’université Lumière-Lyon 2

Attention ! Il s'agit d'une transcription sans réécriture...

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D’une manière un peu impertinente et en me permettant de contredire, sous forme de boutade, les vœux qui viennent de nous être présentés, je dirais que l’un des enjeux de l’éducation civique à l’école est de faire entendre aux élèves que l’on peut vivre ensemble sans s’aimer et que l’amour n’est pas une condition du vivre ensemble. C’est assez libérateur de dire à des adolescents et à des enfants qu’ils doivent respecter les gens, témoigner envers eux d’un minimum de politesse, d’égard et d’écoute sans pour autant être pris d’affection pour eux, et que l’affection relève du domaine privé mais que le respect de l’autre relève du domaine public. A ce titre, l’éducation civique doit leur permettre d’entendre cela me paraît important qu’indépendamment de leur affect et de leurs rapports électifs avec x, y ou z, ils sont tenus à respecter ce qui permet aux hommes de tenir et de vivre ensemble.

C’est assez libérateur pour des adolescents en difficulté quand on leur dit qu’ils peuvent ne pas aimer leur professeur mais qu’ils doivent néanmoins le respecter. Cette distinction est tout à fait fondamentale. Ils ne sont pas contraints à l’amour. Nul n’est contraint à l’amour mais chacun est contraint au respect. Il y a là quelque chose qui pour moi est fondamental des apprentissages scolaires car dès lors qu’on laisse entendre aux élèves qu’ils sont contraints à l’amour, on est obligatoirement dans des situations de rapports de force et de violence parce que l’amour ne peut pas se contraindre. En revanche, le respect fait partie de ce qui est absolument nécessaire et indispensable pour les hommes. C’était simplement une petite boutade par rapport à cette distinction fondamentale que nous avons à rappeler sans cesse dans les établissements aux élèves mais aussi aux enseignants.

Une classe n’est pas un groupement électif mais un groupement aléatoire. Je fais partie de ceux qui pensent que les classes de la République comme les jury d’assises, font de l’aléatoire vertu, et que faire de l’aléatoire vertu est l’une des grandeurs de la République. Ce ne sont pas les forces affectives qui réunissent les hommes entre eux mais un aléatoire. Les classes sont constituées selon ce principe de l’aléatoire qui est constructeur et constitutif du lien social. Dès lors que les classes deviennent des classes électives, elles ne sont plus éducatives parce qu’elles deviennent des lieux où l’on se choisit. Le principe de l’école républicaine est que l’on ne se choisit pas, on vit ensemble en se respectant. C’était une remarque introductive.

L’essentiel de mes travaux porte sur l’histoire de l’éducation, de la pensée éducative et de la pédagogie. Pestalozzi est une figure emblématique de la pédagogie. Il fut fait citoyen d’honneur de la République Française en 1792. C’est l’un des grands fondateurs de la modernité éducative. Il rappelait que la prise en compte de l’enfance se fait toujours à travers trois instances la tête, le cœur et la main. Je me permets de rappeler ces trois instances car en matière d’éducation civique, trois modèles se sont superposés, télescopés et coexistent encore. Ils fondent l’éducation civique sur la tête, le cœur et la main. Le débat entre la tête et le cœur apparaît dès la Révolution Française. C’est le débat entre Condorcet et Le Peletier de Saint-Fargeau par exemple. Condorcet souhaitait fonder l’éducation sur l’enseignement et la maîtrise de savoirs communs, d’outils opératoires. Les textes de Condorcet expliquent que la citoyenneté se fonde sur le fait que chacun a accès aux connaissances de base et que nul ne peut assujettir l’autre à partir de ses propres connaissances. Condorcet est un homme qui croit fondamentalement en la vertu des savoirs. Le projet de Condorcet ne sera pas adopté mais enterré. A l’époque de la Révolution Française, des projets comme celui de Le Peletier de Saint-Fargeau ou d’autres, seront promus. Ils fondent l’adhésion à la République non pas sur la tête comme Condorcet, mais sur le cœur. Par exemple, ils promeuvent systématiquement la fête, le chant, l’exaltation du sentiment national… Il y a un grand malentendu à penser qu’à cet égard, Jules Ferry serait un héritier de Condorcet. Jules Ferry est plutôt un héritier de Le Peletier de Saint-Fargeau. Il était de ceux qui pensaient fonder l’école plutôt sur le sentiment d’appartenance, c’est-à-dire plutôt sur le cœur que sur la maîtrise des savoirs même si, bien évidemment, la maîtrise des savoirs est importante pour lui.

Une abondante littérature développe ces débats théoriques de la Révolution Française qui a été extrêmement peu active dans le champ éducatif mais a été génératrice de débats théoriques importants. Je me permets de le rappeler parce que d’une certaine matière, nous sommes toujours face à cette difficulté. S’agit-il de fonder l’éducation civique sur des savoirs stabilisés et partagés ou sur une appartenance qui, d’une manière ou d’une autre, renvoie à une transcendance et inculque le respect, voire l’adhésion, à quelque chose qui relève du sentiment, que ce soit le sentiment national ou celui à l’égard de grandes causes qui pourraient être multinationales (la cause des droits de l’homme ou d’autres causes de ce type) ?

Jules Ferry était largement conseillé par Ferdinand Buisson, qui est issu d’une autre filiation, celle du protestantisme et du libre-examinisme. Le malentendu ferryste tient au fait que Jules Ferry affirme qu’il faut d’abord apprendre aux élèves à lire, à écrire et à compter mais dans son esprit, ce ne sont pas simplement des outils à caractère instrumental mais d’abord des moyens de renforcer l’appartenance au sentiment national puisque le lire et l’écrire sont d’abord le lire et l’écrire en français contre les Patois. L’éradication des Patois a été rapide et extrêmement efficace. On prendra les moyens, y compris en termes de méthodes pédagogiques.


A cet égard, on a pu à juste titre dire que dans les tranchées de la Grande Guerre, les Français n’auraient probablement paspu communiquer entre eux sans Jules Ferry, l’éradication des Patois et l’accès au français. Il y a pour Jules Ferry, à travers le lire et l’écrire, la construction d’une unité nationale qui préempte en quelque sorte sur le savoir-faire du lire et écrire. D’autres pays comme l’Allemagne ou la Suisse ont choisi d’accéder au lire et écrire à travers les langues locales. Nous avons choisi d’apprendre à lire et à écrire le français et à développer à travers une langue le sentiment d’appartenance à une nation dont on donnait à voir l’exemplarité à travers des ouvrages comme le fameux Tour de France par deux enfants. Jules Ferry faisait également chanter les chansons de Paul Deroulède qui était à l’époque l’auteur officiel de la République Française. Il a aussi fondé les bataillons scolaires puisque tous les enfants étaient censés apprendre à manipuler la baïonnette.

Il y avait donc chez Jules Ferry une volonté très explicite d’éduquer au sens très fort du terme à la fois dans la perspective de construire le sentiment national. Il y avait également une inquiétude par rapport à la commune de Paris. On ne voulait pas retrouver la commune de Paris, donc trouver un juste milieu entre la subversion anarchique de l’extrême gauche, les forces de la droite réactionnaire et l’Eglise.

Ce sont donc deux conceptions assez radicalement différentes : d’un côté Condorcet et de l’autre Jules Ferry dans la mouvance de Le Peletier de Saint-Fargeau. La troisième conception est celle de la main pour reprendre la trilogie de Pestalozzi (la tête, le cœur, la main). Elle consiste à promouvoir l’éducation civique à travers l’activité collective et le faire ensemble. C’est ce qui va essentiellement vivre à travers ce que l’on appelle l’éducation nouvelle et surtout ce qui va se développer à partir des années 20 sous le nom d’éducation populaire. L’éducation populaire est née après la guerre 14/18, avec les compagnons de l’université nouvelle qui développeront une multitude d’initiatives et qui permettront le développement de l’ensemble des mouvements d’éducation populaire que nous connaissons aujourd’hui autour de l’idée qu’il faut construire le vivre ensemble non pas sur le croire ensemble ou le savoir ensemble mais sur le faire ensemble. Cette trilogie entre croire, savoir et faire va constituer l’essentiel des débats du vingtième siècle.


Le croire ensemble renvoie au fond à la mythologie républicaine de la grande fête de l’unité. Le connaître ensemble renvoie à l’hypothèse encyclopédiste reprise par Condorcet et le faire ensemble à la grande utopie de l’éducation populaire consistant à dire : mettons les gens au travail ensemble et dans cette construction collective, émergeront des règles de vie communes et se construiront les règles qui permettent aux uns et aux autres d’avoir accès à cette citoyenneté solidaire que l’on cherche à former


En relisant les textes, y compris les récents programmes de 2008, on s’aperçoit qu’ils sont des compromis souvent maladroits et bancals entre une conception de l’éducation civique fondée sur le cœur (l’adhésion), une conception de l’éducation civique fondée sur la tête (la compréhension), et celle fondée sur le faire et la main, c’est-à-dire l’activité collective. Comme je suis un peu pestalozzien, je pense que l’on ne sépare pas la tête, le cœur et la main, que l’éducation civique doit impliquer les trois et que c’est dans notre capacité à impliquer les trois que se fondera la possibilité d’une véritable éducation civique.

A partir de là, je voudrais rapidement brosser un état des lieux en soulignant quelques points dont certains vous sont connus, et en vous donnant quelques perspectives de mon point de vue.

Un état des lieux d’abord… L’apparente continuité statistique sur la question des incivilités et des violences scolaires ou sur celle du désamour des savoirs scolaires cache, me semble-t-il, une rupture qualitative très importante. C’est la rupture globalement identifiée par les philosophes ou les sociologues ; je pense à des personnes comme Marcel Gauchet ou François de Singly. La rupture est liée à la fin de toute forme de théocraties dans nos sociétés occidentales. Nous avançons dans le vide, « l’insoutenable légèreté de l’être », c’est-à-dire que chacun d’entre nous est astreint à identifier les raisons qui nous font agir. Aucun grand récit ne vient dire pour nous et à notre place ce qui doit être notre vérité.

Cette fin des théocraties a fait dire à l’un de mes collègues, Guy Coq, qu’elle rendait l’éducation impossible. Guy Coq dit même que la démocratie rend l’éducation impossible. Je pense qu’il va trop loin. En tout cas, il pose une vraie question : la démocratie adulte, c’est-à-dire la coexistence dans un Etat d’une multitude de conceptions de la vie et du monde, de la réussite individuelle, de la morale personnelle et familiale. Cette coexistence qui fait que les individus tiennent dans une horizontalité précaire et sans verticalité, permet-elle d’identifier un avenir éducatif commun et à l’Etat, dans une démocratie, d’imposer une verticalité qui ne s’adosserait sur aucune croyance commune qui aurait disparu ? Il y a là une vraie question qui n’est, me semble t-il, pas simplement théorique. Elle se pose au quotidien dès lors qu’il s’agit de statuer dans des écoles sur la viande dans les repas, sur les journées de congés, sur la manière de se comporter, y compris parfois dès lors qu’il s’agit d’épingler tel et tel comportement. Doit-on par exemple respecter des comportements qui nous apparaissent intolérables mais qui sont parfaitement acceptables dans une collectivité donnée au nom du fait que dans cette collectivité et ce collectif, ils sont acceptables ? Ou doit-on par rapport à cela manifester une forme de refus ?

Nous savons bien que cette tension est source de conflit interminable. Quand je dis interminable, je le dis avec la conviction que ce qui caractérise probablement la démocratie, est que nul ne peut jamais mettre fin à ce conflit. Nul n’a légitimité à mettre fin aux conflits entre les intérêts de groupes spécifiques qui ont tous légitimité à porter leur propre mode d’être, leurs propres revendications, leur propre sensibilité… et l’hypothétique bien commun n’étant plus fondé en verticalité devient fondamentalement discutable. Et puisqu’il est discutable et n’est plus fondé en verticalité, nul ne peut jamais y mettre fin d’où, par exemple, dans les écoles, ce sentiment extrêmement difficile à porter des éducateurs que les conflits ne sont jamais finis et qu’il n’y a jamais, à aucun moment, de possibilité de statuer pour dire que c’est comme cela.

Même la loi sur le voile qui a été pour moi un moment important dans le débat éducatif de ces dernières années, n’a pas définitivement statué sur la question des signes religieux sous toutes ses formes, ni, a fortiori, sur les autres signes que les signes religieux. On voit aujourd’hui monter une multitude de signes vestimentaires qui ne sont pas religieux autour de, par exemple, le gothisme. On voit se développer une multitude d’autres formes de comportement. Chez les jeunes filles, je pense en particulier à un comportement très préoccupant qui se développe très vite : la scarification. Ce comportement étrange touche près d’une jeune fille sur trois au collège. Ces signes sont des indicateurs de tension auxquels on ne pourra pas facilement mettre fin. Nous avons du mal dans les établissements parce que nous sommes toujours en face de collègues qui voudraient que l’on mette une bonne fois pour toutes fin à des conflits, à des incertitudes ou à des ambiguïtés en statuant sur quelque chose que le principe même de la démocratie ne permet pas de faire. Cet aspect interminable est donc très fatigant.
En même temps, je fais partie de ceux qui ne sont pas du tout dans la nostalgie d’une théocratie à venir, ce qui est un oxymore. Je ne suis pas de ceux qui espèrent le retour d’une théocratie qui viendrait enfin régler nos problèmes d’en haut. Je suis de ceux qui pensent qu’il faut quand même tenter de vivre l’insoutenable légèreté de l’être comme une chance. Cependant, c’est compliqué parce qu’il faut trouver des principes sans s’adosser à une verticalité qui existerait en dehors de nous. C’est la deuxième série de remarques que je voudrais faire. Quel principe trouver qui puisse exister sans s’adosser à une verticalité ?

J’ai conscience de m’avancer sur un terrain extrêmement glissant mais pour moi, éducateur, il n’y a pas d’autre ouverture possible que de dire - et ce n’est pas une simple formule de style : la seule verticalité possible dans une démocratie est celle qui permet l’horizontalité, c’est-à-dire celle qui permet à l’horizontalité de ne pas dégénérer en guerre. En disant cela, on a déjà dit quelque chose qui n’est malheureusement pas enthousiasmant parce qu’en termes théorique, ce sera le patriotisme constitutionnel de Habermas. Or si l’on a vu des gens se battre pour un idéal républicain, se faire bruler sur un bûcher pour un idéal religieux, on imagine mal que quelqu’un aille braver je ne sais trop quel danger au nom du patriotisme constitutionnel habermassien. Ce n’est pas particulièrement enthousiasmant. Néanmoins, cela reste l’idée que les conditions a priori de constitution de la démocratie restent la seule verticalité dans une démocratie. Pour l’école, la seule horizontalité possible ne l’est que si nous posons simultanément une verticalité qui est : qu’est-ce qui rend possible le vivre ensemble et la démocratie ?


Quelques perspectives pédagogiques maintenant… Qu’observe-t-on aujourd’hui dans les établissements ? Des enfants qui pour l’immense majorité d’entre eux sont ce que l’on appelle des enfants bolides, des javelots, des enfants qui sont dans le passage à l’acte, c’est-à-dire qu’ils ne sursoient pas à leurs impulsions. Nous voyons triompher ce que nous appelons dans nos études des enfants pulsionnels. L’enfant pulsionnel est tout d’abord un enfant très fatigué physiquement parce qu’il a perdu une heure et demie de sommeil par jour en trente ans. Cela vous paraît anecdotique, mais ce n’est pas si loin que cela de l’éducation civique. Les enfants sont donc très fatigués quand ils arrivent à l’école le matin. Quand on est très fatigué, on ne peut se réveiller que d’une seule manière : en se surexcitant et en se dopant avec sa propre adrénaline. C’est une alternance de léthargie et de surexcitation.

On a donc des enfants qui sont dans un état difficile physiquement. Je me permets de le dire parce que cela fait partie de ces implicites que l’on ne dit jamais. On fait comme s’il n’y avait aucun problème à cela. Or il y en a un vrai. Si vous interrogez des pédiatres, ils vous diront à quel point les enfants sont épuisés à partir de janvier parce qu’ils ne dorment pas, parce que le rythme de vie est brisée et parce que leur disponibilité à des activités intellectuelles telles que celles que l’on demandait à des enfants de leur âge il y a trente ans est totalement compromise.

Ils sont aussi pulsionnels car ils vivent dans un univers qui fait de la pulsion et de la satisfaction immédiate de la pulsion, le principe même de notre société. Ils vivent dans un univers qui leur dit en permanence « Soulage ta pulsion ». Le simple fait que l’économie soit basée sur ce que les économistes appellent la pulsion d’achat, est en soi très significatif. Nos enfants vivent dans un monde où on leur susurre en permanence à l’oreille « Fais ton caprice ». L’organisation même de notre société est basée sur le caprice institutionnalisé. La mondialisation dont parle votre texte, c’est d’abord aujourd’hui la mondialisation du caprice, c’est-à-dire : je fais ce que je veux, quand je veux sans réfléchir et de la manière la plus immédiate possible. La mondialisation du caprice, c’est le contraire de ce qu’ont cherché à faire les éducateurs depuis toujours, à savoir faire sortir l’enfant du caprice pour le faire accéder à ce que Kant appelait la maturité.

Or les enfants sont dans la tentation permanente du caprice à cause du commerce, de la publicité, de la télévision et en particulier de l’introduction d’un petit objet bien plus important que cette dernière : la télécommande. Le changement majeur n’est pas l’apparition de l’écran mais de la télécommande qui permet en l’espace de quelques secondes de changer entre cent chaînes différentes, c’est-à-dire d’être dans une forme de toute-puissance à l’égard de l’image, faisant que dès que cela vous ennuie l’ombre du début du commencement d’une seconde, vous changez de chaîne. Le problème n’est d’ailleurs pas tellement que les enfants aient une télécommande mais que les personnes qui conçoivent la télévision, savent que les enfants en ont une et qu’il ne faut pas qu’ils changent de chaîne. L’objectif est de zapper plus vite qu’eux. La télévision, qu’elle soit publique ou privée, est partie aujourd’hui dans une espèce de surenchère du zapping qui fait que le réalisateur doit zapper plus vite que le téléspectateur pour empêcher ce dernier de changer de chaîne.

J’ai fait un article dans Le Monde d’hier (« Pour une télévision responsable », 7 janvier 2009) sur la télévision dans lequel je stigmatise, entre autres, un point qui vous apparaîtra absolument insignifiant mais qui pour moi, éducateur, est tout à fait déterminant : la télévision du matin. Un enfant sur trois du primaire regarde la télévision le matin entre trente minutes et une heure et demie. Or le matin, essentiellement deux chaînes privées se partagent les enfants : TF1 et M6. TF1 et M6 courent après les enfants le matin et ont supprimé depuis quatre ou cinq ans d’une manière systématique les génériques de fin de tous les dessins animés. Pourquoi ? Car on sait très bien que quand un enfant a une télécommande, il zappe pendant le générique de fin parce qu’il n’aime pas cela. S’il est perdu pour le générique, il est perdu pour la publicité qui vient après. En supprimant le générique de fin, cela consiste à garder pour éviter qu’ils zappent. On est donc dans une espèce d’utilisation de l’image consistant à scotcher en permanence l’enfant à l’écran sur le mode de la sidération. Il faut le sidérer pour qu’il ne puisse pas s’échapper de la captation hypnotique de l’écran. On supprime donc tout ce qui serait susceptible de lui permettre de s’échapper de cette captation hypnotique (par exemple le générique).

Les décisions prises par TF1 et M6 il y a cinq ans sur les émissions pour enfants sont désormais appliquées sur les émissions pour adultes. Les génériques passent en surimpression sur des images. Cela peut vous paraître totalement anecdotique, je m’excuse mais on ne fera pas descendre des Français dans la rue parce que l’on a supprimé les génériques de fin des émissions pour enfants. Je me permets de le signaler comme un petit événement parce que cela participe d’une sorte de conspiration au sens étymologique (ce qui respire ensemble), c’est-à-dire : « Laisse-toi guider par ton instinct et ta pulsion. Si cela t’ennuie, change. Si tu n’es pas content, abandonne. Si cela n’arrive pas à te sidérer dans l’instant, abandonne et passe à autre chose. Sois dans l’immédiateté et le tout-tout de suite ». D’où ces enfants qui gâchent la vie au quotidien des écoles.

Ce ne sont pas les passages à l’acte violent délibérés qui gâchent la vie de la majorité des professeurs - il y en a, bien sûr, et ils sont trop graves pour les oublier - mais le fait qu’une classe est devenue une cocotte minute. Tous les enfants à peine assis ne pensent qu’à se lever. Immédiatement assis, ce sont des vrais êtres montés sur ressorts. A peine a-t-on ouvert la bouche, il faut les calmer. Chacun veut que l’on répète à nouveau la consigne à lui personnellement car il est dans l’idée que ce n’est qu’à lui qu’il faut dire la chose. Si on le dit au groupe, il va vous vampiriser pour vous demander en permanence de lui répéter. Quand il y a un exercice, deux ou trois vont le faire mais il faudra courir pour contrôler un troisième, mettre la pression à un quatrième, etc. La forme de surexcitation collective qui s’est emparée des établissements et des classes, rend la transmission des savoirs sous sa forme traditionnelle très difficile. Le simple fait de rester attentif ensemble dans un cadre scolaire n’est plus devenu un comportement naturel pour l’immense majorité des enfants. C’est même un comportement contre intuitif par rapport à ce qu’ils vivent ailleurs.

Lorsque j’ai quitté la direction de l’IUFM de l’Académie de Lyon, j’ai repris une classe de CM2 pendant quelque temps dans une zone d’éducation prioritaire pour retrouver des élèves au quotidien. Ils ne sont ni plus méchants ni moins intelligents que ne l’étaient les enfants d’il y a trente ans mais sont dans un état de surexcitation absolue. Dans cette surexcitation, les moins encadrés par la famille sont dans le passage à l’acte (jeter la trousse, injurier). La violence, c’est d’abord ce passage à l’acte. Ce n’est pas un acte délibéré et mûri de violence, c’est ce qui est difficile à comprendre pour l’opinion. On a dans la tête l’idée que la violence est quelque chose de réfléchi et délibéré. Le problème de la violence à l’école n’est pas qu’elle est réfléchie et délibérée ; c’est le cas d’un petit nombre de gens très facilement circonscrits. Le problème est qu’une multitude d’élèves est dans le passage à l’acte parce qu’ils ne réfléchissent pas, ne mûrissent pas, ne sursoient pas et sont tout le temps dans l’immédiateté et le tout tout de suite.

Le paradoxe est que la violence est liée à la pulsion. C’est le triomphe du pulsionnel. C’est ce qui gâche au quotidien la vie des enseignants et ce qui va créer des violences réfléchies. A un certain moment, la tension sera tellement grande dans la classe que le professeur va en venir à des propos ou des gestes parfois excessifs simplement parce que la marmite boue. L’évolution de la situation n’est plus contrôlée.

Je crois qu’il faut se sortir de l’idée que la violence émanerait d’un groupe plus ou moins important de gens qui délibérément agresseraient l’école. C’est vrai mais à cinq pour cent. Pour les autres, la violence n’émane pas d’un groupe de gens qui agressent délibérément l’école mais qui créent une ambiance d’expression pulsionnelle permanente, de passage à l’acte permanent, de non sursis et de non réflexion dans l’école.

Par rapport à cela, le travail du pédagogue est pour moi aujourd’hui dans trois verbes : dé-sidérer, désengluer, différer.

Dé-sidérer d’abord… La sidération, c’est cette espèce de fascination hypnotique pour ce qui change tout le temps et ce qui renouvelle à chaque instant l’intérêt, c’est le rapport dans lequel vivent un certain nombre d’enfants avec la télévision et de plus en plus avec Internet. Je ne partage pas les pronostics favorables que fait mon ami Serge Tisseron dans Le Monde d’hier dans une interview sur les jeux vidéo. Je trouve qu’il minimise beaucoup leur impact quand il dit qu’il ne faut pas s’inquiéter, qu’il n’y a pas d’addiction aux jeux vidéo. Mes propres travaux ne le confirment pas. L’addiction aux jeux vidéo de certains enfants est extrêmement préoccupante. Nous voyons arriver dans les hôpitaux des parents maltraités parce qu’ils ont privé leur enfant de jeux vidéo. Nous voyons des problèmes liés au sevrage du jeu vidéo qui sont aujourd’hui presque aussi graves que des sevrages de la cocaïne. Certains enfants passent quatre à six heures sur Internet par nuit et les parents ne savent pas comment réagir par rapport à cela. Comment le sauraient-ils ? Qui sait que faire ?

Il n’y a pas que les jeux vidéo mais aussi World of Warcraft, un jeu en ligne très violent avec cette espèce de mythologie païenne, de triomphe de la violence, de la force, etc. Il y a également les sites de partage vidéo comme You Tube sur lequel il y a un million cinq cent mille nouvelles vidéos tous les jours. Qui sait aujourd’hui que faire ? On peut toujours dire que les parents sont des missionnaires mais que peuvent-ils faire en dehors de couper le courant ? Que peut-on faire devant un enfant qui se relève la nuit pour passer cinq heures sur des sites gothiques, spiritistes, soucoupistes. Les sites les plus consultés par les adolescents touchent au surnaturel. C’est assez extraordinaire car il y a une espèce de fascination pour le surnaturel, le fantastique dans une société scientifique, cela peut paraître bizarre.

Les parents ne démissionnent pas, ils sont démunis parce que notre société n’a pas réfléchi sur ce qu’il fallait faire par rapport à cela. Traditionnellement, les parents éduquaient leurs enfants avec les recettes que leurs propres parents avaient utilisées avec eux. Un parent qui a aujourd’hui trente-cinq ans, n’a pas la réponse à la question : « A quel âge faut-il acheter un téléphone portable ? » ou « Que faire devant un enfant addict aux jeux vidéo ? ». Ces questions ne se posaient pas quand eux-mêmes étaient enfants. L’accélération à laquelle nous assistons aujourd’hui, fait que les parents n’ont pas eu dans leur propre éducation l’occasion de vivre des situations telles que celles que leurs enfants leur font vivre, d’où la nécessité d’inventer et d’où le fait que notre société est en retard sur l’éducation à la parentalité. Les parents sont laissés complètement démunis par rapport à ces phénomènes.

Je suis très préoccupé par la montée des images sous toutes leurs formes et de la consommation frénétique d’images qui renvoient aux enfants une espèce de sidération dont ils ne peuvent plus se défaire. Je travaille beaucoup avec mes collègues japonais. Nous avons le fameux phénomène japonais : les enfants que l’on appelle les Otaku, c’est-à-dire ces enfants qui ne sont plus présents dans le monde. C’est issu de la littérature manga. Un Otaku est une personne qui décide de ne plus vivre dans le réel, elle ne vit plus que dans le virtuel. Cela a été fondé par une série qui s’appelle Experiment’s Lain. Une petite fille voit un jour à l’école sa copine de classe se suicider en se jetant par la fenêtre et reçoit chez elle un mail de la copine en question le soir lui disant : « Je suis partie de l’autre côté du monde, viens me rejoindre ». A partir de ce moment-là, cette jeune fille ne vit plus que dans le virtuel. Elle n’est présente aux repas familiaux que pour consentir à demander le sel ou encore à l’école pour consentir à ne pas s’attirer trop d’ennuis mais elle s’est absentée du monde. Mes collègues japonais disent qu’actuellement, trente-cinq à quarante pour cent de jeunes adolescents sont absents, vivent ailleurs. Ils ont des avatars, des personnages présents dans d’autres mondes et ils n’aspirent qu’à les retrouver.

L’une des premières tâches des adultes est de faire exister le monde concret et réel des jeunes et de ne pas les laisser partir dans cette espèce de monde de la sidération qui les fait s’absenter de notre monde réel.

Désengluer ensuite, en particulier par rapport à tous les phénomènes groupaux. On dit aujourd’hui qu’il y a une crise de l’autorité. Je le pense aussi, je dirais même qu’il y a une crise des autorités. Cependant, les enfants ne sont pas du tout en refus d’autorité. Ils obéissent même à des autorités beaucoup plus violentes et plus tyranniques que celles des adultes qu’ils contestent. Que l’on ne me dise pas qu’il n’y a plus d’autorité quand Sony est capable de faire sortir cinq millions d’enfants dans la rue le jour de la sortie d’une console. C’est Sony qui a l’autorité. Que l’on ne me dise pas qu’il n’y a plus d’autorité quand Nike est capable de faire en sorte que neufs enfants d’un collège sur dix aient des chaussures Nike. Il y a une autorité mais c’est Nike qui l’a. Que l’on ne me dise pas qu’il n’y a plus d’autorité quand dans un groupe un gamin tyrannise les autres parce qu’il est un peu plus fort, et les oblige à être sur le même type de langage et de comportement. Que l’on ne me dise pas qu’il n’y a plus d’autorité quand un certain nombre d’animateurs de télévision légifèrent en toute impunité avec une audience extraordinaire sur les comportements et les mœurs de la jeunesse en disant exactement ce qu’il faut être et faire pour être à la mode ou conforme aux normes.

Les autorités existent. Ce qui me pose problème n’est pas que les jeunes soient soumis à des autorités mais qu’ils se soumettent eux-mêmes à des autorités extrêmement dures, tyranniques et violentes, à des autorités à caractère fusionnel dans des groupes où ils sont complètement englués et qui leur donnent une existence les faisant sortir de la solitude. Si j’avais le temps, j’essaierais de vous montrer comment les nouvelles technologies induisent une certaine forme de solitude qui doit être compensée par l’appartenance à un groupe fusionnel fort.

Dès lors que l’on est dans la solitude par rapport à son ordinateur ou à son I pod, que celui-ci donne de la musique et que l’on est tout seul, on se trouve dans un univers où l’autre est dissous. Cette solitude est composée par un assujettissement à un groupe qui donne un sentiment d’appartenance. Ces groupes sont hégémoniques. Il y a des groupes partout. Dès la classe maternelle, il y a des groupes très structurés avec des leadeurs qui ont des emprises fortes et qui imposent le type d’images que l’on échange.

Il y a donc une forme d’engluement dans ces groupes. Il est difficile aujourd’hui pour les garçons de se poser comme des élèves intéressés par le travail scolaire. C’est lié à ce triomphe des archétypes et des images qui engluent les gamins dans l’idée qu’un garçon est une personne qui exprime sa force virile. J’ai enseigné longtemps y compris en lycée professionnel. J’expliquais que Hercule, drapé dans la peau du lion de Némée avec sa force virile, ne devient homme que quand il rencontre une femme, que celle-ci l’oblige à abandonner la peau du lion de Némée, à se mettre à genoux et à tricoter. Quand j’explique à des élèves de lycée professionnel que Hercule ne devient homme qu’au moment où il tricote, ils disent immédiatement que Hercule est homosexuel. Je leur réponds qu’ils se trompent parce qu’ils sont englués dans un archétype de la virilité. Ce n’est pas mon objet aujourd’hui mais on ne peut plus aujourd’hui parler des résultats scolaires sans sexuel et statistique. C’est une escroquerie puisque les filles ont dépassé les 80 % de réussite au bac, les garçons sont à 57/58. En ce qui concerne la licence, il y a 34 % de filles et moins de 22 % de garçons. Une fille cancre est devenue aussi rare qu’un garçon brillant. La population des dispositifs de recyclage des élèves difficiles a à peu près la même proportion que la population pénitentiaire française, c’est-à-dire 90 % d’hommes et 10 % de femmes.

Globalement, les filles à quelques exceptions près ne posent pas de problème dans le système éducatif, ce qui n’est pas le cas des garçons qui sont en train de s’effondrer scolairement. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne sont pas favorisés socialement. Dans notre imaginaire collectif, même chez les femmes, l’image du garçon brillant préempte celle de la fille bûcheuse. A note égale, on dira que le garçon est un feignant, qu’il n’a rien fait mais qu’il a des réserves et de la fille qu’elle est bien brave, qu’elle a bien travaillé et qu’elle est appliquée. Avec la même note, le garçon sera perçu comme ayant un potentiel et la fille sera dévaluée en raison même du fait qu’elle a travaillé. Le fait que les filles travaillent plus que les garçons fait qu’à résultat égal, la hiérarchie scolaire corrige en permanence au bénéfice des garçons et au détriment des filles les orientations. Ce n’est pas insignifiant au regard de la question de l’éducation civique et des droits des filles et des garçons par rapport à l’orientation. Cette image selon laquelle les filles compensent leur manque d’intelligence par un labeur plus besogneux est malheureusement dans la tête des enfants, des professeurs mais également des professeurs femmes. Nous sommes très loin d’avoir écarté cet archétype.

Quand je dis désengluer, c’est pour moi sortir des archétypes, c’est-à-dire aider le garçon par exemple à sortir de cette idée qu’il ne peut exister, se structurer que dans la violence machiste, surtout s’il est dans une banlieue difficile. Plus on va faire des milieux difficiles, plus on va vers une puissance des archétypes.

Pour terminer sur la question, l’écart en faveur des filles grandit d’autant plus que les milieux sont défavorisés. Dans les milieux très défavorisés, les filles sont à 40 ou 50 % au-dessus des garçons. Dans les milieux plutôt favorisés, les filles sont toujours au-dessus des garçons mais moins significativement (entre 10 et 15 %). Dans des fratries d’enfants issues de l’immigration, si le garçon est l’aîné, il y a neuf chances sur dix qu’il soit délinquant. S’il y a une sœur aînée, il diminue les chances. S’il a deux sœurs aînées, il est quasiment sûr de réussir en classe même si ses sœurs sont vendeuses parce qu’elles vont servir de médiatrices, vont le faire travailler et lui permettre de faire des études. Les filles ont un rôle tout à fait déterminant dans les milieux défavorisés, elles sacrifient elles-mêmes le plus souvent les études pour valoriser le garçon. Ces questions ne sont pas si éloignées que cela de l’éducation civique.

Différer, enfin. C’est le plus important dans les deux sens du mot. Différer, c’est en particulier sursoir. Pour moi, la démocratie est le sursis au passage à l’acte. Je vais me permettre d’évoquer ce qui a été pour moi dans ma propre trajectoire un événement majeur. J’ai découvert un dispositif mis en place par un pédagogue polonais que j’honore plus que tout : Janusz Korczak qui a été gazé et est mort à Treblinka parce qu’il a refusé d’abandonner les enfants du ghetto de Varsovie avec lesquels il vivait. C’est le premier à avoir rédigé une ébauche de la convention des droits de l’enfant. Korczak a passé toute sa vie à s’occuper d’enfants en grande difficulté, à chercher comment faire avec des enfants qui étaient dans ce passage à l’acte, dans la violence, etc. Ils étaient bien entendu moins nombreux qu’aujourd’hui. En tant que jeune instituteur, j’ai découvert un jour un texte de Korczak dans lequel il disait qu’il avait essayé de demander aux élèves d’être moins violents, cela n’a pas marché. Il a essayé de les punir pour qu’ils soient moins violents, cela n’a pas marché. Il a essayé de leur prêcher, cela n’a pas marché. Un jour, il leur a dit que tout le monde avait le droit de taper sur n’importe qui mais à la condition de le prévenir par écrit vingt quatre heures à l’avance, et cela a marché. Cela me paraît une très bonne idée. Quand Korczak fait cela, il invente la démocratie, à savoir : essayer de parler avant de passer à l’acte. Pour Korczak, le passage par l’écrit était fondamental. Il a d’ailleurs dit aux enfants qui ne savaient pas lire et écrire, de dicter à quelqu’un.

Pour moi, c’est fondateur, c’est différer, apprendre à ne plus être dans la pulsion. Or le problème majeur de l’éducation aujourd’hui qui sous-tend la question de l’éducation civique, est de sortir du pulsionnel pour rentrer dans le réflexif. Il est interdit en France de tuer quelqu’un mais pas d’avoir envie de le faire. Les psychanalystes expliquent même qu’il est plutôt sain d’avoir envie de tuer quelqu’un. Le passage à l’acte est puni mais pas le désir de meurtre. Entre la pulsion de meurtre et le meurtre ou entre la pulsion de violence et la violence, il y a quelque chose. Vous pouvez l’appeler l’âme, la raison, l’esprit critique, la conscience, le cerveau. C’est une boîte noire entre la pulsion et l’acte. C’est ce qui permet de ne pas être dans le pulsionnel, de passer comme nous le disons dans notre jargon de la pulsion au désir, c’est-à-dire d’accepter la temporalité et de ne pas être dans l’immédiateté.

Ainsi, le problème majeur de l’éducation civique aujourd’hui est d’aider les enfants à sortir du pulsionnel permanent, de leur permettre de penser, de se construire une pensée, c’est-à-dire d’attendre. Cela vous paraît d’une extraordinaire banalité. Pour moi, ce n’est pas banal car c’est la difficulté majeure du quotidien de l’ensemble des enseignants.

Le sursis est le début de l’intelligence. L’éducation civique peut être trois pistes concrètes. La première, c’est d’abord une éducation de tous les instants et de toutes les disciplines. C’est une éducation de la prise de parole, de la réflexion, par la pensée expérimentale, par le fait que l’on pose des hypothèses et qu’on les vérifie, tout ce qui aide à sursoir à l’immédiateté. Ferdinand Buisson disait déjà que les deux fondations de la pédagogie républicaine étaient la démarche expérimentale et la démarche documentaire, celle qui vérifiait les hypothèses et celle qui vérifiait les sources. Ferdinand Buisson était le penseur, plus que Jules Ferry lui-même, des fondements de l’école de la République. Ce sont ces deux vérifications qui font le citoyen éclairé.

Pour moi, la formation citoyenne se fait par une démarche qui irradie la discipline et l’ensemble des disciplines elles-mêmes. A cet égard, je le dis en toute liberté de pensée, il y a un déficit majeur de formation pédagogique des maîtres sur cette question. La formation pédagogique des maîtres s’est attachée exclusivement à ce que l’on appelle la didactique des disciplines et bien insuffisamment à ces questions qui ont été reléguées comme des questions anecdotiques ou secondes de gestion de la classe, qui sont pourtant pour moi des questions citoyennes premières : comment organiser la prise de parole, comment vérifier, comment faire en sorte que ce ne soit pas toujours les mêmes qui parlent, etc. Tout un travail pédagogique est perdu.

Ce qui rend le problème difficile est l’effet ciseau qui tient au fait que les enfants sont de plus en plus pulsionnels au moment où les enseignants sont de moins en moins capables de contenir le pulsionnel. Pourquoi les enseignants sont-ils de moins en moins capables de contenir le pulsionnel ? L’enseignant que j’ai été, était aussi moniteur de colonies de vacances, était aussi dans l’éducation populaire, a aussi au quotidien eu affaire à des enfants difficiles et il savait comment s’y prendre. Il avait une expérience de la gestion des groupes. Aujourd’hui, l’immense majorité des enseignants ne l’ont pas. On envoie au casse-pipe les jeunes qui ont un diplôme universitaire très élevé mais qui n’ont jamais eu la possibilité de se frotter à des jeunes un peu difficiles.

D’où la nécessité de ré-insister - c’est le premier point - sur une vraie formation pédagogique. Je suis extrêmement basique et même ringard à cet égard. Par exemple, je pense qu’il faut redécouvrir les vertus de l’éducation populaire, du scoutisme qui sont fondamentaux. J’assume mon caractère ringard. Je n’ai aucun état d’âme pour dire à quel point il y a dans notre tradition de l’éducation populaire française de quoi nourrir l’éducation nationale. Le fait que l’éducation nationale soit coupée de cette tradition me paraît être quelque chose de dommageable pour les enseignants.

La deuxième idée, et cela renvoie à une proposition que j’ai faite il y a très longtemps et qui n’a jamais eu le moindre succès : officialiser un enseignement spécifique du droit dès l’école primaire et jusqu’à la fin du lycée. Dans une société religieuse, on enseigne le catéchisme. Si l’on supprime le catéchisme, il faut savoir qu’il y a nécessité de le remplacer par un corps stabilisé de données. Or dans une société laïque, le corps stabilisé de données ne s’appelle pas l’éducation civique mais le droit. Cela a un nom. Je crois qu’il faut oser nommer les choses par leur nom. Le droit, c’est le droit. Le droit a été construit. Nul ne peut se faire justice soi-même, nul ne peut être à la fois juge et partie. On a abandonné le décalogue mais il y a probablement des éléments qui relèvent d’un décalogue juridique. Dès lors que l’on est dans une société laïque où il n’y a pas de verticalité religieuse, il faut bien qu’il y ait une verticalité sociétale. On l’appelle l’éducation civique parce que l’on a peur de cela. Mais non, il y a des gens, des universitaires, une discipline, des métiers. Il n’est pas honteux de dire que le droit existe et qu’il constitue un corpus qui fait référence dans la société française. C’est un corpus qui a le mérite d’être défini, contrairement à ces corpus ectoplasmiques qui nous reviennent régulièrement sous le nom d’éducation civique. L’éducation civique n’est pas une discipline alors que le droit en est une.

Je suis pour légitimer l’enseignement du droit en tant que tel. On n’a pas à avoir de complexes à mes yeux parce qu’il y a un droit dans la société. Les sociétés religieuses n’ont pas de complexe. J’ai eu l’honneur pendant plusieurs années d’être professeur associé à l’université de Beyrouth et d’être à ce titre en contact avec des collègues, notamment avec Samir Kassir, un arabe laïc et démocrate, qui a été assassiné par les intégristes pro-syriens. Il existe , je pense qu’il faut les soutenir. Samir Kassir me disait : « Vous êtes naïfs, croyez-vous que les théocraties ne mettent pas le paquet sur l’éducation et l’éducation civique ? Elles ne font que cela. Tout l’argent et toute l’énergie y passent. Croyez-vous que c’est en saupoudrant avec de bonnes intentions (du type le vivre ensemble) que vous allez faire pièce à la puissance et au rouleau compresseur de l’idéologie des théocraties quand il s’agit d’embrigader les jeunes ? Vous n’osez pas dire que vous avez des principes, des règles qui sont inscrites dans votre histoire et votre Constitution. Vous dites cela du bout des lèvres. Vous êtes totalement naïfs, vous imaginez que vos démocraties vont tenir face à des gens qui mettent en place un catéchisme doctrinaire sur lequel ils investissent. Vous avez un droit, des règles, vous avez la légitimité à les enseigner à vos enfants ». Je suis complètement d’accord avec ce qu’il disait.

Troisième élément : je pense qu’il faut aider très tôt les enfants à distinguer ce qui est négociable de ce qui ne l’est pas. A ce titre, il faudrait réfléchir d’une manière continue dans l’ensemble de la scolarité sur toutes les structures qui relèvent de ce que l’on a appelé la démocratie lycéenne, les structures de délégués, etc. Tout cela a été fait sous le coup de crises, de crises lycéennes en particulier mais pas seulement, faisant que l’on a octroyé des pouvoirs au comité de vie lycéenne, puis après 68 on a donné quelques pouvoirs. Cependant, on n’a pas pensé dans la continuité ce que pouvaient être la maturation d’un élève et son implication progressive dans l’établissement scolaire de la maternelle à l’université. Une réflexion est à mener sur ce dont on peut parler en maternelle avec des enfants. Il y a déjà des choses sur lesquelles un débat est possible. D’autres ne sont pas négociables. Quels sont les espaces ? Comment cela peut-il se mettre progressivement en place ? Quel type de parole peut être possible, avec quel type d’instance de régulation ?

Au lycée, je pense que l’on est aujourd’hui dans une gigantesque hypocrisie. On donne aux élèves le sentiment qu’ils ont du pouvoir à travers les conseils de la vie lycéenne. En réalité, on leur donne du pouvoir sur ce qui n’est pas l’école. On est dans un système qui se discrédite lui-même puisque les conseils de la vie lycéenne n’ont à statuer que sur la couleur et l’emplacement des bancs dans la cour. On donne aux élèves le sentiment d’avoir un pouvoir dès lors que celui-ci ne touche en rien ce dans quoi ils sont inscrits. On les met dans une espèce d’injonction paradoxale : exercez votre responsabilité mais surtout dès lors que cela ne touche pas. D’où ce sentiment qu’ont les lycéens qu’on les escroque. Autant leur dire non. On peut assumer qu’ils n’ont pas de pouvoir. Si l’on donne un pouvoir, il faut à ce moment-là qu’il y a une vraie réflexion sur les espaces où ils peuvent s’exprimer. Je suis convaincu que les lycéens pourraient avoir intelligemment leur mot à dire sur des sujets, en particulier sur le plan des méthodes, de l’organisation du temps de travail, etc.

Je conclus par un bref commentaire de l’article douze de la convention des droits de l’enfant : « Tout enfant a droit à l’expression de toutes ses idées dès lors qu’il est capable de discernement ». Ces idées doivent être prises en considération au regard de son âge et de son degré de maturité. On n’est pas plus avancé avec cela. Je trouve que cet article est très mal rédigé. Si j’avais modestement à le rédiger, je dirais : tout enfant a le droit d’exprimer ses idées dès lors que l’adulte est capable de faire en sorte qu’elles ne s’expriment pas sur le registre du pulsionnel mais sur celui de l’intelligence, c’est-à-dire dès lors que l’adulte exerce son devoir d’éducation. Le droit à la parole de l’enfant est corolaire au devoir d’éducation de l’adulte. La prise en compte de la parole de l’enfant nécessite que l’adulte mette en place des dispositifs permettant l’émergence d’une véritable parole.

Pour que l’enfant parle vraiment et qu’il ne soit pas dans le borborygme, dans l’injure ou dans autre chose, cela demande un travail éducatif. Puisque ce sera l’an prochain le vingtième anniversaire de la déclaration de la convention internationale des droits de l’enfant, j’aimerais que l’on réfléchisse sur ces paradoxes dans lesquels on a bafouillé un peu depuis quelques années et que l’on sache mieux articuler le droit de l’enfant, ces devoirs mais aussi le fait que le droit de l’enfant à s’exprimer est corollaire du devoir d’éducation de l’adulte et que le droit à la parole de l’enfant impose le devoir d’éducation de l’adulte. Cet article douze me tient beaucoup à cœur dans son ambiguïté. Il est important d’en préciser les contours, c’est par cela que je souhaitais conclure. Merci.


Réponses de Philippe Meirieu aux membres de la commission :

Sur la priorité du respect sur l’amour :
- S’agissant de la priorité du respect sur l’amour, c’est peut-être justement cela la verticalité et la seule possible parce que c’est une manière de dire la réciprocité de Rousseau, une manière de dire le fondement du contrat social de Rousseau. Cela peut-il s’opposer au pulsionnel ? C’est une question spécifiquement pédagogique. Platon disait déjà au début de la République : peut-on faire entendre raison à quelqu’un qui n’est pas dans la raison ? Dès lors que l’on a en face de nous une personne qui est dans la pulsion, l’agression, quelle parole peut porter ? Si une personne qui est dans une sorte de folie agressive, vient vers nous et nous agresse, on peut lui expliquer qu’il faut qu’elle diffère et lui faire un discours rationnel, cela ne fonctionne pas. Platon disait qu’il fallait donc la paralyser.


Sur la sanction :
- Je voudrais rappeler un très beau texte de Condorcet qui dit : « Dans la République, c’est la faute qui exclut, c’est la sanction qui intègre ». Cette formule n’est pas suffisamment comprise, y compris à l’école. Bien sûr que dans la République, c’est la faute qui exclut. En commettant une faute, on s’exclut du collectif. La République prend acte du fait que quelqu’un s’est exclu du collectif par sa faute. Ensuite, la République donne les moyens à celui qui s’est exclu du collectif, de se réintégrer dans le collectif. La sanction, c’est le travail de réintégration dans le collectif. Peut-être cela n’est-il pas valable pour les grands criminels ou des personnes dangereuses pour la collective.
Cependant, à l’école, le travail sur la sanction ré-intégratrice est fondamental. Quand un enfant sait qu’il n’a pas de place dans une classe comme dans une fratrie, il faut lui donner une responsabilité, une fonction, un rôle, quelque chose à faire pour le stabiliser. Quand une personne a une place, elle n’occupe pas toute la place. Cette pédagogie basique fait défaut aujourd’hui dans la plupart des institutions scolaires et ne retombe la plupart du temps que sur les spécialistes des questions de discipline que sont le chef d’établissement et le conseiller principal d’éducation. Le déficit majeur de formation pédagogique basique de l’enseignant lambda fait que dès qu’une question relève d’une petite transgression qui pourrait être gérée dans une rationalité qui se construit, on ne la gère pas et on le renvoie. On a des systèmes institutionnels, comme l’école, où cohabitent pour caricaturer un enseignement sans discipline et une discipline sans enseignement. Or, l’enseignement sans discipline n’est pas possible et la discipline sans enseignement n’est pas légitime. On fait cohabiter les deux. L’élève ne fait pas le lien entre les deux. Il y a des spécialistes de l’enseignement qui ne font pas de discipline et renvoient systématiquement et des spécialistes de la discipline qui ne font pas d’enseignement.


Sur Mai 68 :
- Je défends la thèse suivante : il n’y a pas un mai 68 mais une multitude de mai 68. Il y a un sursaut pulsionnel dans mai 68, je l’accepte bien volontiers mais ce n’est pas le mai 68 que j’ai vécu. Je passais mes journées et mes nuits à écrire et non pas à manifester. Je relisais les textes de loi et fabriquais des projets sans doute très utopiques mais qui n’étaient pas dans le registre du pulsionnel. Il y a eu aussi dans mai 68 des personnes qui ont élaboré, travaillé et réfléchi et qui n’étaient pas dans la pulsion.


Sur l’impact de la télévision :
- Je travaille sur ce sujet depuis plus de vingt-cinq ans. Mes enquêtes montrent que tout converge pour prouver la désintégration des capacités d’attention des élèves en raison de la télévision d’une part et de l’ensemble des médias aujourd’hui d’autre part. Je peux donner un ou deux exemples des expériences et des enquêtes que nous avons menées.
J’ai fait une première enquête il y a vingt ans qui consistait à faire regarder le même film à un échantillon d’élèves au cinéma et à la télévision. Nous avions choisi un film très archétypal et très identifiable avec une linéarité facilement repérable : Le train sifflera trois fois. Dans ce film, il y a des horloges, le temps du film est simultané au temps réel de l’action. Près de quatre-vingt pour cent des élèves qui ont regardé ce film au cinéma, ont perçu la linéarité du film, c’est-à-dire ont été capables de comprendre que le temps du film et celui de l’action sont superposés. Ceux qui ont regardé ce film à la télévision, ont simultanément été dans la cuisine, ont répondu au téléphone, se sont disputés avec leur frère. Moins de trente pour cent ont perçu la linéarité du film. Il y a une espèce de désintégration par la télévision de la capacité de linéarisation, de mise en cohérence du récit.
L’enfant qui va en classe, est comme devant la télévision. Le cinéma est une institution, la télévision est un service au sens républicain du terme de la distinction institution service. Quand on va au cinéma, on rentre dans un espace clos, dont la structure est organisée en fonction de l’activité que l’on veut faire. On paie la place, on attend le début et on part à la fin. Cela institue quelque chose. On est dans un cadre qui nous invite à adopter une posture mentale conforme à ce qu’il attend de nous. Ce qui est le principe d’une église, d’un tribunal, d’un théâtre, de tout ce qui institut au sens fait tenir debout. Un cinéma vous met en posture de regarder le film du début à la fin.
La télévision n’est pas à cet égard une institution mais un service, comme un supermarché. Elle est posée dans une pièce qui maintenant est souvent la chambre. Il y a eu un phénomène récent très caractéristique : l’arrivée de la TNT et des écrans plats. Cela a produit simultanément un effet majeur sur les familles. La plupart des familles ont acheté un écran plat, ont pris la TNT et ont mis l’ancienne télévision dans la chambre de l’enfant. Cinquante-quatre pour cent d’enfants d’âge scolaire ont la télévision dans leur chambre. C’est un phénomène purement commercial.
En deux ans, les adolescents ne regardent plus les chaînes généralistes. Tous les ans, je fais faire une enquête par des documentalistes sur un échantillon d’élèves de sixième. Il y a deux ans, soixante-sept pour cent des élèves de sixième regardaient TF1 et France 2. Aujourd’hui, ils ne sont plus que huit pour cent. Ils regardent W9, NRJ 12, M6, c’est-à-dire les chaînes de la TNT ciblées jeunesse. C’est un peu la disparition du monde commun pour le coup. Je pense qu’il y a un effet précis de la télévision de désintégration de l’attention.

Les enfants arrivent en classe comme s’il y avait une télévision. De temps en temps, ils se branchent en se disant qu’il est dommage de ne pas pouvoir changer de chaîne. Il y a quelque chose qui relève dans la télévision des contenus mais également des attitudes et des postures mentales de réceptivité du message. La manière dont la télévision détruit les capacités d’attention est déterminante. Mes analyses sont largement confirmées par le beau travail, même s’il est discutable par ailleurs, de Bernard Stiegler qui parle à propos de la télévision de destruction systématique de l’appareil psychique juvénile. Il dit que les effets de la télévision, de la télécommande et de toutes ces images conjuguées, détruisent les capacités d’attention linéaire.

Il y a deux ans, j’ai repris des tests qui avaient été élaborés dans les années 1930-1931-1932 par Claparède en Suisse sur les temps de capacité d’attention des enfants. Il s’agit de tests assez faciles. C’est assez lointain, malheureusement d’autres tests n’ont pas été faits depuis. Ces questions ont peu été travaillées. En 1930, un enfant de dix ans avait quinze minutes d’attention. Aujourd’hui, il en a cinq. Cela ne veut pas dire que nos enfants sont moins intelligents mais qu’au bout de cinq minutes, ils s’arrêtent pour faire autre chose. Cela a des effets sur le travail scolaire, sur la capacité de se concentrer dans la durée. Je ne dis pas que seule la télévision produit cela. Cependant, elle est déterminante par les habitudes de réception qu’elle a induites. Quand la télévision avait une chaîne et que toute la famille se réunissait en éteignant la lumière pour regarder Pierre Dumayet ou Pierre Desgraupes, cela n’avait pas le même sens parce qu’on les regardait comme au cinéma.
Je m’occupe de la formation des concepteurs de programmes de France Télévision sur la signalétique (moins dix, moins douze, moins seize). Je tiens à la signalétique même si je sais qu’elle n’est pas respectée, que les parents ne l’utilisent pas et que cinquante-quatre pour cent des enfants ont la télévision dans leur chambre. La signalétique signifie quand même à l’enfant qui regarde qu’un adulte a pensé que cela pouvait ne pas être pour lui. Rien que cela a du sens. On sait bien que la signalétique, c’est dérisoire.

Si la formule « choisir avant les émissions, les regarder avec l’enfant et en parler après avec lui » était appliquée, elle neutraliserait tous les effets pervers et il n’y aurait plus aucun problème avec la télévision. A ce moment-là, cela n’aurait aucun effet négatif. Le problème est que très peu de familles pratiquent le choisir avant, regarder avec et parler après. Le nombre de familles où cela se pratique est corrélé au nombre de familles dont les enfants réussissent bien à l’école. C’est quand même très lié.
Il y a des effets de sidération de l’image, de toute-puissance de l’image. Les sites de partage vidéo (You Tube, Dailymotion) sont en train de se substituer à la télévision pour les adolescents. Sur You Tube, il y a un million cinq cent mille vidéos nouvelles par jour dont la plupart sont réalisées avec des téléphones portables et durent de une à deux minutes. C’est la radicalisation du zapping. D’une certaine manière, c’est le zapping institutionnalisé.
Nous sommes quand même devant une désintégration des capacités d’attention. Elle me semble très largement liée aux images. Or, non seulement elle ne l’a pas prise mais elle s’est elle-même desinstitutionnalisée, y compris l’architecture scolaire.

Sur l’architecture scolaire :
- L’architecture scolaire du dix-neuvième était un mixte de la caserne et du couvent qui avait pour fonction de normaliser et d’inciter à la méditation. Cela fonctionne toujours bien, cela institue quelque chose. Il y a une sorte d’irradiation architecturale qui nous inscrit dans une institution. Nos écoles et nos lycées construits depuis 59, depuis la scolarité obligatoire à seize ans, sont malheureusement dénués, pour l’immense majorité, de toute institutionnalisation. Ce sont des boîtes de chaussures superposées qui n’instituent plus rien.


Sur les rituels :
- Les rituels anciens ont été abandonnés parce qu’ils étaient obsolètes. Je ne suis pas du tout nostalgique des rituels anciens mais ils n’ont surtout pas été remplacés. Il y a une immense naïveté à penser que l’on peut passer de la récréation au cours sans transition. Même dans la pensée magique, entre l’activité quotidienne dans sa dispersion et le moment de concentration intellectuelle, il y a une césure. La pensée magique sait qu’il faut une césure. L’école ne le sait plus. Les enfants font en récréation trente six choses à la fois, et lorsqu’ils montent en classe, il leur est dit : prenez votre livre page trente-trois, Verlaine. Les magiciens savent que cela ne marche pas, qu’il faut un temps de reconditionnement mental. Il y a à institutionnaliser l’esprit, à rendre un esprit disponible par des rituels qui permettent à l’enfant de s’inscrire et de redevenir disponible.
Or il y a eu encore l’effet ciseau, c’est-à-dire qu’il y a eu montée de cet enfant pulsionnel à travers la télévision et tous les autres éléments au moment où l’école diminuait sa capacité à instituer des rituels qui « dépulsionnalisent » la vie scolaire. Les deux se sont télescopés. Il y a eu de moins en moins de rituels au moment où il y a eu de plus en plus d’enfants qui auraient eu besoin de ces rituels pour se mettre dans des cadres où ils redeviennent disponibles à l’activité intellectuelle. Etre disponible à l’activité intellectuelle n’est pas magique.
Pour avoir mené beaucoup d’opérations pédagogiques de ce type, je peux vous dire que quand on accompagne des jeunes de banlieues difficiles dans un Opéra, ils ne marchent pas, ne parlent pas et ne s’expriment pas de la même manière que quand ils sont dans la rue parce que le lieu institutionnalise l’esprit. Les pierres parlent comme dit Régis Debray. Il dit même que ce sont celles qui parlent le plus fort. Je pense que nous avons à mon avis minimisé quelque chose.

Les personnes qui réussissent aujourd’hui, sont celles qui réussissent à instituer des rituels significatifs et structurants. Il s’agit de choses très simples et élémentaires comme faire entrer les élèves dans la classe un par un en leur disant éventuellement bonjour. Malheureusement, elles ne sont pas construites dans beaucoup de cas. Un collège est une grappe d’élèves fusionnels qui se projettent à un rythme effrayant de sonneries stridentes toutes les heures dans les couloirs sans que personne ne semble pouvoir contrôler cela.
L’école n’a pas suffisamment travaillé cette capacité de construire un espace qui structure au moment même où elle en aurait eu besoin. Ne chargeons donc pas trop la télévision. Je pense quand même qu’il y a beaucoup de choses que j’appelle la désintégration de l’attention, que Stiegler appelle la destruction systématique de l’appareil psychique juvénile. Je le mesure en termes de capacité d’attention, y compris dans la lecture. Les enfants ouvrent pratiquement autant de livres qu’avant. Le problème est qu’ils ne les finissent pas, ils ne dépassent pas la deuxième page. Avec le zapping, le père Goriot n’avait pas ses chances et a fortiori Eugénie Grandet.

Sur la possibilité d’une morale sans religion :
- S’agissant d’une morale sans référence et une religion, je suis content de voir que Marcel Gauchet lui-même évolue dans son dernier livre, il semble dire que c’est possible. Je pense qu’il faut non seulement dire que c’est possible mais aussi que c’est le pari républicain. S’il n’y a pas ce pari, il n’y a pas de République. Je rejoins votre sentiment qu’il faut un mythe mobilisateur. Le patriotisme constitutionnel de Habermas n’est pas un mythe mobilisateur. Il faut retrouver l’idée de bien commun. Pour reprendre une vieille distinction de la sociologie allemande, il faut retrouver la société contre la communauté ou la société en surplomb par rapport au communautarisme. On ne peut pas interdire aux gens d’appartenir à des communautés, que ce soit des communautés de pêcheurs à la ligne ou des communautés religieuses. Une société n’est pas une juxtaposition de communautés, sinon c’est le syndrome Sarajevo.
Dans une société, il y a une règle qui s’impose à toutes les communautés et qui est en surplomb par rapport à celles-ci. C’est ce qui est, me semble t-il, fondateur de l’idée même de République. Je crois que cette idée est mobilisatrice. Les symboles de cela ne sont peut-être pas aussi mobilisateurs ou ne le sont pas de la même manière. J’ai tendance à penser que nous sommes devant une crise du symbolisme républicain. Elle me paraît devoir être travaillée en tant que telle. Je ne suis pas du tout contre la Marseillaise, je pense cependant qu’il y a d’autres priorités. Pour moi, par exemple, on devrait institutionnaliser la remise symbolique de la carte d’électeur à dix-huit ans, dans un certain nombre de cadres extrêmement formels et avec une préparation intelligente, pas forcément par des enseignants mais par des jeunes un peu plus âgés qui prendraient la responsabilité avec la présence des élus, etc. Il y a une symbolique républicaine à ré-identifier. On aurait intérêt à le faire parce que les débats sur la symbolique républicaine réactivent d’une façon tout à fait déplorable des espèces de clivages archaïques. Par exemple, le débat sur la Marseillaise va réactiver un débat archaïque. L’objectif est moins de dire que l’on va réactualiser le drapeau ou la Marseillaise il le faut, bien sûr - mais de trouver des cadres où cela va prendre sens. La remise de la carte d’électeur peut en être un dès lors que cela serait vraiment considéré comme un moment fort de l’accès à la majorité républicaine. Il peut y en avoir d’autres.


Sur le symboles républicains :
- On pourrait penser à la dimension des collectivités territoriales et des quartiers, des formes de représentativité qui permettent aux jeunes d’avoir accès... Je préside d’une manière symbolique un conseil municipal d’enfants. Ce n’est pas toujours extraordinaire, c’est parfois une parodie mais cela peut être aussi quelque chose de très formateur si l’on s’en donne les moyens. J’ai présidé récemment un conseil municipal d’enfants durant lequel la question de la cantine a été discutée. Le maire était présent. A travers cette question, on a parlé de la nutrition, des emplois précaires ou non précaires, du développement durable. Il faudrait trouver moins des symboles en tant qu’objets que des symboles en tant que situations. On a les objets du symbolisme républicain (le drapeau, la Marseillaise) mais pas les situations de ce symbolisme républicain. Pour moi, il est dramatique que la seule situation où se pose la question du symbolisme républicain soit les matches de football. La question de la Marseillaise ne se pose plus que lors de ces derniers. Si l’on en est là, c’est grave pour le symbolisme républicain car il y a quand même d’autres occasions que les matches de football pour poser la présence des symboles de la République. La crispation exclusive sur les matches de football montre bien qu’il a un déficit de situations dans lesquelles le symbolisme républicain peut être présentifié. Il s’agit de rendre présent le symbolisme républicain dans des situations.
Au lieu de se fixer autant sur cela, trouvons des situations où la Marseillaise aura sa place. Je ne peux pas accepter que dans une République, la Marseillaise ne soit plus chantée que lors des matches de football. C’est un signe de dégénérescence de la situation structurante de la République.
Je pense donc que le projet républicain peut être mobilisateur avec des symboles forts qui existent. Il n’est pas la peine de se battre inutilement parce qu’on les a, ils sont dans notre histoire. En revanche, on n’a plus les situations parce que les fêtes traditionnelles ne fonctionnent plus et que les grandes cérémonies rituelles ont disparu. Il faut trouver d’autres situations que le sport. Je vous ai donné quelques exemples mais on peut en imaginer d’autres, j’y suis favorable. Cependant, la remise de la carte d’électeur me paraîtrait quelque chose d’important si cela est bien préparé et construit dans des situations un peu formellement organisées.
Je ne suis pas hostile au service civil, bien au contraire, si le coût est portable par la nation, ce dont je ne suis pas sûr aujourd’hui surtout en période de crise. Je pense que l’on a été beaucoup trop vite quand on a supprimé le service militaire. Cela s’est fait d’une manière rapide et un peu démagogique. En même temps, ceux qui disaient à l’époque du service militaire qu’il y avait un creuset national, oublient que les filles n’étaient pas concernées. Ce qui était quand même un creuset national pour la moitié de la population. On ne peut pas passer par perte et profit l’autre moitié de la population.
Il conviendrait peut-être d’identifier, sous des formes qui restent à définir, des temps de passage. Je pense que l’idée de temps d’investissement dans des structures à caractère associatif ou de transition pourrait être quelque chose d’intéressant à condition de ne pas vouloir tout recréer sinon on n’y arrivera pas. Il faudrait pouvoir valider le fait que des jeunes font du soutien scolaire bénévolement. Il ne faut pas se mettre à créer une usine à gaz entièrement nouvelle mais prendre appui sur des choses qui existent, tenter de faire tache d’huile et progressivement intégrer. Si l’on crée une usine à gaz entièrement nouvelle, je crains un peu le caractère artificiel des choses.


Sur la Convention internationale des Droits de l’Enfant :
- Sur la convention des droits de l’enfant, je pense que l’on n’a pas été trop loin mais que l’on a été très maladroit dans la formulation. On a cherché des formulations qui rendent compatibles des choses incompatibles. On ne va pas trop loin quand on dit que l’enfant a le droit à l’expression. Cependant, il a le droit à l’expression dès lors que l’adulte exerce auprès de lui sa fonction éducative. Pour tout ce qui concerne le droit à la protection, à la nutrition, à l’éducation, etc., l’immense majorité des enfants de la planète est encore malheureusement exclue de ces droits fondamentaux.


Sur les savoirs scolaires :
- Aujourd’hui, ce qui relève de l’anthropologie et non pas du fonctionnel, intéresse les élèves. Autrement dit, il vaut mieux leur parler de la théogonie des iodes que de la manière de rédiger une annonce pour trouver un appartement, ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas leur donner aussi des codes. Il faut leur faire pétiller le cerveau, les faire réagir d’une manière forte avec des enjeux intellectuels, de haut niveau.
Je vais vous dire quelque chose de sans doute très choquant : je pense que dans beaucoup de cas, les savoirs scolaires sont trop cumulatifs et pas assez ambitieux dans l’intelligence et le pourquoi. Ce sont des savoirs qui juxtaposent des comment sans avoir cette ambition de donner l’accès à des grandes questions fondamentales de l’homme.
Quant j’ai enseigné en lycée professionnel, mes élèves ne savaient pas mettre l’accent sur le a, j’avais à le leur apprendre mais je pense que c’était plus facile dès lors que j’étais capable de leur faire lire Un fils de Maupassant et de les faire réfléchir sur la paternité, dès lors que j’étais capable de leur parler de Darwin, de l’esclavage et de les faire rentrer dans des questions fortes de l’humaine condition, dès lors que j’étais capable de leur faire rencontrer des textes fondateurs ou des questions scientifiques qui les passionnent.
Je suis partisan de la laïcité mais je ne suis pas favorable à ce qui a été malheureusement une conception frileuse et étriquée de la laïcité qui a consisté à laisser à Walt Disney et au thriller américain le traitement de tous les grands problèmes humains. On a compris au fond laïcité comme étant tout ce qui touche l’humaine condition au sens de Montaigne. On ne s’occupe plus de tout ce qui était du domaine du religieux. On a précipité les enfants. Il n’est pas étonnant qu’ils se précipitent sur les jeux vidéo qui traitent de la transgression. Qui traite la question de la transgression aujourd’hui chez les adultes ? Quand les jeunes rencontrent-ils la question de la transgression ?
Le film qui a été le plus regardé depuis vingt ans par les adolescents est Seven. C’est l’histoire des sept pêchers capitaux. Ce n’est pas un hasard. Qui leur verbalise la question de la transgression, du mal ? Avec qui peuvent-ils en parler ? Notre laïcité a cru qu’elle allait se rabattre sur des savoirs fonctionnels et des utilités scientifiques au sens traditionnel du terme, et qu’elle allait pouvoir faire l’économie de cette réflexion sur ce que j’appelle les questions anthropologiques fondatrices. Comment aimer quelqu’un sans le manger ? Personne n’a heureusement répondu à cette question.
Comment à la fois aimer et respecter la liberté de l’autre ? Si l’on avait trouvé la solution, il n’y aurait plus de littérature et plus de cinéma depuis très longtemps. Les jeunes se posent également cette question. Nous avons un devoir de raisonner et de retentir par rapport aux questions fondamentales et fondatrices que se posent les jeunes, et que cela les passionne. J’ai beaucoup travaillé avec les classes relais. Chaque fois que l’on propose des contenus culturels forts et denses, chaque fois que l’on prend les gens par de l’exigence intellectuelle, on les grandit et les mobilise.


Sur l’enseignement du droit :
- Sur la question du droit, je suis complètement d’accord sur le fait de ne pas confondre le droit et la juridiciarisation. Il y a un vrai travail de réflexion et de construction du droit comme discipline, qui doit refonder ce j’ai appelé tout à l’heure maladroitement un décalogue républicain. Un certain nombre de principes du droit me semblent devoir être travaillés et réfléchis en fonction de l’âge des enfants. On ne va pas aborder la distinction entre le pénal et le civil dès la classe de CE1 mais il est étonnant que quatre-vingt-dix-huit pour cent des bacheliers ne connaissent pas la différence. C’est une différence fondatrice y compris pour savoir ce qu’est une contravention. Si vous demandez la différence aux gens entre le conseil d’état et le conseil constitutionnel, je crains que vous ayez une grande perplexité.
Sans aller jusque là, on peut imaginer un enseignement du droit qui parte un peu d’une approche anthropologique du droit, c’est-à-dire de qu’est-ce qui a fait qu’à un moment donné, les hommes ont dû stabiliser des principes pour fonctionner et qui progressivement, en intégrant une approche un peu historique, montrent comment se sont construits et organisés les grands principes qui sont susceptibles de régir notre société.
Dans ce cadre, je pense qu’il est parfaitement possible d’intégrer ce que notre collègue a évoqué, c’est-à-dire la notion européenne, en particulier les conventions internationales, leurs statuts et la construction de l’Europe. Il faut faire ce travail de construction.
Quand nous avons construit, à la suite de la consultation que j’avais menée en 1998, l’éducation civique, juridique et sociale, nous avons tenté de faire cela mais nous ne sommes pas allés assez en profondeur. Nous sommes restés de manière superficielle parce que nous ne l’avons fait que sur le lycée et en minimisant les contenus au profit du débat. Je ne suis pas contre le débat mais je pense qu’une démocratie est un endroit où l’on débat sur quelque chose. Dans l’immense majorité des instances démocratiques, on débat sur des textes qui préexistent au débat. Nous avons donc trop insisté sur le débat au détriment du texte. Il faut imaginer une progression adaptée à l’âge des enfants qui leur permettra d’entrer dans l’intelligence de ce qui structure une société humaine et de ce qui lui permettra progressivement de sortir de la barbarie. Je crois que c’est faisable.

Sur les finalités de l’École :
- Le problème majeur aujourd’hui est que dans les périodes troublées comme la nôtre de restructuration et de reconfiguration, nous assistons toujours dès lors qu’il n’y a pas de consensus sur les finalités à une crispation sur les modalités. C’est la caractéristique de toutes les périodes troublées. Dès lors que les finalités se dissolvent, il ne reste que les modalités. Quand les finalités sont claires, on peut s’adosser à celles-ci pour discuter des modalités. Quand on n’a plus de finalités claires, on n’a plus qu’à se battre sur des modalités. La modalité est de savoir s’il faut dédoubler ou pas telle classe à tel endroit, etc. Je ne dis pas que discuter de tout cela est anecdotique, c’est très important, il faut le faire mais il faudrait peut-être se poser la question des modalités qui ne sont plus adaptées aujourd’hui.
Tout ne peut pas être mouvant dans le débat démocratique. On est obligé d’avoir des points d’appui. Quand il y a des finalités claires, on peut discuter sereinement des modalités. Aujourd’hui, parce qu’il n’y en a pas à l’éducation, on ne discute des modalités que dans des batailles de chiffonniers. Il faudrait réussir à se redonner un consensus sur quelques finalités fondatrices. A partir de là, même s’il n’y a pas unanimité, on peut imaginer des modalités et les faire bouger mais on ne peut pas tout faire bouger en même temps.
Or actuellement ce qui panique les enseignants, c’est que tout bouge. Ils ont le sentiment qu’il n’y a pas de finalités. Il faut repenser les modalités. La première modalité à repenser est celle dont tout le monde pense que l’on ne peut pas la repenser : la classe, c’est-à-dire l’idée même qu’il faut enseigner à trente élèves par des unités de cinquante-cinq minutes. Aucun d’entre nous n’est assez vieux pour avoir connu autre chose mais cela n’a que cent cinquante ans. Il n’est pas écrit dans le marbre que l’éducation est ainsi. Cette modalité a été organisée pour des raisons parfaitement légitimes et nécessaires au moment de l’organisation industrielle. Elle pourrait se discuter aujourd’hui. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas de groupe d’appartenance.
On peut penser qu’il y a des cadres, par exemple, où la question de l’effectif n’a strictement aucune importance. Quand on va au théâtre, qu’il y ait trente ou quatre cents personnes, cela ne change rien à la prestation ou aux émotions que l’on ressent. On peut parfaitement imaginer des cours très bien faits et préparés pour un groupe beaucoup plus important d’élèves, ce qui permettrait d’avoir à côté des cours en groupe beaucoup plus restreint quand il s’agit de faire de la conversation ou d’entraîner à la dissertation, ce que les élèves ne savent plus faire. Je pense qu’il faudrait donc se donner le courage de repenser un peu ces modalités. Aujourd’hui, c’est difficile parce que le consensus sur les finalités fait défaut. J’ai bien conscience que tout ceci est complexe.

Sur une « morale laïque » :
- Quant à la question ayant trait à la morale laïque, je trouve le terme même de morale laïque stratégiquement pas adapté, c’est la raison pour laquelle je préfère le droit. Les gens sont ce qu’ils sont. Parler de morale laïque, c’est inévitablement vécu comme une sorte de machine de guerre contre des gens qui interpréteront cela comme étant une morale antireligieuse. Or je pense qu’une morale laïque n’est pas une morale antireligieuse. Elle est en surplomb par rapport aux religiosités et aux appartenances. Les gens écrivent morale laïque en général « que », ce n’est pas la morale au sens protestant mais au sens de la laïcité, c’est-à-dire une morale de combat. Je pense que c’est stratégiquement quelque chose qui peut ne pas être bien compris. Encore une fois, je me trompe peut-être. Je ne veux pas mettre la laïcité dans ma poche mais c’est autre chose de parler de laïcité que de morale laïque. Je suis un défenseur inconditionnel de la laïcité. En revanche, je dis que la laïcité dans son fonctionnement est fondée sur le droit et non sur la morale. C’est une différence qui fait sens parce qu’elle introduit plus de verticalité. Je me trompe peut-être. J’ai bien conscience que c’est essentiellement une question de formulation parce que sur le fond, nous sommes assez d’accord.


Sur la formation des enseignants :
- Vous m’avez interrogé sur la formation des enseignants. J’ai été directeur d’un institut universitaire de formation des maîtres. J’ai vu venir la réforme telle qu’elle est aujourd’hui, je ne la crois pas bonne. Je l’ai dit et m’en suis entretenu avec le ministre. Je ne la comprends pas, et ne comprends pas pourquoi elle a été mise en œuvre d’une manière aussi rapide et précipitée. Je crois que l’on a cédé à la pression d’un certain nombre de lobbys et que les effets en seront contre productifs. Je m’inquiète beaucoup puisque l’on va pouvoir avec un master de droit constitutionnel enseigner à une classe de l’histoire ou du français sans avoir jamais vu un élève ni avoir jamais entendu parler de pédagogie. On prend un gros risque avec les générations futures.
Je pense que la loi relative aux libertés et responsabilités des universités va trop loin dans l’autonomie des universités, mais c’est un autre débat. L’autonomie des universités va permettre dans certains cas de compenser les dispositifs nationaux et de mettre en place un certain nombre de formations efficaces. Cependant, je ne suis pas assuré qu’il y ait équité sur le territoire républicain. La situation qui est en train de se profiler, va permettre dans certaines académies parce qu’il y aura des coordinations intelligentes et que des synergies vont se créer de poursuivre une formation, voire de l’améliorer. Dans d’autres cas, je pense en particulier aux grandes académies où il y a concurrence acharnée entre des universités, on risque d’avoir une multitude d’offres avec des situations complètement hétéroclites. Des académies risquent d’être sinistrées à l’autre bout de la chaîne parce qu’il n’y a qu’une université.
L’équité de formation sur le territoire républicain n’est pas garantie aujourd’hui, c’est le simple résultat d’un syllogisme. On a voulu l’autonomie des universités, donc la liberté de celles-ci dans leurs initiatives. On a donné la formation des maîtres aux universités. Conclusion : il y aura fragmentation complète de la formation des maîtres, ce qui veut dire que l’état républicain ne maîtrise plus la formation de ses maîtres. On a créé les universités, on a voté la loi LRU, elles sont autonomes. On donne la formation des maîtres aux universités sans garantie et sans cahier des charges national. Au total, on se départit en tant qu’état républicain de la garantie donnée à l’ensemble du territoire d’une formation pédagogique de qualité pour l’ensemble des maîtres. Je vous donne mon sentiment, j’ai conscience de sortir de mon obligation de réserve.


Sur la discrimination positive :
- Je ne suis pas favorable à la forme sous laquelle elle est promue actuellement. La discrimination positive est une manière extrêmement subtile de contourner l’équité imposée par la loi. En plus, elle crée une espèce de rivalité entre les exclus. Je ne suis donc pas sûr qu’elle bénéficie à beaucoup de monde. C’est difficile quand on parle de discrimination positive car on ne sait pas non plus de quelle conception ou de quelle pratique l’on parle. Je crois qu’entrer dans les problèmes d’égalité par la discrimination positive n’est pas la bonne manière.


Sur « bien commun » et « intérêt collectif » :
- J’ai évoqué la question de bien commun, mais on pourrait parler de l’intérêt collectif ou de l’intérêt général. Pourtant, le mot intérêt me gêne un peu. Trop souvent, les gens pensent que l’intérêt général se fabrique à partir d’une sorte de coagulation des intérêts particuliers. Je pense qu’il y a rupture entre les intérêts particuliers et le bien commun. Il n’y a pas continuité. Le problème de la République est que la somme des intérêts individuels ne fait pas un bien commun. Je vais prendre un certain nombre d’exemples dans le domaine scolaire que je connais bien. Dans la région lyonnaise, tous les enfants d’un établissement très difficile et sinistré habitent dans le même immeuble. Lorsque la cloche sonne, tous les élèves arrivent dans l’établissement. La cantine a été fermée parce que les parents ne pouvaient pas payer. La quasi-totalité des parents vive de l’aide sociale. Cet établissement est dans une situation extrêmement précaire. Le turn-over des enseignants est important. Le problème d’un tel établissement est l’absence de stabilité des équipes. On est devant une grande hypocrisie républicaine puisque l’on dit qu’en ZEP, on donne plus à ceux qui ont le moins mais parce que l’on n’intègre pas les salaires dans les calculs des coûts, c’est-à-dire que l’on ne travaille jamais à budget consolidé. Comme les salaires ne sont pas intégrés, on obtient vingt pour cent de dotations supplémentaires sur les ZEP. S’ils étaient intégrés, les établissements de ZEP coûteraient dix ou vingt pour cent de moins que les établissements de centre-ville où il y a des professeurs plus âgés, plus diplômés et moins de vacataires.
Cet établissement est donc sinistré. Aucun enseignant n’y reste plus de deux ans, ce qui correspond au temps pour obtenir sa mutation. Rien ne peut donc se faire. Quand un parent trouve du travail et qu’il déménage pour changer son fils d’établissement, je ne vais pas lui dire que c’est un mauvais républicain, je ne vais pas le stigmatiser. Pour changer ses enfants de collège, il va déménager dans une petite banlieue pavillonnaire. Il fait quelque chose de tout à fait légal alors qu’à côté, certains qui sont beaucoup moins en difficulté que lui, vont utiliser des moyens illégaux pour obtenir les mêmes résultats.
Quand on accumule tous ces comportements individuels, cela produit le départ des parents qui arrivent à sortir la tête de l’eau, et l’effondrement du collège. Chacun de ces comportements individuels n’est absolument pas condamnable mais la somme de ceux-ci produit des effets collectifs catastrophiques parce que cet établissement devient un baril de nitroglycérine et que plus personne ne va savoir qu’en faire. Je ne dis pas qu’il faut dire à ces personnes de laisser à tout prix leur enfant. Ce n’est pas la solution. A un moment donné, il faut que l’on exhausse au-dessus de ces questions et que l’on essaye de trouver des formules.
Lorsque j’ai présidé ce conseil municipal d’enfants, on a donc discuté de la cantine. C’était une partie de bras de fer incroyable parce que chacun voulait toujours des pamplemousses ou des crevettes, etc. Je leur ai dit que c’était comme si l’on voulait faire de la purée en gardant chacun notre pomme de terre entre les mains. A un moment, pour faire de la bonne purée, il faut que chacun lâche sa pomme de terre. Et quand on a fait la purée, on ne va pas rechercher sa pomme de terre. Entre les deux, il y a un presse-purée. Il faut à un moment lâcher pour qu’il y ait une institution (le presse-purée) irréductible à la juxtaposition de ce qui a existé avant. Ce qui fait crise, c’est l’absence de presse-purée et la non-visibilité de celui-ci. Quand il y en a, ils ne sont pas visibles et ils sont délégitimés dans la tête des gens, c’est-à-dire qu’ils voient les intérêts individuels, qu’on leur impose un intérêt collectif mais ils ne voient pas ce qui a permis à un moment donné de dire que c’est l’intérêt collectif ou le bien commun parce qu’il y a une opacité mentale. Cela émane du fait que l’on a travaillé à faire de la purée avec des pommes de terre. C’est une métaphore.
Quand vous expliquez à des parents qu’un collège qui a une très bonne réputation se trouve sur le côté pair d’une rue et que celui qui a mauvaise réputation se trouve côté impair, vous pouvez leur dire que c’est au nom du bien commun mais qui a décidé de cela ? Ils le vivent comme une injustice parce qu’il y a une opacité des structures d’élaboration de l’intérêt collectif et du bien commun dans notre République. Ces structures ont été opacifiées.
Bien avant que la question de la carte scolaire soit remise à l’ordre du jour par les dernières élections présidentielles, j’avais demandé que la question de l’établissement de la carte scolaire relève des instances régionales des conseils économiques et sociaux. Il ne s’agit pas de l’abolir ni non plus de laisser planer cette injustice. Il faut penser des systèmes d’enquête d’intérêt public, réfléchir avec les gens. Il faut construire, trouver le maillage de citoyens lisible qui permet aux Français de voir que l’on construit du bien commun. Or aujourd’hui, le maillage de citoyens lisible est brouillé. Dans certains cas, c’est clair. Mais dans d’autres cas, le maillage de citoyens où se prennent les décisions au nom du bien commun à partir des intérêts particuliers, n’est pas identifié. Quel est le maillage de citoyens lisible pour telle décision ?


A chaque fois qu’il y a des décisions importantes à prendre, plutôt que de légiférer d’une manière abstraite, il faudrait trouver le maillage de citoyens lisible pour traiter cette question et pouvant faire qu’à un niveau citoyen identifiable et repérable, les Français comprennent qu’il y a des intérêts individuels et que l’on fabrique du bien commun avec. C’est rendre lisible ce travail dans lequel l’institution arrive à fabriquer du commun. Les Français n’y croient pas aujourd’hui, ils ont le sentiment que le bien commun est le bien qui leur est imposé par une aristocratie, une oligarchie, etc. parce que les structures se sont opacifiées. Je pense que vous pouvez contribuer à les rendre plus lisibles.