Considérations sur le malheur arabe

Samir Kassir

(Actes-Sud, Sinbad, Arles, 2004)

Quelques extraits pour susciter l'envie de lire ce livre essentiel à mes yeux :

« Il ne fait pas bon être arabe de nos jours. Sentiment de persécution pour les uns, haine de soi pour les autres, le mal d'être est la chose du monde arabe la mieux partagée. Même ceux qui longtemps se sont crus à l'abri, Saoudiens dominateurs et Koweïtiens prospères, n'y échappent plus depuis un certain 11 septembre. De quelque angle qu'on le considère, le tableau est sombre, et il l'est encore plus à comparer avec d'autres régions du monde. A l'exception de l'Afrique subsaharienne, mais toute le différence qui naît de l'écart entre potentiel et réalité, attentes et réalisations, anxiété et frustration, passé et présent, le monde arabe est la région de la planète où l'homme a aujourd'hui le moins de chance d'épanouissement. A plus forte raison la femme. Et tout d'abord ce mot d'Arabe qu'ici et là on appauvrit pour le réduire à une ethnicité d'emblée frappée d'opprobre ou, dans le meilleur des cas, à une culture négatrice. Pourtant, ce « malheur » n'a pas toujours été. Indépendamment du supposé âge d'or de la civilisation arabo-musulmane, il y eut un temps guère lointain où les Arabes pouvaient se projeter avec optimisme dans l'avenir. » (pages 9 et 10)

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« Le malheur arabe a ceci de particulier qu'il est ressenti par ceux qu'ailleurs on dirait épargnés. Et que, davantage que dans les chiffres, il tient dans les perceptions et les sentiments. A commencer par celui, largement répandu et profondément ancré, que l'avenir est obstrué. Devant le mal tout à la fois protéiforme et incurable qui rongerait ce monde, il n'y aurait pas de rémission possible sinon par la fuite individuelle. Pour autant que la fuite soit elle-même possible. Or le malheur arabe, c'est aussi le regard des autres. Ce regard qui empêche jusqu'à la fuite et qui, suspicieux ou condescendant, vous renvoie à votre condition jugée indépassable, ridiculise votre impuissance, condamne par avance votre espérance. Et souvent, vous arrête aux postes-frontières. Il faut avoir un jour porté le passeport d'un Etat pestiféré pour savoir ce qu'un tel regard peut avoir de définitif. Il faut avoir un jour confronté ses anxiétés aux certitudes de l'Autre, à ses certitudes sur vous , pour mesurer ce qu'un tel regard a de paralysant. » (pages 13 et14)

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« Car si l'islamisme n'est pas - ou n'est plus - un agent de l'étranger, c'est à l'étranger qu'il donne raison. Justifiant le clash des civilisations, l'assumant même, il est ce qui donne aux partisans de la croisade l'occasion de se croiser et à l'Occident d'employer tous les moyens que lui permet sa capacité technologique pour maintenir sa suprématie sur les Arabes. Et perpétuer leur impuissance. » (page 25)

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« L'avancée de l'islam politique est une réislamisation de la société, et davantage en réponse à des pouvoirs jugés inefficaces et iniques, voire impies, que comme une réaction à la culture du modernisme. » ( page 40 )

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« C'est dire combien fausse est l'illusion que l'islam politique puisse offrir une possibilité de sortir du malheur arabe, quand il en est l'un des éléments constitutifs. On ne saurait oublier à cet égard qu'en amont même du jihadisme benladéniste la place envahissante de la pensée religieuse est une régression au sens propre du terme, c'est-à-dire par référence à l'histoire arabe elle-même. Une histoire que l'islamisme contemporain entend d'ailleurs annuler. Non pas seulement sa séquence la plus récente, mais même l'âge classique, pour retrouver la quarantaine d'années de l' " islam pur  " . Or c'est seulement en retrouvant cette histoire dans son entièreté et avec tous ses mécanismes qu'on pourrait envisager un terme au malheur arabe. » (page 41)

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« Avec la Nahda , la culture arabe se reconstruit à partir de la découverte de l'Autre, l'Autre européen. La chose n'est pas aisée, l'échange restera à sens unique et il se fait dans l'ombre portée du face-à-face entre Occident et Orient. Ce qui explique que naissent bien des frustrations qui marqueront l'histoire arabe contemporaine du sceau de la tension et la tremperont d'une inextinguible anxiété. Pourtant, c'est aussi dans ce face-à-face que se constitue la syntaxe arabe de la modernité.

Beaucoup plus que le Japon, où la modernisation s'est concentrée sur le reproduction des mécanismes techologiques et militaires puis financiers de la suprématie occidentale, le monde arabe, aujourd'hui décrit comme fermé par essence, s'est ouvert à tous les débats d'idées venus d'Europe. Sans grand décalage temporel ; il n'y a pas un demi-siècle entre l'apparition des premières thèses féministes en Europe et les plaidoyers de Bustâni et Chidyâq pour la promotion féminine. Avec chez le second un thème aussi révolutionnaire, même par rapport à l'Europe du XIXe siècle, que la revendication pour les femme du droit au plaisir ! Et il n'y a même pas de délai entre l'affirmation du socialisme comme une force politique en Europe et la création par le même Chidyâq du néologisme ichtirâkiyya pour le traduire. Puis quand meurt Darwin, il ne faut pas plus de deux mois pour que deux jeunes intellectuels de Beyrouth prennent le risque d'allumer une guerre de l'évolutionnisme - qui d'ailleurs ne les oppose qu'aux pasteurs américains en charge de leur université et, par la suite, aux jésuites français qui pilotent l'université rivale.

La mue est phénoménale. La culture arabe - d'abord arabo-ottomane - s'immerge tout entière dans cet immense effort d'adaptation, de traduction, en un mot de modernisation, y compris dans sa dimension religieuse. Et la langue d'aujourd'hui en porte toujours la trace à travers force simplifications, néologismes et barbarismes - en l'occurrence surtout des gallicismes. » (pages 58 et 59)

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« Qui dira la quantité d'efforts que la présence du colonisateur détourne du champ du développement ? Qui dira la dilapidation du temps social dans la mobilisation politique ? Qui dira le sacrifice de l'individu dans le combat qui s'épuise à faire advenir le Peuple ? » (page 82)

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« Comme pensée structurée, l'islamisme jihadiste est loin d'être l'idéologie dominante qu'on se représente souvent dans les médias occidentaux. Il n'en possède pas moins un puissant effet d'entraînement, sans doute parce qu'il est le seul courant à offrir aujourd'hui une voie de sortie hors du statut de victimes que les Arabes se complaisent à entretenir. Mais que l'islamisme, jihadiste ou non, ne se fait pas faute de conforter. » (page 89)

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« Ce faisant, la culture arabe réapprend, sans en avoir encore pleinement conscience, à intégrer la pluralité dans son unité de lieu et de temps, sans plus considérer la différence comme un vecteur de division. La théorisation de l'altérité comme condition de la démocratie reste sans doute déficiente. Dans le meilleur des cas, elle touche seulement une élite. Il n'empêche qu'on peut voir là un jalon sur la voie d'une diversité assumée. » (page 98)

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« C'est dire que la mondialisation culturelle, contrairement à ce que se plaît à craindre une vision identitaire frileuse, pourrait devenir la grande chance de la culture arabe. » (page 100)