Carapace

Ils nous désarçonnent et, parfois même, nous font sortir de nos gonds. À chaque question que nous leur posons, ils haussent les épaules, esquissent un sourire méprisant et répondent brutalement : « J'en ai rien à foutre ! ». Ce sont des adolescents « paumés » - garçons en général -, la casquette vissée sur la tête et les lacets défaits. Ils sont nés en France, mais, ici ou là, on s'obstine encore à les appeler maghrébins. Étrange, cette manie de désigner les gens par une origine géographique que, pour la plupart, ils ne connaissent pas... et qui les condamne à reproduire des stéréotypes au lieu de tenter de se frayer leur propre chemin. Leur avenir, ils n'en ont « rien à foutre », d'ailleurs ! Et ils s'obstinent à le répéter à qui veut bien l'entendre... Bien sûr, on se doute que cette posture ne correspond pas vraiment à leurs sentiments profonds. Mais ils s'entêtent : fonder une famille, ils n'en ont « rien à foutre » ! Réussir à l'école et trouver une place dans la société, non plus !

Et voilà qui est très inquiétant : comment ces jeunes peuvent-ils espérer s'en sortir sans un minimum de perspectives ? Comment pouvons-nous les aider, s'ils récusent a priori tout dialogue ? Nous préfèrerions parfois qu'ils nous agressent, nous accusent, nous fassent part de leur révolte ou de leurs rêves les plus fous. Mais ils nous refusent même cela. Ils s'enferment dans une carapace d'indifférence sur laquelle nous n'avons aucune prise.

Et si, en réalité, il ne s'agissait là que d'une posture de survie ? En affichant leur indifférence à l'égard de choses sur lesquelles, de toute façon, ils n'ont pas prise, peut-être, simplement, se préservent-ils ? Quand on n'a pas d'avenir, il vaut mieux « se foutre » de l'avenir. Cela permet de sauver la face : « Vous savez bien que je n'ai pas d'avenir ! Que mon nom, ma casquette et mon accent constituent des handicaps bien difficiles à surmonter ! Et vous devriez comprendre que je ne puisse m'en défaire facilement, puisque je n'ai guère que cela pour me construire une identité ! Pourquoi m'intéresser à ce qui n'est pas en mon pouvoir ? Il vaut mieux affecter de s'en foutre plutôt que de se retrouver perdant et humilié à tous les coups ! »

Ne perdons pas trop vite patience devant ces jeunes. Même s'ils mettent nos nerfs à rude épreuve. Ils ont besoin qu'on entende leur désespérance et qu'on la reconnaisse. C'est un premier pas indispensable. Pour, ensuite, tenter d'esquisser des projets avec eux. Des projets pour leur avenir. Des projets pour notre avenir commun. Des projets qui leur permettent de ne plus « rouiller » dans le présent. C'est une lente et difficile entreprise que de remettre le futur en jeu. C'est pourquoi la « pédagogie du projet », telle que l'Éducation nouvelle et l'Éducation populaire l'ont formalisée n'est pas un gadget... c'est une priorité politique absolue.