Grandes tailles

Une fois n'est pas coutume, les statistiques médicales confirment celles des fabricants de vêtements : nos enfants sont de plus en plus grands. Ou plus exactement, de plus en plus hauts : ils gagnent, chaque année, quelques millimètres et le mouvement semble s'accélérer avec le temps. Filles et garçons réunis dépassent déjà les quinquagénaires d'une bonne tête et nous allons bientôt ressembler, à côté de nos enfants et de nos petits-enfants, à des lilliputiens.

Ainsi les adolescents trimballent-ils souvent, dès quinze ou seize ans, un corps immense, avec cette maladresse si caractéristique de ceux qui ont grandi trop vite. Ils bousculent tout sur leur passage, les objets fragiles comme leurs semblables, les habitudes de leurs aînés comme les conventions des institutions familiales ou scolaires. Ils semblent, partout, forcer le passage et brutaliser leur environnement. Ils passent devant nous sans nous voir et nous obligent à reculer sans esquisser la moindre excuse. Le torse en avant, la tête inclinée, les bras ballants, ils traversent l'espace comme s'ils étaient seuls au monde. Et puis, ils s'affalent brutalement dans les fauteuils... avant, à table, de s'étaler sans la moindre considération pour leurs voisins.

  Évidemment, cela nous agace profondément ! Nous ne supportons pas cette manière de s'imposer, cette sorte de provocation passive que constitue la présence à nos côtés, d'un corps dégingandé, le plus souvent muet, qui vient piétiner nos plates-bandes sans se soucier le moins du monde de nous... Nous sommes tentés, alors, de marquer notre mécontentement. En fronçant les sourcils, d'abord : avec l'espoir qu'il - ou elle - comprendra que notre visage renfrogné constitue une injonction à bien se tenir, à rectifier la position et à s'excuser, humblement, de prendre autant de place. Mais l'opération est rarement couronnée de succès : pas facile de comprendre ce qu'on vous reproche quand on n'a rien à se reprocher ! Et, parfois, la situation dégénère : remarques acides, éclats de voix, colère... jusqu'au départ de l'intéressé qui claque la porte, convaincu d'être victime d'une injustice.

C'est pourtant difficile de demander aux adultes de tout accepter sans rien dire. Et puis, on a bien le droit à ses petits énervements ! On ne voit pas pourquoi seuls les jeunes pourraient imposer aux autres leurs caprices...

Il nous faut pourtant raison garder. Notre responsabilité d'éducateur nous impose de ne pas entrer dans un rapport de forces qui ne fera que durcir la position de l'autre et créer des incompréhensions. En revanche, il nous revient d'apprendre à voir, derrière ce corps prématurément grandi, l'adolescent encore fragile qui a besoin de nous. Ne pas nous laisser impressionner par une apparence et des comportements qui nous indisposent, mais regarder l'être en devenir qui ne sait pas encore comment trouver la bonne distance avec les autres et avec le monde. Et engager le dialogue. Comme si de rien n'était. Sur le dernier film qu'il a vu.