Allocution de Daniel Hameline

lors de la réception de Philippe Meirieu
dans l'Ordre national de la Légion d'honneur le 29 mai 1999

 

Monsieur le récipiendaire,

Cher Philippe Meirieu,

Dans un moment, Alain Durollet va vous recevoir dans le grade de chevalier de l'Ordre national de la Légion d'honneur. Comme le protocole vous en laisse le droit, c'est vous qui vous l'avez choisi pour votre parrain. Alors que des personnalités publiques d'envergure nationale auraient volontiers joué ce rôle à votre égard, vous avez proposé un homme, certes éminent dans son domaine, mais peu connu du public. Et sur votre carton d'invitation, vous l'avez désigné par un titre fort peu conventionnel, et qui affirme avant tout le lien. Vous avez fait appel, écrivez-vous, au "compagnon des bons et des mauvais jours".

Aujourd'hui est l'un de ces jours, cher Meirieu, et M. Durollet, est bien là, à vos côtés. Sera-ce alors vous questionner hors de propos, que de vous demander si vous placez ce samedi 29 mai 1999 parmi les "bons" ou parmi les "mauvais" jours dont il est réputé le compagnon ? Je vous sais fort ambivalent à l'égard de la distinction dont vous êtes l'objet. Oh ! vous nous concéderez bien - à nous tous qui nous sommes déplacés ici ce soir pour vous faire honneur - que ce jour n'est sans doute pas le plus "mauvais" de vos jours... Mais vous hésitez néanmoins à le classer, d'emblée et sans restriction mentale, dans les "bons jours".

Vous n'avez pas demandé la Légion d'honneur. Vous avez même, un temps, envisagé de décliner l'invitation à rejoindre les rangs de cette légion, au demeurant fort hétéroclite. Gageons que vous auriez eu quelque paradoxale fierté à ne pas en être, à réserver à votre conscience le soin de vous rendre, in petto, les honneurs dont elle serait seule juge.

En vous prêtant à la cérémonie de ce soir, vous acceptez, d'une certaine manière paradoxale, de rentrer dans le rang. Vous consentez à ce que chevalier de la Légion d'honneur, votre honneur soit tenu de s'afficher sous le regard de vos concitoyens. Plus encore, vous Philippe Meirieu, admettez que ce soit de ce regard même des autres que vienne une certaine autorisation à vous estimer vous-même.

Les autres. Ils sont, certes, votre risque. Il le sont quand il vous injurient ou cherchent à vous nuire. Et l'on sait combien certains s'y emploient à votre égard avec une constance qui n'est pas prête de désarmer. Mais les autres sont votre risque plus encore peut-être, quand ils vous honorent et vous récompensent. Car ils vous menacent de leur complaisance. Et il n'est pas pire menace que la complaisance d'autrui, pour quiconque aspire à ce que sa gloire, même modeste, soit une gloire légitime. Mais, heureusement, les autres, tout autant que votre risque, sont aussi votre chance. Certes, chacun de nous, en définitive, n'est que ce qu'il fait de lui-même. Néanmoins, nous ne faisons quelque chose de nous-même que par la médiation constante d'autrui, et sous son regard, où passe tout à la fois exigence et indulgence, récompense et frustration.

Cher Philippe Meirieu, si M. Durollet, que vous nous présentez comme votre compagnon, est là ; si nous sommes là, nous tous, à commencer par vos proches, c'est d'une manière ou d'une autre, pour représenter autour de vous cet "autrui" multiple, et jamais sans visage, grâce à qui vous avez pu, au hasard de mille et une rencontres, des plus constantes au plus fortuites, construire votre histoire propre en sa singularité. Car quiconque se rend gloire à lui-même ne fait que célébrer un imbécile de plus. D'ailleurs, s'estimer soi-même est déjà bien difficile. La gloire n'est pas la complaisance vaniteuse du moi dans les signes extérieurs d'une fallacieuse supériorité. La gloire est toujours reçue. Nul ne la prend. Comme le dit bien notre langue, la gloire est "rendue". Et pour qu'elle soit rendue, il faut des gens qui la rendent, à l'instar de la justice. Sauf qu'elle n'est pas placée sous le signe du droit : nul n'a droit à la gloire. Elle est placée sous le signe de la reconnaissance. Soyez nous donc reconnaissant, cher Meirieu, d'être ici pour vous reconnaître, d'être ici pour reconnaître comme légitime cette promotion que, si vous vous écoutiez, vous seul, vous seriez tenté d'estimer déraisonnable ou imméritée.

Mais il faut aller plus loin si nous voulons avoir de cet "autrui" qui vous promeut une image plus exacte. L'affection, l'amitié ou l'estime que des personnes ou des groupes vous portent, ces gens fussent-ils des milliers, sont insuffisantes à instituer le fait social qui nous réunit ici ce soir.

Ce compagnon qui vous reçoit aujourd'hui, agit non point en son nom, mais au nom du Président de la République, et selon un protocole dont il n'est maître de modifier ni les formules ni les gestes. Et voici déjà que le lien de personne à personne que vous avez tissé avec lui s'inscrit dans un échange rituel qui, d'une certaine façon, dépersonnalise ce lien. C'est à ce prix que votre propre histoire, à ce moment précis où vous en êtes, n'est plus seulement votre affaire singulière mais s'intègre à l'histoire commune. Sous le signe de l'honneur rendu. Et rendu officiellement par les institutions mêmes de la République. L'émotion des protagonistes n'ajoutera rien à la profonde humanité de l'événement.

Je dis bien "humanité". Car, cher Meirieu, vous le savez mieux que personne, vous qui avez commenté maintes fois ce propos du regretté Fernand Oury, l'un des pédagogues qui, dans la génération qui précède la vôtre, aura marqué son temps comme vous marquez le vôtre : la fonction du rituel, dit Oury, c'est qu'il dédramatise. Le rituel dit l'humain autant que le disent l'effervescence de l'émoi ou l'irruption créative de l'insolite. Et il le dit en protégeant les acteurs du drame, en leur offrant l'ample carrière des symboles, en les invitant à des gestes mesurés et prévus, que chacun est libre de surcharger, en son for intérieur, des significations les plus hautes, voire les plus singulières.

En vous prêtant à ce rituel républicain, vous déclarez votre confiance dans les institutions de la nation. Bien sûr, toute institution, quand elle prend de l'âge, et dans la mesure même où elle est réputée vénérable, comme on dit, devient une proie pour le sarcasme. Et l'institution de l'honneur est sans doute l'une des plus vulnérables de toutes. Chacun sait néanmoins que l'antique République romaine devina l'imminence de sa ruine le jour où deux augures, dans l'exercice rituel de leur fonction publique, ne purent se regarder sans rire de leur office.

La présente cérémonie pourrait vite se transformer en un événement comique, voire en une mascarade. Il suffirait de peu. Ce pourrait être une incongruité accidentelle, comme quelqu'un qui rate la marche de l'estrade ou se prend les pieds dans les fils de la sono. Mais ce pourrait être, bien plus pernicieusement, l'installation des esprits, hors de tout humour, dans l’incrédulité ou le mépris. Ce pourrait être le refus que soient distingués des lieux et des signes dont la valeur transcende les acteurs, même s'il faut tenir pour vrai, dans le même temps, que c'est pourtant leur conviction même, l'union de leurs bons vouloirs comme leur capacité latente de rébellion, qui confèrent à ce qui se passe un sens qui les dépasse.

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Cher Philippe Meirieu, vous avez compris, depuis le début de mon allocution, que cette leçon que je m'efforce de tirer de l'événement qui se déroule ici et maintenant, n'a pas d'autre but que d'en faire une parabole de toute situation où de l'humain est enjeu. Vous l'avez compris dès l'abord parce que je ne fais que reprendre, en les condensant dans cet exemple, les analyses qui sont les vôtres depuis près de vingt ans que vous tentez d'accroître, par votre action et vos écrits, notre intelligence de l'institution éducative.

Pour qu'une situation soit productrice d'un surcroît d'humanité, vous nous enseignez que trois composantes sont nécessaires : la singularité des acteurs, la solidarité de leur compagnonnage, la socialité des rituels de leur institution.

Après Saint-Thomas, Maritain, Mounier, mais aussi Jankélevitch ou Ricoeur, vous mettez la personne, les personnes, au coeur de tout dispositif producteur de ce surcroît d'humanité. Et c'est bien une personne que l'on honore ici aujourd'hui. C'est Philippe Meirieu que la République distingue et promeut. Elle récompense des mérites éminents, qui sont les mérites de Meirieu et ceux d'aucun autre. Des mérites qui sont issus de son entreprise singulière, de sa persévérance, de son action, de son intelligence stratégique entre contraintes et ressources. L'acteur, c'est lui. Comme chaque élève est l'acteur de ses apprentissages.

Mais cet acteur n'est rien, ne peut rien, sans le compagnonnage des autres, car il revient aux autres d'assurer ou de faire manquer la reconnaissance. Un acteur qui n'est pas reconnu comme tel par les autres n'est même pas un agent. Son identité, et surtout l'estime qu'il va ou non se porter à soi-même, dépendent de ce regard. C'est de votre ami Levinas que vous tenez cette conviction.

Et vous avez montré combien la profession enseignante est un métier particulièrement « regardant », au point que les élèves peuvent parfois réagir par un « est-ce que ça vous regarde ? » plus ou moins révolté. Mais, en retour, quel enseignant, même le plus brillant, même le plus consciencieux, vous-même peut-être, ignore qu'il est constamment sous le regard des élèves, et que de ses tics nerveux à la coupe de sa veste ou à l'âge de ses baskets, rien n'échappe à l'oeil de ces vigiles... Comment faire pour que ces regards croisés, au lieu de cultiver la méconnaissance, l'insignifiance ou l'hostilité, incitent, confortent, soutiennent, encouragent : assurent la reconnaissance, puisqu'il faut dire le mot ?

Sera-ce l'oeuvre de la cordialité, comme vous l'avez appris de Carl Rogers ? Mais comment préserver cette dernière de n'être rien de plus que la marque de l'affection, des préférences, des complaisances mutuelles, de l'emprise du groupe et de ses émois mal contrôlés ? A quoi servirait de crier ici "Vive Meirieu", sauf à vouloir vous manifester que nous ne sommes pas de ceux qui vous veulent du mal, mais de ceux qui vous voudraient plutôt du bien ? Disons plutôt, Monsieur, qu'il nous faut tout cela, pour exister : des amis et des adversaires, des rires et des larmes, de la sérénité au coeur et de la peur au ventre.

Et, mieux que personne, cette palpitation des sentiments humains et des passions humaines, telle qu'elle s'éprouve dans l'éducation, vous en proposez une analyse d'année en année plus fine et renouvelée. J'en veux pour preuve les chroniques que vous assurez avec ponctualité cette année même dans l'Educateur, la grande revue pédagogique de la Suisse romande, alors que les tâches administratives vous accablent hors de toute mesure. Mais vous faites là encore oeuvre de pionnier dans la pédagogie, et vous montrez à coup sûr une voie prometteuse, en demandant résolument à la littérature d'instruire les éducateurs à l'égal des sciences de l'éducation.

Cette cordialité, vous en attendez comme corollaires la confiance en la singularité de chaque élève, la reconnaissance des différences, et la priorité de l'événement sur l'institution. C'est beaucoup en escompter. Mais pour autant, vous ne vous résolvez pas à en faire la clé unique de la socialité humaine. Vous le répétez à l'envi, alors même que vos adversaires - qui, d'ailleurs, se gardent bien de vous lire - vous accusent de préconiser un lycée "fusionnel", où le plaisir d'être ensemble, et de préférence à ne rien faire, renvoie à des calendes qui n'ont plus rien de grec, aussi bien les austères joies du savoir que le respect de la discipline.

Aux antipodes de cette caricature, vous plaidez pour l'institution - et sur ce point vous avez, en définitive, peu varié depuis vos débuts. Déjà dans votre thèse, en 1983, vous montriez que, pour qu'un groupe humain devienne un laboratoire de production et de transmission du savoir, pour qu'il perdure dans cette fonction, et s'y institue, il faut que s'y localisent, identifiables et repérables, des positions où chacun sera sûr qu'un "oui" est un "oui" et qu'un "non" est un "non", et que ces positions soient manifestées par des symboles et par des rituels. Ainsi l'autorité à la fois émane du groupe et transcende ce dernier. C'est elle qui le rattache à la société. Et cette dernière ne peut être sans foi ni loi, ce qui serait se renier comme telle et, dès lors, laisser le droit céder le pas à la violence.

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Il n'est pas facile à un saltimbanque de se soumettre à un rituel, fût-ce celui de la République. Mais il n'est pas plus facile à un géomètre d'improviser des entrechats, fussent-ils ceux de la démocratie. Vous êtes, Meirieu, dans votre génération, et le saltimbanque et le géomètre. Condamné à chercher - et à trouver la via media théoriquement impossible mais pragmatiquement carrossable. Il n'est pas facile de vanter l'institution quand on la voit se pervertir en une fabrique d'abrutis, comme disait du système éducatif de son temps, il n'y a pas loin de deux siècles, cet ineffable Jacotot dont vous aimez rappeler les thèses iconoclastes. Mais il n'est pas plus facile de mépriser l'institution, car c'est en sa légitimité que se dessinent les zones franches où tenter des aventures plausibles.

Gardez votre quant-à-soi, cher Meirieu. C'est votre bien inaliénable. Et si - ce qu'à Dieu ne plaise ! - notre regard vous semble avoir encore quelque chose comme une lueur narquoise à vous voir, vous soumettre au rituel, interprétez cette attitude pour ce qu'elle est : un expédient destiné à nous défendre. Il nous faut bien ne pas nous laisser aller à trop de sentiment, surtout si nous sommes habités par la certitude que rarement l'Ordre national de la Légion d'honneur n'a procédé à une réception aussi méritée que celle à laquelle nous allons assister maintenant.

Daniel Hameline