Journal de bord 2008-2009

Je vous écris du collège,

par Antoine Sévigné

 

FEVRIER

Première semaine

Le Moi des collégiens


Les élèves de 3e reviennent de stage (découverte de l’Entreprise) et ne semblent pas très motivés pour reprendre le rythme du collège. Réaction très compréhensible ; ces vacances studieuses – ils auront à produire un rapport de stage – les ont éloignés des livres et des cahiers, ils ont eu l’impression de vivre différemment. Ils sont surtout préoccupés par la note qu’ils vont obtenir au Brevet blanc ; certains mêmes – souvent de bons élèves – se font beaucoup de soucis et s’infligent une pression – « ça me stresse un max, Monsieur » – disproportionnée avec l’enjeu. Il faut dire à leur décharge que c’est la première fois qu’ils ont été mis dans les conditions mêmes de l’examen, et cela peut être une épreuve pour certains. Cependant, la récrimination la plus fréquente est celle qui consiste à dire : « Mais Monsieur, ça va compter dans la moyenne et ça risque de me la faire baisser » ; en fait, la note sera sur le même plan que les autres résultats. Obsession du résultat dans ce qu’il a de plus matérialiste.
Sans opérer de raccourcis faciles, on voit néanmoins dans cette approche comptable de la scolarité, un effet des discours que l’on nous serine depuis quelques années sur la compétition, la concurrence, l’émulation, et que sais-je encore… Voici quelques mois, on nous annonçait – qu’en est-il ? – des médailles pour les futurs bacheliers, sans doute ceux qui auraient obtenu une mention ; ces jours-ci les professeurs et les enseignants-chercheurs de l’Université dénoncent à juste titre la concurrence qui va être mise en place entre enseignants d’une même Faculté : les moins bien notés seront ceux qui effectueront les plus d’heures ! Voilà une saine émulation qui va certainement créer une atmosphère de travail conviviale et productive. Je ne parle pas de la concurrence que l’on commence à mettre en place d’une façon déguisée entre les écoles primaires, ceci par le biais des derniers tests passés au CM2 – même si le ministre se défend de vouloir établir des classements. Certes, il ne faut pas voir le mal partout, mais tous ces indices sont autant d’éléments qui nous poussent à nous inquiéter. On sent parfaitement la visée qui ordonne ces tirs fournis contre le système éducatif en place : il faut faire de l’ordre – au sens le plus militaire du terme – en classant tout et tous afin de pouvoir manipuler tout cet ensemble d’un simple « clic », comme dans un tableau formaté par un logiciel informatique.
A cet égard, le mécontentement et la colère de jeudi dernier (qui rassemblait outre beaucoup d’enseignants, une grande variété de professions, sans oublier les retraités) montrent une résistance réelle devant cette dictature du résultat – au sens le plus capitaliste du terme – qui utilise la communication dans ses formes propagandistes pour enrober d’un miel amer les changements déjà à l’œuvre.
Retour à ces chers élèves. Il faut les protéger de cette façon de voir les choses. S’il est légitime qu’ils s’inquiètent pour leurs notes, il n’est pas normal et tout à fait exagéré qu’ils soient, pour certains, aussi stressés. Le collège doit rester un lieu d’humanité où chacun doit se sentir aidé et protégé, ceci dans le meilleur esprit possible, et quel que soit le niveau de résultats de chacun. La représentation trop sommative de la réussite au collège ne doit pas faire somatiser les élèves. C’est de formation dont ils ont besoin et non de sommations. Ce message est de moins en moins facile à faire passer car cette nouvelle manière de penser la société a instauré un individualisme conquérant qui dénie l’altérité et l’altruisme. Il n’est pas rare de voir dans la classe des élève s’apostropher sans ménagement, sans le moindre humour.
Heureux professeur de français qui peut utiliser les textes des écrivains pour servir son combat contre cette tendance à se situer dans une sphère vide d’autrui. La littérature – la fréquentation des textes les plus divers – enseigne la pluralité des points de vue, la nécessaire confrontation des idées, l’affrontement fécond des arguments opposés. Elle intègre.

La beauté de Cyrano

Cyrano de Bergerac fait partie de ces œuvres qui rassemblent. La pièce d’Edmond Rostand, peuplée de personnages hauts en couleurs, enchante les élèves en adolescence qui peuvent s’identifier à un héros : Cyrano pour les garçons ; à une héroïne : Roxane, pour les filles. L’inverse peut parfaitement exister. Tous, sans exception, sont enthousiasmés. Il faut dire que j’ai pris le soin – après la lecture cursive de la pièce – de leur diffuser la remarquable adaptation de Jean-Paul Rappeneau, avec Gérard Depardieu dans le rôle titre et Anne Brochet, sublime d’intériorité dans le rôle de Roxane. Difficile de réussir le pari du théâtre filmé… Alors quand c’est un beau spectacle qui respecte le texte en alexandrins, on se régale. C’est sans doute pour cette raison que la tirade que chaque élève doit apprendre – une tirade qu’ils ont choisie et que je « calibre » ensuite en arrêtant un nombre de vers équivalent pour chacun – connaît un succès qui m’étonne. Quand ils regardent le film, je les vois et je les entends « doubler » à voix basse telle ou telle tirade – surtout de Cyrano – et je suis ravi qu’ils soient pris dans le tissu serré de la langue, dans sa poésie, dans son lyrisme. Le romantisme prend un sens réel, ancré dans une histoire universelle dont l’amour et le sentiment amoureux sont les thèmes majeurs.
Cyrano de Bergerac peut être considéré comme une œuvre d’initiation, comme un texte qui ouvre sur d’autres textes, en particulier sur des textes de théâtre. Des textes pour être lus et analysés, mais surtout pour être joués dans la classe, dans un premier temps. C’est ce que j’essaie de faire. Très simplement. Prendre deux répliques, l’une de Cyrano, l’autre de Roxane et puis demander à deux élèves de devenir acteurs quelques minutes. Quelques minutes devant les autres – le spectateurs – pour dire d’abord et interpréter ensuite ces deux répliques du début de l’acte II, scène 6 : Roxane a donné rendez-vous à Cyrano ; ils sont chez le pâtissier et poète Ragueneau.

Cyrano :
Que l’instant entre tous les instants soit béni,
Où, cessant d’oublier qu’humblement je respire
Vous venez jusqu’ici pour me dire… me dire ?...

Roxane :
Mais tout d’abord merci, car ce drôle, ce fat
Qu’au brave jeu d’épée, hier, vous avez fait mat,
C’est lui qu’un grand seigneur… épris de moi…

Cyrano :
De Guiche ?

Roxane
Cherchait à m’imposer… comme mari…

Cyrano :
Postiche ?
Je me suis donc battu madame, et c’est tant mieux,
Non pour mon vilain nez, mais bien pour vos beaux yeux.

Roxane :
Puis…je voulais… mais pour l’aveu que je viens faire,
Il faut que je revoie en vous le… presque frère,
Avec qui je jouais, dans le parc – près du lac !...

Tout est dit dans ces échanges, sur le trouble qui émeut Cyrano et sur la confusion naissante qu’il cultive, qui va déboucher sur l’aveu de Roxane : son amour pour Christian.
Il faut les voir, ces acteurs en herbe, leur livre à la main, dire tout tremblants les mots émouvants de Cyrano, les mots troublants de Roxane. A ce moment-là, ils découvrent réellement le texte et sa portée, sa musique, ses échos profonds dans le cœur et l’esprit ; ce que signifie avoir des sentiments. Ils éprouvent. Ils sentent, ils ressentent. Ils comprennent l’essence du théâtre et ses conventions : donner à voir et à entendre dans un espace et un temps donné. Nous ne sommes plus au cinéma, mais dans l’instant, en direct, dans un présent intemporel car il s’est affranchi du temps profane, du temps du quotidien. Le temps du théâtre est sacré. Les audacieux deviennent timides, les timorés prennent de l’assurance en endossant l’habit et les mots d’un autre. Enfin, entrer dans l’intime du texte, simplement en l’interprétant. Bien sûr, il ne s’agit pas d’un atelier théâtre, la volonté, ici, est de lire le texte de théâtre autrement qu’assis. Le corps participe et accompagne l’alexandrin empanaché, jusque dans le dernier souffle de Cyrano : « Mon panache ». Je sais bien que ces quelques heures passées en compagnie de ce héros gascon, bretteur et amoureux, seront vite diluées dans le fatras des âneries qu’ils regarderont sur leurs écrans. Je reste néanmoins dans l’idée qu’ils ne l’oublieront pas, que quelques répliques d’anthologie se seront imprimées dans leur jeune mémoire.

Cauchemar

L’ancien collège, tout en « Pailleron » est désormais rasé. Des monceaux de matériaux attendent d’être évacués. Il ne reste que les trous des fondations. Le passé est bien mort, physiquement disparu. Les pelleteuses chargent les bennes de détritus amoncelés comme des terrils.
Je fais semblant de ne rien ressentir. Un monde s’en va. Un monde imparfait, mais habité d’humanité. Celui qui émerge, comment sera-t-il ? Assurément différent. Imprégné d’économisme, totalement acquis à la rentabilité. Les élèves seront des produits et les professeurs des producteurs. Tout sera numérisé jusqu’à la couleur de la gomme à effacer les erreurs. Nous vivrons dans un monde aseptisé, chloroformé, lobotomisé, numéroté ; un peu à l’image de cette série remarquable des années 70 : Le Prisonnier. Ceux qui obéissent n’auront aucune difficulté, aucun problème, hormis celui de ne pas exister en tant qu’êtres humains. Les autres, les rebelles, les jamais contents, les défenseurs de la République et de la laïcité, de l’éducation populaire seront sans cesse tracassés et menacés. La démocratie vivra sous l’empire des tranquillisants. On édictera une liste des « bons auteurs », les programmes seront « révisés » par des experts de la désinformation et de la négation. On utilisera les méthodes les plus abjectes pour faire plier les résistants à cet ordre nouveau. On divulguera leur vie privée, ils seront désignés à la vindicte, ils seront les boucs émissaires d’un régime totalitaire, caché sous le masque respectable des institutions républicaines. Tout ira bien dans le meilleur des mondes possibles. Jusqu’au jour où…
Je me réveille en sueur, je viens de faire un mauvais rêve, un cauchemar… Mon cœur s’affole et ne m’écoute pas. Il semble me dire que je n’ai pas rêvé, que c’est la réalité prochaine que j’ai simplement anticipée. Je reprends mes esprits. Non, il ne s’agit pas de céder à la dépression , au catastrophisme, à l’abandon. Tout va bien, n’est-ce pas ? Il y a juste quelques petites broutilles à rafistoler pour que la machine continue à bien tourner.

Le nouveau collège rassemble tous les espoirs et toutes les craintes, il est l’image exacte de ce qui est à l’état de latence. Quelles mutations vont s’opérer ? Ce que l’on peut espérer, c’est qu’une large part du corps social réagisse et se mobilise pour refuser ce nouveau monde de l’éducation, qui veut transformer l’Ecole en entreprise cotée en Bourse ; ce que l’on peut craindre, c’est que ce même corps social, fatigué et anesthésié ne se contente de regarder passer le train de la débâcle.
Une Ecole qui ne réfléchit plus, qui se contente d’obéir n’a plus rien de formateur ni d’épanouissant. Elle formate car tel est son but.
Le nouveau collège, à peine sorti du néant, concentre tous les doutes. Sous son apparence robuste, il recèle déjà quelques fissures sur ses murs intérieurs ; comme si son éclosion rapide l’avait empêché de croître sans quelques ennuis d’ossature.
Si le chambardement qui règne dans les étages supérieurs se concrétise et se répand à tous les niveaux, alors l’Ecole que nous connaissons disparaîtra dans la décennie. Elle sera remplacée par un système basé sur la marchandisation. Pas de problèmes pour ceux qui auront et pourront, et donc sauront. Pour les autres, ce sera plus compliqué… Cette Ecole à deux vitesses réjouira les pourfendeurs de Freinet et de la pédagogie, les déclinologues de tous bords, les aigris, contempteurs de la tradition et de l’âge d’or.
La lutte des classes renaîtra de ses cendres.

Deuxième semaine

La plume et le panache

Lundi matin. Je suis assis à mon bureau – c’est très rare – en train de regarder les élèves écrire. Je leur ai proposé un sujet sur Cyrano de Bergerac. Il doivent identifier leur scène préférée, la raconter, décrire un des personnages, puis argumenter ce choix.

La classe est calme, sérieuse et appliquée, malgré l’heure matinale et le retour du week-end. Parfois une tête se redresse et cherche en l’air des réponses, des images, des idées. Bien que chacun ait à sa disposition un dictionnaire, certains m’interrogent à propos de la validité orthographique ou morphologique d’un mot. Tout se passe bien. L’atmosphère studieuse procure une détente des sens, une ouverture de l’esprit pour entrer en écriture. Car c’est bien l’enjeu de ce travail d’écriture en classe : mettre chacun dans les meilleures conditions pour donner le meilleur de soi. En effet, peu d’élèves, lorsqu’ils ont un travail d’écriture à réaliser à la maison, se penchent deux heures durant sur une feuille blanche ; il y a trop de sollicitations extra scolaires. Là, ils prennent conscience que l’écriture, ce n’est pas seulement écrire, mais aussi et surtout, se retrouver seul dans ses pensées, à la recherche du mot sésame qui entrebâillera les portes d’une armoire pleine de phrases sommeillantes. Ecrire, même en classe, c’est un peu aller à la recherche du temps perdu, pour tenter de redécouvrir une impression, une sensation, un émoi… L’émoi de Cyrano face à Roxanne, lors de leur rencontre chez le pâtissier Ragueneau ; le lyrisme tragique de Cyrano dans la scène finale lors de sa dernière rencontre avec Roxanne : après que sa belle cousine lui a offert son amour, il peut expirer dans ses bras en ayant prononcé son ultime mot : « Panache ».
Oui, deux heures c’est long, mais cela donne le temps, permet l’absence de précipitation et de panique. Certains s’installent si bien dans ce climat qu’ils peinent à boucler leur texte dans les temps. Il n’y a là rien d’étonnant quand on sait combien il est difficile parfois d’écrire quelques lignes sur un sujet donné, combien il est nécessaire d’avoir une réserve horaire conséquente. Nathalie Sarraute, si ma mémoire est bonne, raconte que Proust aurait trouvé la première phrase de La Recherche, après avoir noirci une vingtaine de brouillons… « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. » nous semble d’une telle évidence que l’on à peine à la croire. Et pourtant, c’est bien la vérité. Devenir limpide nécessite de nombreux soutirages pour enlever les boues et les lies qui alourdissent la phrase ; ensuite, il faut encore la tamiser pour que l’eau des mots devienne la plus claire possible pour que chaque lecteur puisse y voir clair, puisse y trouver sa vérité. Bien sûr, il ne s’agit pas d’imposer aux élèves cette lessive éreintante ; s’ils fourbissent déjà leurs mots sur le brouillon, c’est gagné. Dans la classe, seul un élève a directement écrit sur sa copie ; c’est ce qu’il fait habituellement car pour lui, le brouillon – même le plus sommaire – représente une perte de temps, il n’a pas compris quelles en sont les vertus. Il voit le brouillon comme un texte que l’on recopie, alors que c’est un texte que l’on malaxe dans tous les sens pour lui donner une forme, un style. Mon action pédagogique ne consiste pas à lui dire que ce n’est pas bien, mais par petites touches, à éclairer son jugement sur sa pratique de l’écriture. Dans ce chemin chaotique, la patience est l’outil de base… En matière d’écriture surtout ne pas légiférer de manière draconienne, mais encourager la réflexion personnelle sur les pratiques, en insistant sur l’adresse au lecteur potentiel.

L’acte d’écriture est un des fondements de notre civilisation, un pilier de la mémoire individuelle et collective. Il contribue à la formation personnelle, à la construction de la pensée ; il instaure l’idée de l’échange et du partage. La plume trempée dans l’encre permet de voir ce que l’on avait en tête – et qui a été transformé grâce à cet univers de signes. Ecrire, c’est « Naître en français * ».

*Naître en français, Emile Genouvrier, Larousse, 1986

L’art du contrepet

Cet après-midi, séance « Vie de classe ». Je regarde les carnets de liaison pour faire le point, notamment en ce qui concerne les avertissements éventuels concernant le comportement. Comme d’habitude, il y a les habituelles remarques sur le bavardage, ou encore sur le manque de respect dans la parole échangée avec l’adulte. Bref, rien que du classique. Des broutilles, même si je prends ma grosse voix, devant cette classe de quatrième dont je suis le professeur principal, pour dissuader les causeurs de continuer leur babillage.
Et puis, il y a ce libellé incongru qui évoque les « sphincters » - « qui n’ont pas été contrôlés » – d’un élève, tout cela pour dire qu’il a pété en classe. Je suis surpris que l’on puisse écrire ce type de commentaire dans le carnet d’un élève. Je n’incrimine pas, mais je m’interroge… Quel est le but de ce type d’écrit ? Cela me semble quelque peu obscur.
Désolé de parler de ce genre d’incident qui est certainement arrivé dans la classe de nombre d’entre nous. Certes, c’est désagréable, mais de là à en faire un incident inscrit dans le carnet de liaison – qui sera lu et signé par les parents – c’est peut-être inutile. Ce type d’événement peut se régler autrement. Sans doute beaucoup plus discrètement. Je pense que cet élève – brillant au demeurant – n’avait pas prémédité cette intervention intempestive ; c’était lui, assurément le plus gêné. Il n’essayait pas de faire un numéro de pétomane… C’est ce qu’il m’a confié en aparté ; il avait tout simplement mal au ventre…
François Rabelais n’avait pas de ces pudeurs lorsqu’il évoquait la vie intime des intestins de Gargantua, tout jeune encore, mais déjà amateur de purée septembrale, autrement dit de vin de Chinon. « En cest estat passa iusques à un an et dix moys, en quel temps par le conseil des medicins on commencza le porter, & fut faicte une belle charrette à boeufz par l'invention de Iean Denyau, et là dedans on le pourmenoit par cy/ par là, ioyeusement & le faisoyt bon veoir car il portoit bonne troigne, et avoyt presque dix et huyt mentons: & ne cryoit que bien peu, mais il se couchioyt à toutes heures, car il estoit merveilleusement phlegmaticque des fesses, tant de sa complexion naturelle, que de la disposition accidentale qui luy estoit advenue par trop humer de purée Septembrale. Et n'en humoyt poinct sans cause. Car s'il advenoyt qu'il feut despit, courroussé, faché, ou marry, s'il trepignoyt/ s'il pleuroyt, s'il cryoit, luy aportant à boyre, l'on le remettoyt en nature, & soubdain demouroyt quoy et ioyeux. » Il faut dire, à la décharge de Gargantua, qu’il n’avait pas encore deux ans ! Mais comme Corneille le dirait au siècle suivant : « Je suis jeune, il est vrai, mais aux âmes bien nées, la valeur n’attend pas le nombre des années ».
Raymond Queneau, dans Pierrot mon ami, écrit : « Conscient de son infériorité sociale, il n’osait lever les yeux sur elle, il ne voulait pas péter plus haut qu’il n’avait le derrière, ni se risquer dans une aventure larmoyante comme on en voit au ciné ou dans les feuilletons lorsque les gars dépérissent pour l’amour d’une inaccessible, qu’à la fin on veut faire croire qu’ils épousent. »
Ici, le pet devenu métaphorique, agit comme un marqueur social, le « derrière » étant la barrière que l’on franchit ou pas. Veut-on avoir des ambitions qui dépassent ses moyens ? « L’élévation » est à ce prix…
Jean-Jacques Rousseau écrit ceci dans Les Confessions :« Enfin, ne parlant plus, et déjà dans les combats de l’agonie, , elle fit un gros pet. Bon ! dit-elle en se retournant, femme qui pète n’est pas morte .Voilà une réflexion qui institue au pet une dimension et un souffle vital, aussi réjouissant qu’une page écrite par Rabelais.

Le mot pet, le verbe péter ont donné le nom féminin : pétoche. Avoir la pétoche, pétocher, c’est avoir peur. Et si tout bêtement, notre élève avait eu peur ; peur d’être interrogé, peur de ne pas savoir ? Sa réaction trouverait là une explication linguistique heureuse.

Mais brisons là ; mon intention n’était pas de porter le pet…

Etre mal en point

Grâce aux élèves de 6e et à leur professeur de français, j’ai découvert ce joli poème de Gianni Rodari :

Le dictateur

Un point tout petit petit
mais d'orgueil tout bouffi
criait d'une voix furibonde :
“ Après moi la fin du monde ! ”
Devant cette conduite indigne,
les mots protestèrent : “ Il est fou !
Il se croit un point-c'est-tout,
et il n'est qu'un point-à-la-ligne ! ”
Alors au milieu de la feuille
ils le laissèrent tout seul,
et le monde continua
sans lui une ligne plus bas.

La consigne était d’apprendre ce poème, tâche bien classique – ou du moins considérée comme telle – comme on le fait pour tout autre type de texte (leçon, résumé, définition…). L’intérêt de ce poème était multiple : à travers l’activité de mémorisation, il y avait tout une réflexion à initier sur la relation entre les signes (lettre, espace, ponctuation) du texte ; celui que nous avions sous les yeux et tous les autres textes. Poésie et étude de la langue se mêlaient de façon serrée.
Nous avons exploré l’importance des espaces – des blancs – ainsi que l’aspect signifiant de la ponctuation. Les élèves savent cela (car ils le voient) mais n’ont pas réellement conscience de cet entrelacs inextricable qui fait le texte – le tissu. Ils focalisent sur les mots, de préférence ceux qui ont une masse visible plus importante que les autres. Ainsi, ils vont souvent négliger tous ces mots appelés connecteurs, les « petits mots », et parfois opérer des contresens ou des approximations fâcheuses.
Ils pensent aussi que la ponctuation a existé de tout temps ! Notamment la ponctuation finale, bien pratique pour délimiter ces fameuses unités de sens que l’on appelle des phrases. Dans le poème ci-dessus, elle permet non seulement d’en connaître le début et la fin, mais encore d’identifier les types de phrases auxquels on a à faire, sans oublier les incidences sur la tonalité et la musicalité. Certes il existe des poèmes sans ponctuation, mais ils sont très lisibles car le poète a construit son texte de manière à ce qu’il n’y ait pas d’équivoque sémantique ; ces unités de sens correspondent à des unités de souffle, le poème devenant l’expression profonde d’une pensée, de l’esprit. Il est curieux d’apprendre que les Anciens, en Grèce séparaient chaque mot par un point ! Ce n’est qu’au IIe siècle avant notre ère qu’Aristophane de Byzance instaura un premier système de ponctuation : le point parfait, situé en haut du mot (achèvement d’une pensée), le point moyen, situé à mi-hauteur de la dernière lettre (sens suspendu), le sous-point, situé comme notre point final (rôle du deux points). Mais bien entendu, ce n’est qu’avec l’apparition de l’imprimerie que la ponctuation que nous connaissons a pris corps et s’est développée. Notons que le point d’exclamation s’est appelé point d’admiration ! Les linguistes sont des poètes.
Après avoir exploré les signes et le sens du texte – notamment en s’appuyant sur le titre – chacun a mieux abordé le poème, son humour, sa drôlerie, ses jeux de mots, sans oublier son versant moral : celui qui veut s’ériger en maître absolu peut se retrouver abandonné par ceux-là mêmes auxquels il prétendait apporter son autorité tout en boursouflures. Après tout le point n’est qu’un signe ; isolé, il ne remplit plus aucune fonction, il n’existe que parce qu’il est parmi les autre signes. Rassembler plutôt que disperser pourrait être une thématique de ce poème de Rodari. Les élèves ont fabriqué des images mentales (visuelles et auditives) qui leur ont permis une mémorisation de qualité, une possibilité de théâtraliser ; ce que nous avons fait dans la foulée.
Ils ont dit le poème à deux, chacun alternant la scansion d’un vers. Aussitôt, les mots ont pris un relief différent, ils ont existé dans ce partage du texte, dans ces duos soudainement éveillés aux sens possibles du texte, à sa richesse interprétative. La « récitation » prenait un sens, celui de donner à entendre des mots à la chair vivante. Curieusement, ceux qui n’arrivaient pas bien à mémoriser, à dire, ceux qui étaient tendus par le fait d’être debout devant les autres, se sont métamorphosés dans cette approche théâtrale du texte ; une musique sémantique résonnait dans leurs oreilles. Les « signes » rassemblés et interprétés l’espace de quelques secondes étaient devenus réalité grâce au souffle de la parole.

Le dictateur pointilleux n’avait plus qu’à contempler le vide existentiel de son nombril. Ses congénères, en l’isolant, l’avaient rendu insignifiant.

Troisième semaine

La lecture, par où on entre ?

Histoire d’une fille de ferme est un conte de Maupassant qui fait partie du recueil Toine et autres contes normands. L’auteur y raconte les pérégrinations de Rose, une fille de ferme au grand cœur, mais bien naïve.
Les élèves de troisième sont censés avoir lu les cinq nouvelles de sorte que l’étude en classe dépasse la simple narration et puisse explorer le style de Maupassant et notamment son art de la concision et de la brièveté. Un autre objectif est de travailler sur l’adaptation d’une œuvre littéraire au cinéma, en l’occurrence, la collection « Chez Maupassant » réalisée en 2007 pour la télévision. Mais si le texte n’a pas été lu, cela ne présente plus guère d’intérêt… Bien entendu, ceux qui n’ont pas lu le texte sont tout à fait d’accord pour regarder le film… C’est là une situation classique qui illustre la difficulté qu’ont un nombre important d’élèves à lire la littérature. J’en ai déjà parlé. Les chantres du « plaisir du texte », du « donner le goût de lire » sont dans la marge du texte, hors jeu. Ces beaux discours ne tiennent pas compte de la réalité, celle de la classe, du terrain. La plupart des élèves ne lisent que si cette activité est obligatoire, autrement dit s’il y a un enjeu chiffré sous forme d’une note qui « comptera dans la moyenne, monsieur ? ». C’est ce qu’ils me disent presque tous quand ils présentent un livre à leurs camarades de classe. Ils ont lu ce livre parce que cela faisait partie des obligations du cours de français et non pour leur propre « plaisir » ou par « goût » personnel. Il ne faut pas se gargariser de mots. Les élèves vont au plus vite consommable : les BD, les mangas, les magazines ados. Mais très peu de journaux, de romans, de théâtre et encore moins de poésie. La lecture ne se décrète pas, elle se construit, elle demande une patience à toute épreuve et surtout il faut montrer à ceux que l’on souhaite faire lire que l’on est un lecteur. Toutes les situations sont à exploiter, tous les thèmes sont à parcourir, toutes les stratégies sont à développer. L’exemple est une condition essentielle propre à générer la lecture, cependant elle n’est pas suffisante. Le lecteur en devenir devra passer par l’épreuve du texte qui ne se conquiert pas par un simple clic ; entrer en lecture n’est pas un processus anodin. Je n’hésite pas à dire qu’il s’agit d’une initiation à la connaissance, l’écrit permettant de penser autrement la plus banale des situations. Et c’est précisément ce qu’accomplit Maupassant grâce à son écriture que l’on absorbe sans impression de difficulté. Encore faut-il avoir un petit creux au fond de l’estomac qui génèrera le besoin de se nourrir. Autrement.

Demain, je sais parfaitement qu’un quart environ des élèves n’aura pas lu la nouvelle de Maupassant. Vais-je pour autant abandonner la projection du film ? Non, sans aucun doute. Pour la simple raison que je ne veux pas que la non lecture conduise à une sorte de punition. Daniel Pennac dans ses « Droits imprescriptibles du lecteur » avait inscrit en premier – de façon provocatrice – « Le droit de ne pas lire » ; ce droit-là, les élèves ne le demandent pas, ils le prennent et parfois le revendiquent de façon abrupte en signifiant leur manque de temps pour lire… la lecture étant ravalée à une action non vitale, presque un luxe pour épater un quidam quelque peu niais. Plutôt que de droits – donc de lois ; on ne légifère pas avec la lecture – je parlerais plutôt de liberté à conquérir, la lecture, le livre (« liber » génère livre et liberté) restant une quête sans fin, que l’on soit ou non lecteur. Celui qui ne lit pas ou peu ayant tout à découvrir, à commencer par le premier livre ; celui qui lit augmentant son appétit de lecture au fur et à mesure de ses découvertes – l’horizon des livres se révélant être toujours plus loin que ce que l’on avait vu au premier regard.
Avant la projection, ceux qui ont lu la nouvelle se relaieront oralement pour présenter l’incipit et les enjeux de l’histoire ; ainsi l’imagination, les hypothèses pourront fonctionner, et qui sait ? peut-être que les non lecteurs, après avoir vu le film, voudront savoir comment l’auteur originel avait écrit cette histoire. Car la quête de la source est universelle.

« Comme le temps était fort beau, les gens de la ferme avaient dîné plus vite que de coutume et s’en étaient allés dans les champs.
Rose, la servante, demeura toute seule au milieu de la vaste cuisine où un reste de feu s’éteignait dans l’âtre sous la marmite pleine d’eau chaude. »
Il reste des braises. Le feu de la lecture n’est pas mort. Soyons ses vestales.

Sur les dents…

Derniers jours avant les vacances de février. Un fois de plus, je constate que la fatigue s’est accumulée parmi tous les passagers du paquebot collège. Tant que l’on ne s’attaquera pas à l’unité de base éducative, c’est à dire à la journée, on vivra de la même manière ces périodes surchargées de tâches de tous ordres. J’ai déjà évoqué cet aspect de notre métier. Il faut voir la physionomie des élèves, la façon dont ils se tiennent à leur table ; beaucoup sont avachis, la tête alourdie retenue à grand peine dans le creux d’une main désabusée. Certains baillent sans même se donner la peine de dissimuler leurs amygdales… Dans la salle des professeurs, c’est le même tableau : les visages sont encore enveloppés des derniers restes du sommeil, les bâillements allongés et sonores sont légion

Les élèves de quatrième devaient apprendre une tirade qu’ils avaient choisie dans Cyrano de Bergerac. J’avais « calibré » le nombre de vers afin que chacun ait à peu près la même somme de travail de mémorisation. Depuis trois semaines, cette activité était sur le chantier. Eh bien, en plus des quatre absents – malades – , cinq autres n’avaient quasiment rien fait pour mémoriser moins d’une vingtaine de vers. C’était sans doute trop leur demander… Que dire à ces jeunes gens qui n’ont pas cru bon ni intéressant de s’entraîner sur la tirade des nez ou encore sur la scène du balcon. Je leur propose de revoir leur texte ; ils auront les vacances pour y penser et peut-être pour s’y intéresser. Parmi ces élèves, il y a des garçons et des filles sérieux habituellement, mais visiblement, ils n’ont plus guère d’énergie pour transpirer sur la prose d’Edmond Rostand. En revanche, ceux qui ont travaillé – avec régularité – sur le texte produisent une bonne impression ; le silence se fait insensiblement, il se passe quelque chose, l’attention est palpable. Une émotion s’infiltre dans les esprits. Il n’est pas facile de composer avec ces différences d’approche dans le travail : c’est précisément là que commence la réflexion pédagogique. Créer les conditions les plus favorables pour que chacun progresse ; et pour cela observer, écouter, proposer puis décider. P as facile quand un élève qui a buté sur tous les mots et qui, sur ma demande, a repris sa tirade non sans difficulté, et m’apostrophe comme sur un champ de foire pour se plaindre de l’évaluation que je lui ai mise – les critères avaient été définis auparavant – et qu’il estime insuffisante. Je n’aurais pas dû lui répondre sur le même ton que le sien ; il est resté sur son sentiment d’injustice et moi sur un mouvement d’énervement qui n’a servi à rien ; je lui ai quand même demandé de retravailler son texte et de le représenter après les vacances, quand il sera reposé !
Cela ne nous empêche pas de poursuivre notre séquence sur le théâtre en explorant des extraits de L’épreuve de Marivaux. Je suis heureux car les volontaires pour jouer – lire à la table – Lucidor, Frontin et Angélique sont nombreux. Ils lisent plutôt bien et prennent un réel plaisir à découvrir les répliques des personnages. Constater que le texte théâtral est devenu pour eux une lecture qu’ils apprécient me redonne de l’énergie. La motivation retrouvée tient parfois à peu de choses ; il suffit qu’il y ait dans l’air un regain joyeux pour que reviennent de bonnes pensées. Enseigner, c’est accepter l’aléatoire d’une situation – qui au départ semblait balisée – et tenter de construire ou de reconstruire des conditions d’apprentissage qui prennent en compte des paramètres que l’on avait négligés.
Il est vrai qu’ils ont été sensibilisés au théâtre de Marivaux après avoir vu L’esquive, film dans lequel il est fortement question de sa pièce, Le jeu de l’amour et du hasard…

17 heures. La journée au collège est finie. Je vais chez mon dentiste – je me suis cassé une dent – en pensant au récit de Cyrano racontant ses exploits contre cent ennemis : « Je disais donc… / Mordious !... Que l’on n’y voyait rien. / Et je marchais, songeant que pour un gueux fort mince /J’allais mécontenter quelque grand, quelque prince, / Qui m’aurait sûrement… / (‘Dans le nez’ ose Christian) / Qui m’aurait une dent…

Mal au cœur…

Cette année encore, il est probable qu’environ 150 000 jeunes sortent de l’Ecole sans avoir acquis aucun diplôme professionnel, à l’issue de leur scolarité obligatoire. Cela ne semble pas émouvoir ceux qui pilotent le système. Il y a pourtant dans ce constat une réalité insupportable : celle de n’avoir pas su donner à ces jeunes des outils qui leur permettent de s’en sortir.
On connaît la chanson : après le collège, où ils se sont ennuyés et n’ont pas fait grand chose, ils errent dans des sections qui ne les intéressent guère, voire pas du tout. Ils développent des stratégies d’évitement, puis se retrouvent livrés à eux-mêmes. De petits boulots en période d’inactivité, ils se font de leur vie une idée peu optimiste. La société les regarde d’un air entendu, pensant qu’ils l’ont bien cherché ; qu’après tout ils n’avaient qu’à travailler à l’école. Mais les choses ne sont pas si simples. Je ne connais pas un élève qui entre au collège en se disant que son projet est celui de l’échec ! Alors que se passe-t-il pour que les choses se dégradent et s’enveniment, le plus souvent avec une tension marquée en classe de troisième, palier crucial d’orientation ?
Une multitude de facteurs sont en cause, mais il me semble qu’en premier lieu, il y a le regard que l’on porte sur le jeune élève qui arrive au collège. Il suffit d’écouter ce qui se dit dans les salles des professeurs… Parfois, l’humour allège les jugements définitifs… Je suis bien placé pour savoir que tous les élèves ne sont pas des polytechniciens en puissance ou encore qu’ils ne sont pas des anges en matière de comportement. Je ne rêve pas d’élèves idéaux qui seraient formatés pour être des récepteurs – pour ne pas dire des réceptacles – aux fréquences haut de gamme. Non, ce qui m’irrite, c’est la confusion qui s’opère rapidement entre l’individu et ses résultats ; entre la personne et le carnet de notes. Ainsi lorsqu’un élève écope d’un mauvais résultat, il précède cette confusion en s’assimilant à un individu qui n’a pas de qualités alors qu’il ne s’agit que d’une évaluation sur une leçon donnée. Que je sache ce n’est pas la personnalité de l’élève qui a été évaluée, mais sa capacité à répondre à une question. Ensuite, il peut arriver qu’une parole malheureuse venant du professeur – et tout le monde en fait ou en a fait – officialise cet état d’esprit qui met sur le même plan la production et le producteur.
Qui plus est, la « philosophie » actuelle qui veut tout rentabiliser a assimilé l’élève à un produit, à un carnet de notes – dans le plus mauvais sens du terme – que l’on pourra par la suite « placer » sur un compte pour lui faire cracher des dividendes, à la condition expresse qu’il ait été mis sur le « marché ».
Ce regard porté sur l’élève me rappelle un article écrit en 1997 par Philippe Meirieu, et paru dans "Enseignant Magazine". Cet article intitulé "Foi de pédagogue" mettait en lumière ce que l’auteur désignait par « le tumulte intérieur », à savoir toutes nos préoccupations personnelles, des plus quotidiennes au plus enfouies. Face à un élève atypique, souvent en difficulté scolaire, nous avions tendance à passer à côté d’une solution possible tant notre propre moi social nous encombrait. Ainsi en était-il pour Guillou, le jeune garçon soi-disant illettré du roman de Mauriac, "Le Sagouin", qui sous les yeux de M. Bordas, l’instituteur lisait avec ferveur un extrait de L’île mystérieuse. Ce médiateur de la culture, qu’était l’instituteur, avait écouté son tumulte intérieur, et abandonné le jeune enfant à son noir destin. Jeter la pierre à M. Bordas n’aurait aucun intérêt. Comprendre que nous pouvons être confrontés chaque jour à ce type de situation est en revanche une donnée essentielle à intégrer, au regard de ce qui se déroule dans nos classes. De plus en plus d’élèves se mettent en rupture d’école – souvent après s’être mis en rupture d’eux-mêmes – puis se laissent dériver sur leur frêle coquille d’adolescent. Les abandonner en faisant rouler le tambour des punitions et de l’exclusion fatale ne fera que renforcer leur dégoût de l’école. Il faut nous frotter les yeux afin de mieux discerner ces Guillou en tous genres, réviser nos jugements et nos certitudes pour transmettre à ces adolescents ce qui leur permettra de se sauver : la culture.
Sanctionner n’est pas suffisant pour faire de l’Ecole le lieu de tous les possibles ; il faut également ranimer ce lien d’humanité qui nous inscrit dans la lignée de nos ancêtres et nous enjoint au don et à la transmission. Ceci n’est pas une utopie. Ceci n’est pas de la naïveté enrobée de bons sentiments éducatifs. C’est le cœur de notre métier. Qui est en danger grave de crise cardiaque !

Il y a encore de la marge…

Comment les élèves tiennent-ils leurs cahiers et leurs classeurs ? Quel soin y apportent-ils ? A l’heure du numérique omnipotent, ces questions peuvent sembler quelque peu dépassées, voire ringardes. Et pourtant, il n’en est rien. Mon propos n’est pas de ressasser la vieille antienne du : « Avant, on savait écrire et tenir un cahier ; regardez, j’ai conservé les cahiers de ma scolarité… et ceux de mes parents, et j’ai même pu récupérer celui de mon grand-père… » ; il n’est pas non plus de revenir à des modèles canoniques de « cahiers bien tenus » mais plutôt de connaître l’élève en observant la lisibilité de ses cahiers. La lisibilité, c’est la possibilité de se relire et de se comprendre pour comprendre ce qui a été écrit. La lisibilité, c’est la base de tout travail d’apprentissage. Or, ce que je constate, c’est une déperdition progressive de cette lisibilité. Il suffit de feuilleter un cahier ou un classeur pour remarquer que beaucoup d’élèves accordent peu d’importance à cet aspect visuel de leur travail. Même si le professeur écrit au tableau en encadrant, en soulignant, en faisant des paragraphes, en allant à la ligne, la réciproque n’est pas automatique, loin s’en faut. Cette désaffection pour la mise en page coïncide souvent avec une conception du travail qui privilégie une certaine nonchalance. Je pense que certains élèves ne peuvent pas relire le soir ce qu’ils ont écrit dans la journée. Il arrive que cela se produise en classe. Lorsqu’il nous arrive de travailler sur le brouillon des rédactions, je demande la lecture à voix haute de quelques incipits. Il n’est pas rare que d’aucuns bafouillent sur les mots qu’ils viennent de tracer sur la feuille, encore frais de l’encre du stylo bille. Je ne parle pas de la syntaxe qui peut provoquer des cafouillages et des embardées vocales, ou encore des ratures indispensables, mais de la difficulté à reconnaître ce que le scripteur a formulé. Curieusement, l’écart semble se creuser entre ceux qui écrivent et mettent en page avec clarté et ceux qui font de leur feuille un fourre-tout indescriptible.
On pourrait se dire que lorsque chacun aura son ordinateur portable, ce type de problème ne se posera plus. Espérons-le, mais rien n’est moins sûr. En effet, au-delà de la parfaite lisibilité des lettres qui s’impriment sur l’écran, il faut aussi opérer un travail de mise en page, puis un travail de classement et de rangement pour être certain de retrouver ses fichiers et ses dossiers. Le passage de la plume au clavier n’est pas un problème à partir du moment où ce mouvement connaît l’alternance. Ecrire sur un écran, écrire sur une feuille, ce n’est pas pareil. Ni dans le geste, ni dans l’esprit. Les deux doivent cohabiter. Il est vrai que pour beaucoup l’ordinateur est assimilé à la modernité, à la technologie conquérante alors que la feuille de papier sur laquelle glisse la plume est considérée comme d’un autre temps. Opposer les deux supports ne serait d’aucun intérêt, il faut au contraire en faire des alliés permanents et utiliser au mieux leurs spécificités en fonction des activités proposées. Ecrire son rapport de stage (en troisième) sur l’écran me semble rationnel – de plus, il y a un tas de documents qui peuvent être avantageusement mis en page – et susceptible de motiver le rédacteur. Pourtant, le lecteur est quelquefois déçu car la mise en forme emphatique étouffe le fond de peu de poids. Inversement, l’an passé, le meilleur rapport que j’ai lu était manuscrit… Comprenne qui pourra.

Revenons au cahier (ou à la feuille de classeur). Depuis plusieurs années, j’utilise systématiquement la marge. Je demande aux élèves de la considérer comme un réservoir de mots à explorer. Que ce soit à l’oral ou à l’écrit, ils doivent noter tout mot ou expression qui leur pose problème. La marge ainsi devient une colonne signifiante, un pilier qui soutient la page encombrée de signes. C’est aussi un espace où la phrase n’a pas droit de cité, c’est un grenier où l’on remise ce que l’on consommera un peu plus tard. En début d’année, cette façon d’écrire fonctionne très bien ; et puis, au fil du temps, la nouveauté devient vieillerie que l’on oublie, texture qui s’effiloche. Il faut sans cesse réactiver cette demande car elle décroît au même rythme que celui de l’attention. Il ne faut pas se décourager pour autant, surtout si l’on pense que l’outil mis en place permet d’asseoir une pédagogie.
Travailler dans la marge, pour l’élève, c’est se placer un peu comme spectateur de son propre travail, c’est prendre un recul propice à un meilleur regard sur ce qui est en train de se jouer. En cela, il devient acteur de la pièce, sa pièce, pour laquelle il espère qu’elle sera un succès

Les chaises

Faire cours dans une même et unique salle est très rare sauf si la discipline enseignée nécessite un espace spécialisé ( musique, arts plastiques, technologie, sciences et vie de la terre…). Pour les enseignements de base, comme le français, chaque professeur est appelé à naviguer de salle en salle. Pour ma part, je change de salle sept fois dans mon emploi du temps. On peut encore faire mieux, je n’en doute pas. Néanmoins, cet état de fait est pour le moins préjudiciable, surtout dans le cadre du collège, qui reste, quoi qu’on dise, un lieu à taille humaine. Plusieurs désagréments apparaissent.

D’abord, l’affichage et la décoration. Difficile de faire cohabiter des publicités pour des voyages en Angleterre avec des portraits – sous forme de photos – d’écrivains : Jean Tardieu supporterait mal la compagnie d’une société de ferries ; Marguerite Yourcenar n’aimerait pas se trouver à côté d’une cabine téléphonique toute de rouge british… Faute de véritable concertation, chacun fait ce qu’il a envie de faire, et ce n’est pas toujours réussi. Je préférais de loin les vieilles cartes Vidal Lablache de mon école primaire, au moins je pouvais rêver en caressant du regard les reliefs et les plaines, les fleuves et les vallées, j’aimais tout particulièrement suivre le cours de la Loire, du fameux mont saint Gerbier de Joncs jusqu’à son estuaire de saint Nazaire. Bref, pour être clair, s’il n’y avait rien ce serait mieux ! la nudité d’un mur autorise plus le rêve qu’une publicité déguisée pour des hamburgers gras gonflés d’OGM. Comme par contamination, dès qu’un collègue a commencé l’affichage, les autres suivent de façon mimétique et collent leurs chefs-d’œuvre en dépit du bon sens. On aboutit à un patchwork mural du plus mauvais effet qui défigure la classe et dissuade les regards de s’appesantir sur les murs… Une chambre d’adolescent serait peut-être moins incohérente.

Autre désagrément. L’aménagement de l’espace. Ou comment disposer tables et chaises. Il y a quelques années, un modus vivendi avait été obtenu pour que l’on cesse de travailler face à face avec les élèves, pour que l’on arrête d’aligner les tables en rangs d’oignons, comme une armée prête au combat. Cela n’avait pas été facile, mais on y arrivait tant bien que mal. Plusieurs dispositions étaient possibles : le double U, les demi-cercles concentriques, les regroupements sous forme de petits carrés de quatre tables ; également d’autres dispositifs, qui permettaient de casser le rituel du face à face pour explorer celui du côte à côte, ou plus simplement du changement d’angle du regard, du point de vue. Lorsque les élèves peuvent se voir ; lorsque le professeur ne voit plus les élèves sous le même angle, l’approche du travail est différente. Las ! Aujourd’hui, dans le nouveau collège, les vieilles bonnes habitudes ont été reprises. « Car tu comprends, comme ça ils ne peuvent pas parler entre eux, ils ne se voient pas ou alors ils faut qu’ils se retournent… la classe est silencieuse, je peux travailler. » certains vont jusqu’à séparer les tables afin que chaque élève soit isolé de son voisin – ne serait-ce que par quinze centimètres – géographiquement et symboliquement. Chacun pour soi et le professeur reconnaîtra les siens.
Il n’y a que dans la section UPI et dans les classes de SEGPA que l’aménagement intérieur rompt avec cette conception géométrique de l’alignement… Comprenne qui pourra.
J’ai bien tenté de lancer une discussion à ce sujet lors d’une réunion officielle, mais visiblement il y avait d’autres priorités. Je recommencerai. Au-delà de ces propos amers et sans doute exagérés, se cache quand même une réalité, celle d’une représentation figée de l’acte d’enseigner, y compris chez les jeunes générations. Le professeur du haut de sa chaire – qui n’existe plus – dispense aux élèves le savoir, celui-ci étant bien entendu immédiatement assimilé par imposition de la parole. La situation que je décris n’est pas générale, mais elle perdure de façon notable. Un bon élève est un élève qui ne bouge pas et qui parle uniquement quand on le lui demande.

Dans sa farce tragique Les chaises, Ionesco nous montre une salle de conférence – pour laquelle l’orateur va s’avérer muet – remplie de chaises… vides, les visiteurs sont invisibles.
Par chance, ce n’est pas le cas dans nos classes.

Tant qu’il y aura des comptables

Je suis dans le même collège depuis plus de quinze ans. Est-ce trop ? Ne se lasse-t-on pas d’être longtemps dans le même lieu, avec le lot d’habitudes et de routines que cela entraîne ? Difficile à dire. Je connais des collègues – j’en ai connu aussi – qui cinglent vers leur quarantaine professionnelle, qui ne se lassent pas de lancer des projets, de réfléchir à leur pédagogie, de participer à des rencontres extérieures afin de rester constamment en formation. Inversement, je connais des collègues, jeunes – mais parfois anciens – qui font cours et puis s’en vont. Il n’y a dans mon propos pas une once de jugement ; c’est comme ça. J’imagine que ça l’est dans tous les métiers. Dans le nôtre, c’est dommageable. Si cela était possible jusqu’à la fin des années soixante, aujourd’hui, ce peut être problématique. J’imagine qu’à la longue ceux qui pratiquent avec cet esprit doivent s’ennuyer profondément et par conséquent générer l’ennui.

Cependant les choses ne sont pas si tranchées que cela. On peut très vite passer d’une catégorie dans l’autre ; je veux dire que l’on peut rapidement se retrouver dans la peau d’un personnage qui est revenu de tout – pédagogiquement parlant – (tout du moins, c’est ce qu’il pense) pour des motifs parfois secondaires, mais qui s’ajoutant les uns aux autres constituent un paquet encombrant et pénible à supporter. Alors, par dépit, par fatigue, par irritation, on se met un peu en retrait, on se fait oublier, on fait partie des murs, on devient un meuble aux étagères désertes et aux tiroirs vides. Ce phénomène n’est pas isolé. Beaucoup de collègues le ressentent à un moment de leur carrière ; certains s’y installent, faute de solutions pour en sortir.
Le simple fait de n’être pas « reconnu » par ses pairs peut provoquer ce genre de réaction. Cette reconnaissance peut s’observer à deux niveaux : d’abord dans les responsabilités et charges que le chef d’établissement peut proposer aux enseignants, dans la façon de recevoir sa parole de professionnel – notamment dans les conseils de classe ; ensuite dans la progression de carrière – ce qu’en jargon nous appelons changements d’échelon, de grade, de corps… Cette seconde reconnaissance – basée sur des notes et des appréciations – est parfois mal vécue. Je n’entrerai pas dans des détails de boutiquier, il est vrai cependant que l’on peut de temps en temps rester coi devant des promotions accordées à un tel ou à une telle, que d’aucuns – laissés de côté – auraient amplement méritées. Cet état de fait est malheureusement propre à toutes les administrations. Nous ne sommes pas dans la tragédie pour autant. Il peut y avoir d’autres raisons au choix de ce chemin routinier. Et en tout premier lieu la fatigue, l’usure. Elle survient après s’être montrée à de nombreuses reprises et puis un jour elle s’installe définitivement. Les ressorts sont cassés, la motivation est en berne, rien ne va plus, on ne voit pas pourquoi on continuerait à faire des efforts, à se poser des questions, à remettre en cause tel ou tel élément de sa « pédagogie « ; après tout, qu’est-ce que ça va changer ? J’applique le programme, je fais cours, je corrige mes copies et puis basta. Que demander de plus ? En second lieu, des problèmes personnels ou familiaux graves sont capables de briser n’importe lequel d’entre nous – cette donnée étant propre à tout être humain.

Au risque de me répéter, il me semble que dans notre métier, deux facteurs ne sont pas pris en compte à leur juste valeur : la nécessité de la formation permanente – la formation initiale étant un autre morceau de taille dont je reparlerai – et la dimension humaine. La formation aujourd’hui est devenue peau de chagrin, il suffit de demander à chacun combien il a fait de formations sérieuses depuis cinq ans et l’on sera édifié. De là vient un important malaise, un enseignant qui ne se forme plus perd sa motivation initiale, son énergie. Tout est à réinventer. La dimension humaine n’a plus guère d’importance vue d’en « haut » (le ministère), seuls comptent les comptes. Il y vingt-cinq ans, Hamon et Rotman dans Tant qu’il y aura des profs avaient longuement développé dans le chapitre « Traumatismes », tous les maux des enseignants. Un seul chiffre : – nous sommes en 1984 – « 73% des maîtres déclarent que la tension nerveuse est une source de difficulté très importante » ; autrement dit de stress. L’idée n’est pas nouvelle : mais ne pourrait-on pas imaginer d’allier formation et dimension humaine en réfléchissant à des pauses sabbatiques ( tous les sept ans ?) consacrées à ces deux piliers essentiels. La formation pourrait se concevoir comme n’étant pas orientée uniquement vers le pôle éducatif et pédagogique – elle y serait néanmoins importante – mais comme une ouverture à la connaissance du monde extérieur, indispensable à la bonne santé de notre métier.

Zut ! J’ai oublié quelque chose. Ce ne sera pas possible. Les Comptes ne prévoient pas ce type d’investissement ; et comble de malchance, les professeurs ne seront pas « devant les élèves »…


JANVIER

Première semaine

Sujet : La neige

La neige qui tombe en abondance semble vouloir recouvrir la ville d’un manteau de silence. Les voitures en longs chapelets gelés, crachant leurs salves de fumée grisâtre comme pour se propulser à travers les embouteillages, marchent plus lentement qu’un vieillard cacochyme et égrotant.

C’est la rentrée de janvier 2009. Les élèves n’ont pas encore digéré tous les chocolats des fêtes, ni retrouvé ipso facto le rythme de la classe. Les profs, eux aussi, paraissent un peu barbouillés. Est-ce le réveillon de la nouvelle année ou bien le menu qui va leur être servi dans les mois viennent ? Menu de régime, de régime sévère, très strict. Menu d’amaigrissement. Il fallait « dégraisser le mammouth », formule jadis prononcée par un ancien ministre de l’Education nationale, fait figure d’annonce à la Cassandre. Sauf qu’aujourd’hui, on ne se contente plus de « dégraisser » mais de « dépiauter »…

J’ai quand même repris le travail avec un certain plaisir. Cela m’a rassuré de sentir toujours présente l’envie d’apporter, de partager, de transmettre, de créer des situations d’apprentissage spécifiques à chaque classe. Ce matin, avec les quatrièmes nous avons étudié les différentes façons de rédiger des portraits. Portrait fixe, portrait en actes, portrait par touches successives, à la manière d’un peintre impressionniste. Marcel Pagnol, Charles Bertin, Hervé Bazin ont été de bons guides. Le portrait de Folcoche ( Mme Rezeau, la mère de Brasse-Bouillon – ce denier n’étant autre que l’auteur) les a marqués. Sa violence verbale et physique, son absence totale de tendresse et d’affection les a faits réagir un peu plus que d’habitude. Il y a, entre autres, cette phrase terrible du narrateur parlant de sa mère: « … cette dame que nous n’avions déjà plus envie d’appeler maman. » qui leur a donné l’occasion de réaliser l’importance que peut revêtir – à contrario –  une bonne atmosphère familiale. Haïr à ce point sa mère en la désignant par le surnom de Folcoche, synthèse de « folle » et de « cochonne » ne pouvait qu’induire dans chaque esprit une profonde réflexion sur les enfants maltraités et mal aimés. Nous n’en étions encore pas à Gide et à son célèbre : « Famille, je vous hais. » mais notre pensée s’en approchait.

Retour à la grammaire. Même les élèves de cette troisième qui n’ont pas une passion inconsidérée pour l’école, ont fait preuve d’une attitude interrogative et curieuse quand nous avons épluché une fois de plus les difficultés d’accord entre le sujet et le verbe ; ils se sont rendu compte que sous une apparente simplicité, les lois qui régissaient ce fichu accord n’avaient rien d’aussi simple que l’on avait bien voulu leur faire croire naguère ; ils ont réalisé quelques accords subtils et quelques pièges en sortant définitivement – je l’espère – du schéma canonique de la juxtaposition sujet –verbe ; il existe tellement de situations d’accords qu’ils ont compris la nécessité de posséder une méthode et des outils fiables. Au passage, il faut remarquer que si la notion de « verbe » revêt un sens palpable (lat. verbum, le mot, la parole), celle de « sujet » ne va pas de soi. En effet, le mot sujet n’a rien d’un terme qui suggère l’idée de commandement (« le sujet commande le verbe en nombre et en personne », nous apprennent les manuels de grammaire), mais suggère plutôt l’idée de soumission (« le roi commande ses sujets ») ou encore la notion de cobaye (sujet d’expérience) sans parler des autres sens comme le sujet d’une rédaction. Faire de la grammaire, c’est donc revenir sans cesse sur le sens des mots – le métalangage – afin de lever toute ambiguïté qui entraverait la bonne compréhension d’un fait grammatical. Et ce n’est pas un hasard si la relation sujet – verbe présente une réelle complexité du fait de sa dénomination même. La pédagogie – au sens large du terme – peut se présenter comme un questionnement permanent sur l’utilisation du langage, outil d’apprentissage central. Ici, il s’agit de sortir des schémas simplistes qui appauvrissent le raisonnement en donnant au sujet une place inamovible et fixée à jamais : celle de premier de la phrase ! Rien n’est moins vrai. A commencer par toutes les phrases interrogatives – hormis celles que l’on garde dans leur ordre canonique déclaratif et que l’on clôt par un point d’interrogation. Découvrir que la langue n’est pas figée, mais qu’au contraire, elle ne demande qu’à être manipulée – au sens mélioratif – pour donner le meilleur d’elle-même doit permettre à chaque élève de se forger des outils personnels pour engager une pensée libre, et ce sur tous les sujets.

Dans ma voiture enfin sortie des encombrements neigeux de la ville, j’écoutais les informations dont le sujet principal était la neige qui tombait sur la France. Ensuite venait le conflit meurtrier qui avait repris de plus belle entre Israël et la Palestine, en l’occurrence dans la bande de Gaza. Je me suis demandé quels étaient les critères qui présidaient au choix des sujets d’information. Et s’il avait neigé à Gaza en ce début du mois de janvier

Ibrahim ira en 4e technologique

La neige et le froid occupent les esprits. Même au collège, la vie tourne au ralenti. Les élèves ne sont pas tous là, les bus étant restés dans leur garage. Il y a comme un prolongement de vacances avant de se replonger totalement dans le travail.

J’en profite pour revenir sur un court-métrage remarquable que les élèves de quatrième ont vu au Festival du film. Le film s’intitule : C’est dimanche ! On pourrait penser que cette exclamation induit la joie et la bonne humeur, la fête et la détente. Las ! Ce ne sera qu’à la dernière seconde que l’on pourra enfin respirer car le jeune héros, Ibrahim, 13 ans, va être pardonné par son père. Qu’a-t-il fait ? Il a fait croire à son père qu’il avait décroché un diplôme alors qu’en réalité, il a été renvoyé du collège pour être réorienté dans une quatrième technologique. Son père étant illettré, il a pu lui dissimuler la vérité, et remettre à plus tard l’aveu de son échec scolaire. Mais son mensonge va avoir des conséquences terribles. Son père, heureux et fier de son fils, va annoncer la bonne nouvelle à ses amis à l’heure de l’apéritif dans son bistrot favori ; il demande au patron, tout juste lecteur, de déchiffrer à voix haute la lettre du collège. A l’énoncé des mauvais résultats de son fils et de la sanction de réorientation, le père – qui était debout sur une chaise – se liquéfie et s’affaisse dans la noirceur de sa déception ; et le fils s’enfuit, terrorisé à l’idée de la punition qui l’attend…

Pudeur, tendresse, affres de l’adolescence font bon ménage dans ce film qui a touché beaucoup d’élèves, dont certains qui se sont pratiquement identifiés à Ibrahim, un garçon qui ne demande qu’à être heureux, à profiter de la vie, et aussi à réussir à l’école – mais ça il ne le peut pas. Pourquoi ? le film ne le dit pas mais suggère néanmoins quelques réflexions. Même si l’école n’est pas sa priorité – il est en pleine crise adolescente et cherche à conquérir le cœur d’une fille – il ressent son renvoi comme un échec, preuve qu’il a conscience de la valeur sociale de l’école. Le spectateur se prend d’amitié sincère pour ce jeune garçon, se disant que l’on aurait pu faire quelque chose de plus constructif pour l’aider, de construire un véritable projet avec lui. Au lieu de cela, il est reçu une minute par la directrice qui lui dit quelques mots et lui montre la sortie. Il ne s’agit pas de verser dans l’émotionnel, mais de se rendre compte qu’il y a en France, dans les collèges, des milliers d’Ibrahim qui se demandent comment ils pourraient faire pour s’en sortir, pour sortir de l’école autrement qu’avec un document d’incapacité – qui peut être perçue comme étant définitive. Quel gâchis ! Comment peut-on accepter cette situation qui voit chaque année quelque 150 000 jeunes sortir du système scolaire sans diplôme ? Certainement pas en procédant comme le fait le ministre, M. Darcos (cf. lettre ouverte de Philippe Meirieu au ministre) en remettant en cause des pans entiers de notre fonctionnement, notamment en ce qui concerne l’aide et l’accompagnement envers ceux qui sont le plus en difficulté. Je me demande ce que le « socle commun » qui devait être mis en pratique est devenu… C’était (C’est ?) une très bonne entreprise pour évoluer et progresser vers une meilleure perception des compétences et des savoirs à acquérir, et par conséquent des types d’aide à mettre en place. Souhaitons que ce socle ne soit pas déboulonné pour des questions de gros sous.

Et Ibrahim ? Après avoir erré dans Paris pendant tout l’après-midi et le début de la soirée, il se décide enfin à rentrer chez son père, après que sa petite amie lui a fait comprendre la portée néfaste de son mensonge. Arrivé à la porte du petit appartement où il vit avec son père, il sonne et s’effondre aussitôt, brisé par l’effort qu’il vient de fournir. Son père le recueille avec tendresse, et le couche dans son lit d’enfant retrouvé. Ibrahim reprend connaissance, il a peur, mais les yeux bienveillants de son père le rassurent totalement. A ce moment précis, ce dernier tire de sa poche le document de la discorde, Ibrahim voit que son père l’a signé comme il pouvait. Ibrahim peut respirer et s’endormir tranquillement. Finalement, il ira dans une autre école, en quatrième « techno ». Souhaitons-lui bonne chance. Il en aura besoin pour trouver en lui la motivation qu’il n’a jamais connue. Gageons que l’amour de son père sera pour lui une aide inestimable pour se sortir de ce schéma difficile. Alors, il pourra chanter : « C’est dimanche ! »

Casse-tête … français

Enseigner la grammaire n’est pas aussi simple que ne le laissent penser nos manuels de français. Il suffit de consulter au hasard la teneur d’une « leçon » pour se rendre compte de la part de vérité de cette affirmation. Même les bons élèves éprouvent des difficultés à comprendre et à apprendre certaines notions telles qu’elles sont présentées. Il faudrait faire l’expérience de confier à un adulte ayant effectué une scolarité convenable, la double page d’une leçon de grammaire. Dans le manuel que j’utilise, il y trois activités qui se présentent dans cet ordre : un texte de réflexion comportant des questions orientées sur la notion étudiée, un résumé qui fait office de leçon et des exercices. Il y aurait sans doute des surprises dans les résultats de cette appropriation grammaticale. Prenons appui sur la dernière leçon travaillée avec la classe de 4e B : « compléments d’objet et attribut du COD ». Dans ce titre sans déterminants (ou articles comme je l’ai appris quand j’étais à l’école, déterminants n’apparaissant qu’à l’orée des années 1970), on ne relève pas moins de quatre termes techniques (du métalangage pour les spécialistes) pour énoncer ce qui va être étudier. Quatre obstacles pas faciles à négocier. Qu’on en juge.

« Compléments » orthographié au pluriel implique la pluralité ; mais de quels compléments parle-t-on : ceux du verbe ou ceux du nom (compléments de détermination), ou encore ceux de la phrase (souvent confondus avec les compléments circonstanciels) ? Première énigme. Un élève m’a même parlé de « complément du sujet », signe d’une confusion profonde entre les rôles respectifs de ces deux piliers de la phrase verbale. Le mot « complément » marque souvent un blocage chez les élèves, ils éprouvent quelque peine à entrevoir qu’il est de la famille du verbe compléter ; à ce moment-là de construction de sens, les choses deviennent plus claires. D’ailleurs, je suis fréquemment obligé – et c’est bien naturel – de passer par la métaphore pour que le sens s’imprime dans les têtes : tout le monde voit bien ce que signifie « compléter une table » lorsque l’on est au self du collège.

« D’objet ». Les choses se compliquent. Mon maître Emile Genouvrier, en personne, nous – à ses étudiants – a annoncé un jour qu’il lui était très compliqué d’expliquer le sens précis de ce mot dans l’expression « complément d’objet »… Alors… On pourra bien sûr trouver un sens convenable à ce terme, mais cela ne sera jamais totalement satisfaisant. D’autant plus que la polysémie de ce terme présente un risque important de contresens. Les élèves connaissent mieux le sens du mot objet dans son acception concrète plutôt que dans celle métalinguistique. Le dictionnaire Robert indique pour le sens grammatical : « Complément d’objet (d’un verbe), désignant la chose, la personne, l’idée sur lesquelles porte l’action marquée par le verbe » ; c’est limpide comme de l’eau de boudin. Je reprends la lecture du remarquable ouvrage d’Emile Genouvrier : Grammaire pour enseigner le français, Larousse, 1983 ; il y parle des phrases à « complément direct de verbe ou complément indirect de verbe » ajoutant ces lignes que je trouve délicieusement ironiques : « … nous nous plions à la terminologie officielle pour appeler ces compléments, complément d’objet indirect, abrégé en COD et complément d’objet indirect, abrégé en COI. » On ne peut être plus clair. Deux mots (la moitié du titre) et déjà nous sommes à la recherche d’un sens qui n’a pas de sens. Et on voudrait que les élèves comprennent ?

« Attribut ». Terme un peu barbare (tribu) que les élèves ont entendu mille fois mais sur lequel ils ont toujours du mal à mettre du sens. En recourant au verbe dont il est issu (attribuer) puis à son synonyme : « donner », on arrive assez aisément au rôle de ce mot ou de ce groupe de mots dans la phrase verbale. La notion de verbe « attributif » ou « d’état » entre en ligne de compte si l’on veut bien percevoir sa spécificité syntaxique. Mais là où les affaires se compliquent, c’est la suite du mot « attribut ». En effet, tout le monde a déjà rencontré des attributs du sujet, mais des « attributs du COD », peut-être moins souvent… On a observé plus haut le problème posé par le sens de COD, il faut maintenant affronter ce problème en le couplant avec l’attribut que l’on fréquentait gentiment avec son sujet. Et je ne reviens pas sur les embarras posés par le sens de la notion de « sujet », quand on sait qu’il commande le verbe en nombre et en personne, alors que dans le livre d’histoire, les sujets sont dépendants du roi !

En tout, dans la double page du manuel, j’ai relevé une vingtaine de ces mots techniques –indispensables, certes, pour décrire les faits de langue – qui peuvent à tout moment jouer le rôle d’obstacle dissuasif. Qu’on ne se méprenne pas sur mon propos : il n’a pas pour but de supprimer ce métalangage afin de ne pas traumatiser nos chers élèves ; il est simplement de montrer qu’il ne faut pas se montrer déçu ou défaitiste quand on s’aperçoit que des notions qui nous semblaient simples de prime abord ne sont pas encore comprises par des élèves de presque troisième. C’est normal. Notre travail consiste à créer des conditions de travail et de réflexion au sein de la classe – en écoutant d’abord avec neutralité ceux qui sont dans la panade – afin de dénouer tout l’appareillage qui empêche de voir le fonctionnement même de la langue. Dans cette optique, l’activité d’écriture, systématique et régulière, doit être un outil d’apprentissage privilégié. C’est en écrivant qu’on va se confronter à la construction de la  phrase, à  la morphologie verbale – en particulier – , à l’importance des choix syntaxiques… Autrement dit, CélestinFreinet avait tout compris : il faut faire et faire encore, défaire et refaire, inlassablement pour acquérir ces fameuses compétences – qui n’apparaissent pas sur les bulletins trimestriels… Il faut entreprendre à tous les niveaux pour proposer aux élèves des chantiers dans lesquels ils vont – avec l’aide du maître qui enseigne et surveille le  bon déroulement des travaux – expérimenter la langue et la faire leur.

Je ne peux m’empêcher de citer ces deux phrases d’un exercice – concernant les compléments d’objet et l’attribut du COD, dont l’énoncé était : « Quelle est la fonction des mots en gras ? » Voici les deux phrases : « Les prés se couvrent de fleurs odorantes. Les promeneurs trouvent ces fleurs magnifiques. » On aura compris que le piège est de ne pas croire que magnifiques est épithète – notion en principe vue précédemment – mais attribut du COD fleurs alors que odorantes est bien épithète de fleurs ! Elémentaire ma chère grammaire !

Deuxième semaine

Le texte, un trésor inépuisable

La neige fond lentement, le collège paraît se réveiller d’une hibernation passagère. Les élèves s’ébrouent sous le soleil d’hiver, la salle des professeurs bourdonne gentiment. Chacun a retrouvé assez vite le rythme du travail, a repris ses marques disparues passagèrement sous le gel blanc de janvier.

Ce matin, avec la classe de 4°A, nous avons étudié deux portraits dans le cadre de la caricature. Le premier de Frédéric Dard, qui montrait un automobiliste anxieux chez son garagiste roublard. Le second : Giton, par Jean de La Bruyère. Deux langages différents mais œuvrant avec la même visée : faire jaillir le rire et la satire. Les élèves apprécient bien les textes bâtis dans ce bois aux veines d’humour. Ils y trouvent matière à réflexion car ils appréhendent avec une certaine décontraction la situation donnée. Cependant, ils ne goûtent qu’une partie du texte – notamment lorsqu’ils le lisent et l’analysent à la maison – car ils négligent trop souvent un lot important de mots dont ils connaissent mal ou pas du tout le sens. Bien que j’aie déjà parlé de ce problème posé par le lexique, la réflexion mérite d’être poursuivie. Avec trois mots-repères : paratexte, contexte et dictionnaire.

Le paratexte – ici le vocabulaire explicité dans la marge – est rarement pris en compte, comme si le fait d’être isolé rendait l’intérêt de ce texte caduc… Le mot « magnanime », mot difficile – aussi bien à prononcer qu’à comprendre – faisait l’objet d’un renvoi qui le définissait dans la marge ; eh bien un grand nombre d’élèves était incapable de donner sa définition et ne s’était sans doute pas posé la question de son sens. Paresse, champ visuel peu évolutif, manque de réflexes, pensée de pouvoir saisir le sens général du texte malgré un pourcentage non négligeable de mots sémantiquement flous… Des hypothèses, mais aucune certitude. Ou plus prosaïquement, l’idée que le professeur fera ce travail car c’est son rayon. Les « bons » élèves peuvent avoir parfois des comportements similaires. Bien sûr, quand on aborde ensuite le sens du mot ave l’aide de l’étymologie – il y a des latinistes dans la classe – tout devient limpide…

Le contexte est rarement pris en compte pour découvrir ou approcher le sens des mots, on lui préfère le dictionnaire qui apparaît comme le savant suprême – ce qui n’est pas faux – qui va tout résoudre. Las, il ne colle pas toujours à l’esprit du texte, et puis il faut trouver la bonne entrée dans le cas d’un mot riche de sens. Ce fut le cas pour le mot « apothéose » dans la phrase : « Mais l’apothéose, le fin des fins, c’est lorsque vous lui proposez de reprendre votre voiture en échange de la nouvelle que vous lui avez commandée. » Le premier sens du dictionnaire donne : « déification des empereurs romains, des héros après leur mort » ; rien à voir avec le texte, assurément. Le plus cocasse, c’est que la périphrase apposée, qui définit parfaitement le mot apothéose n’a pas été saisi comme explicative – peut-être en raison du genre masculin de fin. On voit qu’à partir de cet exemple anodin, un enjeu important est en balance dans l’approche des textes. Il s’agit bien ici de lecture au sens profond, c’est à dire d’une activité qui construit du sens à partir des indices visuels orthographiques, morphologiques, syntaxiques qui lui sont donnés, sans oublier l’aspect phonétique ; d’une activité qui fabrique des hypothèses et le met à l’épreuve ; d’une activité qui s’apparente à une quête incessante de compréhension. Or, ce qui se passe régulièrement, c’est le recours à une prise de sens minimale qui permet de dire quelques mots sur le texte, ou plutôt sur son apparence et non sur son essence. L’élève de 2009 veut aller vite et ne souhaite pas perdre de temps à interroger le texte, tel un détective tenace. Mon propos est assurément quelque peu caricatural, malgré tout il reflète une tendance bien identifiée, celle qui consiste à consommer –  ici du texte – et non plus à goûter, à apprécier, voire à se trouver dans une situation inconnue, avec pour seul secours la soif d’apprendre.

Le dictionnaire est assimilé à une sorte de boîte magique qu’il suffit d’ouvrir pour trouver la réponse exacte à une question mal formulée ; d’où la déception qui peut suivre après une immersion prolongée dans le foisonnement du lexique standardisé. Il est bien que les élèves le consultent, il y a néanmoins un travail de méthode important à entreprendre pour qu’il devienne un compagnon et ne reste pas un serviteur.

Dans son portrait admirable de Giton, La Bruyère nous montre un personnage repu de lui-même et hautain avec autrui au motif qu’« Il est riche ». Sa seule activité est de montrer cette richesse. Toute matérielle. La richesse des textes, elle, ne nous est pas donnée par la fortune ou la naissance ; il faut la conquérir ; c’est ce qui fait tout l’intérêt de la lecture, activité noble dont la sœur jumelle est l’écriture.

Réformer l’orthographe…

Que celui qui ne s’est jamais arraché les cheveux en corrigeant un texte d’élève (rédaction, compte rendu, interrogation… et surtout la sacro-sainte dictée) lève le doigt pour se faire connaître ! Se lamenter sur « le niveau qui baisse en orthographe » est un marronnier qui commence à lasser ceux qui sont confrontés à l’enseignement et à l’apprentissage de cette « discipline » qui fut jusqu’en 1880 l’activité essentielle – par le biais de la dictée –  de l’enseignement du français.

Dans son remarquable livre : L’orthographe à l’école, André Chervel nous raconte avec brio l’histoire de notre orthographe. On y apprend, entre autres, que Jules Ferry et surtout Ferdinand Buisson furent accusés dans les années 1880 d’être les responsables de la baisse du niveau orthographique. En effet, ils avaient eu l’outrecuidance de faire « … entrer à l’école des beaux textes de la littérature française, surtout contemporaine, l’explication de ces textes, la récitation de poésies, la pratique de la rédaction… ». Ce sera la création officielle de l’enseignement de « la langue française ». Qui y trouverait à redire aujourd’hui ? Le grand intérêt du livre, c’est de découvrir le véritable récit de notre orthographe, récit passionnant où l’on apprend que rien n’a été simple : un exemple : il y a quatre siècles, la complexité de notre orthographe rendait impossible sa lecture – et non son écriture – ; aussi, les enfants apprenaient d’abord à lire en latin !

Chacun en France possède une opinion bien arrêtée sur l’orthographe, un peu comme en politique. Cette thématique déclenche les passions. Lors d’un repas de famille – ou encore mieux d’un repas avec des enseignants – engagez la conversation sur l’orthographe… Aucun convive ne restera muet et chacun d’entre eux vous assènera sa vérité. Le résultat final verra chacun rester sur ses positions et l’on pourra recommencer la fois suivante à s’étriper comme des chiffonniers.

Au collège, il faut faire face. Le plus urgent est de donner aux élèves des connaissances et des outils méthodologiques afin qu’ils écrivent en respectant le code et ainsi se fassent comprendre. Chaque professeur devrait être un professeur de français – au sens large du terme – et pas seulement un enseignant disciplinaire arc-bouté sur sa spécialité. L’élève alors, verrait un lien entre toutes les disciplines, et l’orthographe lui apparaîtrait comme une clé qui ouvre sur la communication.

Le socle commun de compétences est une avancée dans ce sens, il faut espérer que sa mise en place ne soit pas trop retardée… Mais parallèlement, il est désormais cohérent de penser qu’une réforme de l’orthographe – pas une révolution – soit mise en mouvement tant les problèmes ne cessent de s’accumuler et entravent injustement nombre de scripteurs. Tous les spécialistes reconnaissent que le niveau en orthographe connaît une baisse réelle dans sa dimension « grammaticale », mais aussi dans sa dimension dite d’« usage ». Face à ce constat préoccupant, André Chervel défend la thèse qui consiste à prôner l’enseignement disciplinaire de l’orthographe, comme cela était le cas jusqu’en 1880, écartant sine die une solution pédagogique, voire une solution didactique. Il avance par ailleurs – et cela semble très intéressant – deux pistes de réforme : «1. Tous les pluriels des noms et des adjectifs prennent un –s au pluriel (sauf ceux qui sont déjà terminés par un –s, -x, -z) ; 2. Entre deux voyelles, les consonnes ne sont jamais doublées, sauf dans le cas ou le doublement est indispensable à la représentation phonétique du mot (terre, passer).

Comme on le voit, le débat se focalise sur deux points : simplifier certaines règles d’usage qui n’auraient pas d’incidence sémantique ou phonétique ; revenir à l’orthographe comme discipline à part entière et non comme une « sous-discipline » incluse dans le cours de français. Le premier point me semble réaliste, témoignant d’un projet qui éviterait que l’orthographe ne devienne la propriété d’une élite raréfiée. Le second point signifierait le retour à une conception de l’orthographe comme étant une activité extraite de l’enseignement du français et déconnectée de l’activité de lecture et d’écriture. Mais en la matière, il convient de ne pas perdre de vue la visée de cette réforme : réconcilier les élèves et leurs parents avec l’orthographe française, la langue devant être le bien comun (sans double consone) !

Il y a eu jadis – et encore aujourd’hui – trop de souffrances imposées à ceux qui n’arrivaient pas à entrer dans le moule du code, pour que l’on répare cette injustice sociale et éducative. Une langue vit et se développe si elle s’inclut dans le mouvement et non dans la sclérose. Si nous persistons à figer l’orthographe, elle survivra puis se renfermera sur ses certitudes. La langue française a montré par le passé qu’elle était suffisamment libre pour s’émanciper et grandir. Rabelais a montré la voie. Ne soyons pas des académiciens obtus, demandons-nous ce que nous pouvons faire pour la langue. Beaucoup assurément ; si nous le voulons !

 Dis-moi si tu lis

Il en va des muscles comme des neurones. S’il restent trop longtemps en repos – ou pire en sommeil – ils perdent rapidement ce qu’ils avaient acquis et se retrouvent démunis devant le premier obstacle sérieux. C’est ce que l’on pourrait penser raisonnablement penser pour la « chose scolaire ». La réalité nous montre que ce n’est pas si simple.

La semaine prochaine, les élèves de troisième vont passer le « Brevet blanc » ; ils vont avoir à affronter les trois épreuves de français (3heures), histoire-géographie (2heures) et mathématiques (2heures), celles-ci étant programmées sur une journée et demie. Malgré le travail qui a été accompli depuis le début de l’année, on a l’impression que certains « découvrent » l’épreuve, en l’occurrence le français ; les trois heures de composition inquiètent quelques-uns – même s’ils ont déjà planché en classe pensant deux heures. Bref, il y a un peu de panique. Pour rassurer tout le monde, j’ai choisi un sujet estampillé « Annales du brevet » avec le but de leur faire prendre conscience qu’ils possédaient un grand nombre de données techniques. A côté de ce point positif, le problème qui subsistait était la méthodologie, avec pour corollaire la question suivante : « Comment vais-je m’y prendre pour réaliser la tâche qui m’est demandée ? » J’ai donc travaillé en ce sens avec les élèves.

Ce qui ressort, c’est la difficulté à prendre le temps de lire. Qu’i s’agisse du texte de référence d’une trentaine de lignes ou bien  des questions qui suivent. Qu’il s’agisse des consignes de réécriture ou bien du sujet de rédaction. Il y a chez beaucoup le désir d’avoir compris au plus vite ce qui doit être fait afin d’obtenir une réponse quasi immédiate. C’est ce que j’ai entendu de leur part, à commencer par les meilleurs. Dans cet ordre d’idée, ils vont lire le texte de référence en laissant de côté les mots qui leur posent des problèmes sémantiques, ils ne vont lire que le début de telle ou telle question – pensant peut-être que le reste n’est que l’explicitation du début – , ils vont prélever dans le sujet de la rédaction une partie seulement des mots-clés. Bref, ils vont procéder à une lecture qui survole, mais ne se pose pas. Ils seront toujours en mouvement mais au-dessus du texte, alors que ce type de travail nécessite une immersion lexicale, syntaxique et sémantique importante. Ne pas craindre de s’arrêter pour observer tel groupe de mots, telle phrase, telle figure de style, telle conjugaison inhabituelles sont des « gestes mentaux » qui peuvent contribuer à établir une relation personnelle avec le texte, car la plupart du temps le texte – l’énoncé pour élargir le propos – est reçu comme un objet étranger – ce qu’il est  au départ – qui le reste même après l’avoir fréquenté pendant trois heures… Or, l’essence même de la lecture, c’est de susciter le décentrement de soi pour aller à la découverte de l’altérité. La difficulté est là. Il est difficile et compliqué pour un nombre important d’élèves d’accomplir cette démarche d’ouverture. Les sollicitations extra-scolaires à base de technologie précuite annihilant toute velléité interrogative renforcent cette posture devant le texte, notamment littéraire. « Ce texte n’appartient pas à ma sphère d’intérêts, donc je ne vois pas pourquoi, je produirais un effort particulier pour en découvrir les aspects spécifiques. »

Je caricature quelque peu. Cependant, je rencontre cette façon de penser de plus en plus fréquemment. Des élèves me disent – sans esprit provocateur – qu’ils n’ont pas le temps de pratiquer la lecture personnelle ; s’ils ont présenté tel livre devant leur camarades, c’est parce que le professeur le leur avait demandé au titre d’un travail scolaire. Autrement dit, la lecture n’est pas pour eux une activité qui fait partie de la vie, elle n’est pas une nourriture essentielle. Ces remarques peuvent être un début d’explication au manque de méthodologie décrit ci-dessus. Ce n’est certainement pas la seule.

Mais peut-on en vouloir à ces élèves qui raisonnent  de manière très utilitariste et à court terme quand dans l’Ecole même, on met à l’œuvre des stratégies strictes de comptabilité ? Quand la société met en valeur la vitrine plutôt que ce qui est à l’intérieur ou dans l’arrière-cour ? Retrouver dans la lecture des textes – même ceux proposés au Brevet – une raison de ne pas se conformer à l’esprit ambiant de consumérisme culturel est un combat qui commence à chaque fois que l’œil rencontre de l’écrit.

En ce sens l’Ecole est plus que jamais essentielle.

Troisième semaine

Retrouver le temps

L’expression est bien connue : « Le temps nous file entre les doigts » sans que nous ne puissions le retenir. Pire : il semble filer de plus en plus vite, comme s’il était pris d’une irrésistible envie d’accélérer ; d’augmenter ses propres performances.

Cette impression est bien réelle. Nous n’avons plus la même relation avec le temps. Le changement s’est opéré dans notre dos, à notre insu. Aussi, nous sommes surpris de constater le changement de perception qui s’est effectué. C’est à peu près ce que me disait aujourd’hui un collègue : « L’année en est presque à la moitié et je n’ai pas vu le temps passer.» Propos tenus avec un sentiment de frustration et de regret. Comme si l’on avait vécu sans se rendre compte que nous vivions.  Quand on approfondit la conversation, on s’aperçoit qu’il y a encore quelques années, cette sensation n’existait pas. Prendre le temps, prendre son temps avait un sens concret. Aujourd’hui, les données semblent s’être inversées : c’est le temps qui nous prend… notre temps, qui nous oblige à être dans un monde performatif, cultivant l’individualisme dans son acception la plus négative.

Le collège n’est plus un lieu où l’on peut ressentir l’humanité au travail. Du travail oui, il y en a ; mais il a perdu de sa force car le groupe d’hier s’est atomisé. Bien sûr des collègues sont partis à la retraite, d’autres sont arrivés. Ce n’est pas cela qui est en jeu. Ces changements sont naturels et sont la vie même de tout établissement. Des équipes se reforment et constituent des entités vivantes et agissantes. Cet état d’esprit n’existe plus – ou presque plus. Chacun travaille – sans doute plus qu’avant – mais un peu trop seul. L’individuel a remplacé le collectif, la solidarité s’est étiolée. Il y a peu de temps, un de mes collègues revendiquait le fait d’exercer son métier comme une « profession libérale » ! C’est sans doute une caricature, mais quand même… Il y a des réunions, des conseils de professeurs, certes ; cependant, ces assemblées revêtent un caractère officiel et obligatoire. Elles sont indispensables pour le bon fonctionnement du collège, et c’est bien. Est-ce suffisant ? Est-ce satisfaisant de seulement fonctionner ? Où sont les projets réels autres que ceux exigés par le protocole et formulés dans les règles de la langue administrative ? C’est cela qui manque : un rassemblement des énergies – qui ne prendrait pas spécialement plus de temps, mais qui permettrait de le vivre comme une richesse et non comme une  perte.

Mon propos est partagé par beaucoup et pourtant les choses restent en l’état. On gère, alors qu’il faudrait que l’on exagère – en imaginant et en créant. Le système actuel permet de moins en moins d’imaginer de tels projets – s’ils existent, ils sont dus à une opiniâtreté particulière, à la réunion de conditions exceptionnelles. De plus, nous allons travailler progressivement à flux tendus (avec la diminution importante des effectifs d’enseignants), il n’est pas sûr que l’humeur sera prête à générer des projets généreux et ambitieux. On ressent dans les classes cette perte de sociabilité. Les élèves sont très intéressés par leurs « notes » et moins par une action de classe dont ils seraient les initiateurs. Eux aussi sont dans le performatif et dans le consumérisme immédiat. Et pourtant ! L’Ecole pourrait être le lieu par excellence de l’éducation à la citoyenneté pour de vrai, pas celle que l’on voit dans une leçon d’éducation civique.

L’Ecole doit rester le creuset de la culture, celle qui émancipe et permet de rejoindre les chemins de la liberté. Il faut lui laisser le temps de reprendre son souffle autrement qu’en lui assignant d’être la chambre d’enregistrement des nouveaux clivages de la société. L’utopie peut être le levier qui nous sortira de l’impasse dans laquelle nous sommes engagés. Il en est encore temps.

Rencontres

Quand j’ai un moment dans la journée, j’aime bien aller discuter avec les personnels de l’établissement qui ne sont pas enseignants : les personnes qui assurent l’entretien, toutes celles qui travaillent à la restauration, l’administration. C’est ma façon de prendre le pouls de l’établissement. Je laisse la conversation  se dérouler, sans essayer de l’orienter de quelque manière que ce soit. Parfois même, c’est mon interlocuteur qui engage la conversation alors que je viens juste de lui dire bonjour.

Ce matin , j’entre dans le bureau de l’intendant, en fait un véritable expert comptable avec qui j’aime bien converser. Et puis, sans autre forme de procès, il se met à m’entretenir de la situation sociale et politique, situation qui le préoccupe. Bref, pendant plus d’une demi-heure, nous parlons comme si nous étions à la table d’un bistro ; il y de l’humanité dans l’air, enfin. C’est une véritable discussion au cours de laquelle personne ne cherche à convaincre l’autre ; au contraire, ce sont les questions qui sont posées qui permettent de faire durer la causette. Ce pourquoi j’étais venu ne sera évoqué qu’à la toute fin – un problème mentionné  précédemment, qui concerne l’opération « collèges au cinéma » – et prendra un relief bien particulier (dans un sens positif) après ces moments d’échanges sincères.

Dans l’après-midi, une femme de service – qui a l’agréable habitude d’être toujours de bonne humeur – me questionne sur ma famille, ceci avec beaucoup de gentillesse. Elle m’a aperçu au supermarché faire des courses avec mon épouse et mes enfants, pense-t-elle. Je lui explique que ce sont mes petits-enfants, mes enfants ne pouvant plus depuis longtemps s’asseoir dans le caddie… Ainsi la conversation est lancée, elle me parle de sa famille en me donnant une foule de détails, dont certains très personnels. Mais tout cela avec naturel et simplicité, comme si nous étions des voisins très proches, qui se fréquentent depuis des années. Elle rit beaucoup de sa confusion concernant mes petits- enfants, moi aussi je ris de son interprétation qui visait sans doute à me rajeunir un peu… Là aussi, il y a de l’humanité dans l’air, la plus simple qui soit, la plus élémentaire, celle qui fait que l’on parle à son semblable sur un sujet auquel on ne pensait pas la seconde d’avant.

Ainsi va la vie. Dans une incessante improvisation qui nous place en situation d’action – ici de parole. Il y a les horaires, les emplois du temps, les contraintes de tous ordres. Mais ces éléments ne sont que le cadre et non le contenu que nous redessinons chaque jour. Aussi, lorsqu’il m’arrive, au cours d’une journée, de ne pas vivre ces rencontres, je me dis que la fadeur, la monotonie, la routine peuvent s’installer très vite, d’abord dans un confort ouaté, puis par la suite dans un ennui silencieux et solitaire.

La journée se termine par la rencontre avec un parent d’élève : une mère qui s’inquiète – à juste titre – des avertissements qui s’accumulent dans le carnet de son fils. La situation n’est pas désespérée, cependant, il y a une souffrance réelle vécue et exprimée par cette mère aimante qui ne comprend pourquoi son enfant se comporte ainsi. Là aussi, entre les réponses argumentées du discours « officiel », s’installe naturellement une conversation dans laquelle il y a de la place pour chacun : le fils qui assiste et participe à l’entretien, sa mère, un collègue et moi-même. A  la fin de la rencontre, nous n’avons pas trouvé la solution idéale et parfaite, mais nous avons avancé. Nous sommes tombés d’accord sur des solutions intermédiaires qui devraient permettre de progresser. La dimension humaine a été intégrée par chacun comme une composante essentielle du dispositif. Elle permettra peut-être dans un deuxième temps un véritable dialogue pédagogique formateur et facteur de progrès.

La nuit tombe, je quitte le collège, lesté d’une fatigue qui me fait du bien, une fatigue normale après une journée de travail ordinaire. Dans deux mois, c’est le printemps.

Socrate, Galilée et les vieillards

Socrate, cinq siècles avant notre ère, parlait de la jeunesse en ces termes : “ Notre jeunesse est mal élevée, elle se moque de l’autorité et n’a aucun respect pour les anciens ”. Platon, rapportant les propos de son maître, précisait l’accusation par les mots suivants: “ Finalement les jeunes méprisent les lois parce qu’ils ne reconnaissent plus au-dessus d’eux l’autorité de rien ni de personne. C’est là, en toute beauté et en toute jeunesse, le début de la tyrannie ”. Chacun a déjà entendu ou lu ces propos qui montrent que les conflits entre les générations, notamment sur le sujet de l’autorité et du respect, ne sont pas apparus il y a quelques années. C’est une donnée du genre humain, une constante qui, telle l’ADN, ne disparaît pas dans les méandres du temps.

En 2009, la question de l’autorité est revenue en force, celle du respect étant son corollaire. Je ne me hasarderai pas à disserter sur ce « marronnier » tant les avis sont pour la plupart saturés de certitudes et ne s’aventurent jamais dans un questionnement philosophique et historique de l’autorité. Pour beaucoup, l’autorité rime avec une posture de soumission à l’ordre établi ; l’autorité ne tolérant pas une quelconque réponse à la loi. Dans ces conditions, il est évident que toute discussion est close. Il n’est qu’à voir le résultat obtenu – dans les classes par exemple – par ceux qui pratiquent cette théorie. Cet enseignement à la baguette – s’il fonctionnait naguère – aura toutes les chances de se retourner contre celui ou celle qui l’a mis en place. Cette autorité-là n’est qu’une manière de dire : « Je suis le chef, vous devez m’obéir. » Elle marche difficilement avec de jeunes adolescents. Avoir de l’autorité dans une classe ne doit pas servir à faire taire les élèves mais à les faire travailler ensemble ; à les faire réfléchir, à questionner, à se questionner en silence et à haute voix. L’autorité est un outil qui va favoriser l’apprentissage, c’est à dire la mise à l’épreuve des connaissances de chacun face à la réalité du travail scolaire.

Cela n’empêchera pas cette jeunesse de se révolter contre l’autorité, en général – ce qui en soi est une attitude essentielle pour sa construction – en prétextant que les adultes ne comprennent rien à leurs problèmes et se comportent comme des vieillards. A propos de vieillards, il est intéressant de rapporter ce qu’écrivait Brecht dans : Petit organon pour le théâtre, en 1948« Ce qui est depuis longtemps inchangé paraît inchangeable. Où que nous nous tournions, nous rencontrons des choses qui se comprennent trop bien toutes seules pour que nous soyons contraints de faire l’effort de les comprendre. Les expériences que les hommes font les uns avec les autres leur paraissent être le sort commun, donné pour toute éternité, de l’humanité. Vivant dans le monde des vieillards, l’enfant apprend à voir les choses telles qu’elles s’y passent ; le cours des choses, tel qu’il lui paraît, lui devient courant… » Ici, Brecht induit la nécessité impérieuse du doute pour progresser dans la connaissance ; pour l’élève adolescent, ce pourrait être plus simplement l’interrogation plutôt que l’acceptation. Chez Brecht, les vieillards sont de peu d’utilité puisqu’ils incarnent une vérité intangible, reproductible et sans danger, car génératrice d’obéissance à la pensée – pire à l’idéologie – qui a fait ses preuves… On perçoit alors que l’autorité, c’est permettre à l’enfant puis à l’adolescent de se trouver le plus souvent possible dans des situations personnelles ou collectives d’apprentissage qui génèreront sa curiosité et son désir de se confronter aux savoirs de ces « vieillards » qu’il dénigre. De cette confrontation naît le vrai savoir, celui qui se forge dans l’adversité et non dans la répétition des dogmes, aussi séduisants soient-ils.

Voici la suite du propos de Brecht :« … Pour que toutes ces choses données apparaissent comme douteuses, il faudrait pouvoir porter sur elles ce regard étranger avec lequel Galilée observa un lustre qui oscillait. Lui, ces oscillations l’étonnèrent, comme s’il ne pouvait se les expliquer, et c’est ainsi qu’il découvrit que le mouvement pendulaire obéissait à des lois. C’est ce regard, aussi difficile que productif, que le théâtre doit susciter par ses reproductions de la vie en commun des hommes. Il doit contraindre son public à l’étonnement, et y parvient à l’aide d’un mode de jeu qui distancie le familier. »

Socrate disait juste. Nonobstant, nos « sauvageons » aussi pénibles soient-ils, méritent toute notre attention, notre entière « autorité », celle qui établit le cadre sans pour autant enfermer – paradoxe apparent –  afin que nous leur transmettions les valeurs qui leur permettront de bâtir leur propre autorité, celle qui les gardera contre eux-mêmes, contre leurs pulsions, contre la facilité et la paresse intellectuelle, qui consiste à donner des réponses à des questions absentes ou mal posées.

Quatrième semaine

Les Nocturnes deChopin, interprétées par Daniel Baremboïm nourrissent mon oreille de douceur, de mélancolie et de beauté ; d’apaisement au moment où la nuit tombe sur les arbres engourdis dans la froide humidité de janvier. La musique de Chopin apporte la chaleur et le réconfort, favorise la chute des tensions accumulées dans la journée, écarte les problèmes et les questions, le temps que l’esprit se retrouve…

A ce sujet, les travaux remarquables du neurologue et écrivain Olivier Sacks méritent d’être cités comme outils de réflexion sur les capacités de notre cerveau à recevoir la musique, à la mémoriser,  et à l’utiliser pour réparer des lésions apparemment irréversibles. Deux exemples seulement.

Olivier Sacks est victime d’un grave accident musculaire. Après l’opération – réussie – il ne ressent plus sa cuisse endommagée ; il ne parvient plus à marcher. Pendant sa rééducation, le Concerto pour violon en mi mineur de Mendelsohn, lui monte littéralement en tête et lui permet dans l’instant de marcher « sans effort, joyeusement, avec la musique ». Dès que la musique cesse dans sa tête, qu’il ne se la chante plus, il s’effondre. Au bout d’un mois de rééducation avec le concerto fortissimo de Mendelsohn, il retrouve l’usage de sa jambe. Le concerto lui a redonné sa « musique motrice, la mélodie kinésique de ses mouvements ». Second exemple : Lukas Foss, chef d’orchestre et compositeur, devenu parkinsonien, redevenait un grand pianiste lorsqu’il jouait… Les Nocturnes de Chopin ; toutes ses facultés remontaient jusqu’au bout de ses doigts.

La musique, on le savait déjà par le biais de la musico thérapie et de l’art thérapie agit profondément sur le système général des humains mais à ce point…  Comment procède-t-elle ? Olivier Sacks n’a pour l’instant pas d’explications scientifiques suffisamment étayées. Il appelle néanmoins le poète romantique Novalis à son aide : « Toute maladie est un problème musical ; toute solution est un problème musical. »

Si j’avance ces propos musicophiles, c’est pour mettre en évidence l’importance des apprentissages « artistiques » à l’école. Quels qu’ils soient. La musique et le chant, bien sûr, mais aussi le dessin, la peinture, la sculpture, la danse, le théâtre, le cinéma, la poésie… Dès le plus jeune âge, et tout au long de la scolarité. Comme un socle commun puissant et fédérateur pour la jeune fille ou le jeune garçon en devenir ; comme un terreau infiniment riche et varié, un substrat arc en ciel générateur de lumière et de créativité. Je rêve… je divague… je nage en pleine utopie. Ces apprentissages existent, certes, mais ils ne sont pas assez développés et ouverts au plus grand nombre. Il faut trouver l’organisation et les moyens de les mettre en place de manière étendue et pérenne. Ce serait autre chose que d’ouvrir gratuitement les musées aux jeunes jusqu’à 25 ans ! Ah ! oui, cela demande un budget et une politique de formation ambitieuse. Mais que souhaitons-nous ? Un formatage des cerveaux ou bien une ouverture culturelle qui permette à tous de découvrir ses talents latents ; ses talents cachés ; une raison de vivre mieux.

Il ne semble pas que l’aspect culturel et artistique soit réellement à l’ordre du jour dans les sphères de décision. On y travaille plus sur les fichiers élèves et les tests – contestés – de CM 2, les dotations horaires en baisse et les suppressions de postes. Cette musique-là est monocorde, fade, atonale. Elle ne s’adresse pas au cerveau créateur mais au cerveau comptable. Cette musique-là ne suscite pas l’adhésion, elle fait naître la révolte et le refus. La musique s’emballe, son rythme s’accélère jusqu’au paroxysme et c’est la Symphonie n° 1 de Mahler, Titan.

Musicophilia est le dernier livre d’Olivier Sacks. Le Monde 2, n°258 et Télérama 2773 y consacrent chacun un article passionnant.

Comment faut-il regarder les chevaux ?

En corrigeant les épreuves du Brevet blanc de français, j’ai trouvé un joli néologisme : «*compatie » ; probablement la synthèse de sympathie et de compassion. Ce mot d’élève, comme tant d’autres, montre – me semble-t-il – un processus de mise en place et d’accès au sens progressifs. Au risque  de me répéter, je me souviens de cet élève qui avait fabriqué un magnifique mot-valise en créant le mot « *anglosaxophone », pour évoquer les pays anglo-saxons… Ainsi la langue des élèves nous apprend beaucoup sur la structuration des apprentissages et sur leur difficulté de fixation. Apprendre demande du temps, de la patience, de la motivation et un réel appétit pour la nouveauté que l’on n’arrive pas à saisir et qui s’enfuit comme une truite de torrent entre des mains d’enfant. Les notions qui nous semblent les plus simples peuvent recéler les pires difficultés pour un élève.

Brigitte Prot (Profession motivatrice, Noêsis, 1997) raconte la découverte qu’elle avait faite lors d’un entretien pédagogique avec un élève qui n’arrivait pas à intégrer l’accord du participe passé utilisé avec l’auxiliaire avoir, lorsque que le fameux COD est placé avant le dit auxiliaire. Visiblement, il y avait quelque chose qui ne passait pas dans l’application de cette règle que tout le monde a rencontrée, parfois avec quelque appréhension. Phrases et schémas à l’appui, Brigitte Prot montrait à ce jeune garçon la place variable du COD : avant, sous forme de pronom, et après, sous de nombreuses classes grammaticales. Oui, c’était dans ces deux prépositions que se trouvait l’explication. Le jeune élève donna la sienne. Ce que lui montrait Brigitte Prot, ce n’était pas avant ou devant, c’était « derrière » et inversement pour après ou derrière qui devenait « devant » ou « avant ». Quoi ? Que se passe-t-il ? L’énigme fut vite résolue quand il révéla qu’il utilisait le cheval comme imagerie mentale – avec les pattes  pour repérer l’avant de l’arrière. Il voyait un cheval dessiné – de profil –  dans le sens de lecture de la phrase (de gauche à droite, la tête étant à main droite, donc), ce qui fait que ses pattes arrière ne se trouvaient pas avant l’auxiliaire avoir mais derrière ! Si le cheval avait couru de droite à gauche, il n’y aurait eu aucun problème de compréhension et d’application, les pattes avant se seraient bien retrouvées devant / avant l’auxiliaire. Ce problème de « sens » dans son acception géométrique revêtait un caractère exemplaire.   Quand Brigitte Prot nous raconta cette histoire – c’était lors d’un stage sur la motivation – on comprit parfaitement qu’elle avait connu à ce moment précis une véritable joie d’avoir su saisir et démêler le système de raisonnement et de repérage de cet enfant. Son grand mérite avait été de tabler sur les capacités d’intelligence de ce jeune grammairien en herbe ; il y aurait une explication au bout de leur dialogue basé sur l’écoute et la précision des mots employés. L’opiniâtreté et la ténacité avaient aussi payé.

Je ne suis pas naïf au point de croire que tous les problèmes de pédagogie se résolvent ainsi. Il en est qui nous laissent sans voix et pantois, désarmés. C’est peut-être bien aussi, car cela nous oblige à rester prêt à… Prêt à revoir des certitudes, prêt à s’interroger sur un autre dispositif pour motiver la classe ; par exemple,  à l’étude d’une pièce de théâtre – souvent jugée rébarbative par beaucoup – ou bien d’un auteur réputé difficile ou ennuyant, ou encore d’un poème dont le sens reste fermé à la première lecture…

« Oui, monsieur, je vous le dis, avant c’était mieux… » On connaît la chanson. Et si ce charmant laudateur de l’âge d’or était dans les mêmes dispositions que notre gentil élève avec les pattes arrière de son cheval, ce serait une bonne nouvelle car il voudrait nous signifier que ce sera mieux après...

Technologie et philosophie

Demain, c’est le jeudi de la colère. Le jeudi « noir » annoncent les journaux. Je suis partie prenante dans cette résistance. J’en reparlerai.

Pour l’heure, je continue à corriger les épreuves de français du brevet blanc. J’en suis à la rédaction. Le sujet demandait aux élèves s’ils étaient contents ou mécontents de vivre en 2009. Le texte de support formulait cette phrase de référence : « On ne choisit pas l’époque à laquelle on vit ». La plupart des textes des élèves sont en  forme de plaidoyer pour l’époque actuelle. L’argument principal mis en exergue repose sur les vertus revendiquées de la technologie, numérique en premier. Somme toute, cette réaction apparaît comme bien « normale ». Comment ne pas être sous le charme de ces objets qui permettent de croire que la vie est plus facile. Vieux débat qui opposait autrefois le bonheur et le bien-être ; et qui aujourd’hui a évolué car le bonheur est devenu une marchandise calibrée, qu’on acquiert et qu’on amasse en fonction de ses moyens. Un élève écrit qu’il est « libre » car il peut s’habiller comme il le veut, à la mode qui lui plaît – ce qui n’était pas le cas de ses parents naguère – ( les pauvres…) ; curieuse conception de la liberté qui consiste à se persuader qu’en se vêtant à sa guise – avec l’argent de ses parents – on accède à une valeur pour laquelle des millions d’êtres se sont battus et ont parfois laissé leur vie. D’autres ne conçoivent pas l’idée de vivre sans téléphone portable ou sans ordinateur, car « internet leur permet de faire des recherches pour leur travail scolaire »… Il ne s’agit pas de blâmer ces jeunes adolescents, mais plutôt de s’interroger sur la vitesse à laquelle ils se sont engouffrés dans ce miroir aux alouettes. Personne ne songe à nier la nécessité des progrès technologiques, mais si c’est pour devenir inféodé à ce qu’elle a de plus consumériste, il vaut mieux s’en protéger. Le temps passé devant ces écrans attirants est considérable ; trois à quatre heures par jour pour certains ; une addiction narcissique qui ne produit rien.

Si j’avais leur âge, que ferais-je ? Que penserais-je ? Serais-je saturé par cet envahissement de mon imaginaire ou bien ne m’en rendrais-je pas compte ? Malgré tout quelques copies adoptent un ton plus critique, plus accusateur, plus lucide face aux maux de la société. Il est alors question de la pauvreté, de la précarité, des guerres, de l’environnement pollué ; le côté sombre du progrès en quelque sorte, qui génère sa dose de toxicité. Curieusement, ceux qui évoquent l’Ecole, et pensent qu’elle a joué et joue un rôle important, semblent ignorer que sur la planète tous ne vont pas à l’école. Sans doute parce qu’ils restent centrés sur leur nombril hexagonal ou plus simplement parce qu’ils l’ignorent. Très rares sont ceux qui récusent en bloc la société et déplorent la montée exponentielle du matérialisme. L’un d’eux regrette même que ses parents lui aient acheté un téléphone portable…

Plus inquiétant sont celles et ceux – les copies étaient anonymées, mais la narration à la première personne dévoilait le genre –qui, se plaçant quelque peu en marge du sujet, parlent de leur mal être, de leur souffrance, des difficultés matérielles ou morales dans leur famille ; parlent d’un certain désespoir. Ces « confessions » sont poignantes et parfois on se sent de trop dans cette ouverture de l’intimité. J’avoue avoir lu ces mots sans fards en me posant beaucoup de questions. Evidemment il y a cette période de l’adolescence qui amplifie les perceptions, mais… Dans ces cas-là, la technologie n’était d’aucun secours. La parole, les paroles étaient momentanément perdues, il fallait les retrouver.

Ce sujet qui me paraissait banal au départ a agi comme un révélateur, comme une plaque extrêmement sensible. Il a dessiné un portrait très contrasté de « l’époque » à laquelle vivent ces jeunes adolescents. Leur enthousiasme compréhensible pour la modernité cache mal leur questionnement philosophique sur le sens de la vie. Paradoxalement, cette attitude encore à l’état de formulation, est plutôt rassurante. Elle montre que la génération qui vient se posera des questions avant de donner des réponses. C’est tout le mal que l’on peut lui souhaiter.


DECEMBRE

Première semaine

Shakespeare

Après un samedi et un dimanche gris et pluvieux, la reprise du lundi s’est pour ainsi dire apparentée à une embellie. Vendredi dernier, tous les professeurs, les surveillants, s’étaient réunis pour faire le point sur ce début d’année et tenter d’améliorer un tas de petites choses qui ne fonctionnent pas bien, à commencer par la circulation de l’information. Des propositions ont été faites à l’administration, il semble que le message ait été entendu. Sensation  d’embellie donc, parce que le climat général d’une « équipe éducative » est d’abord fait de lien social, de conversations de tous les jours, d’échanges et… d’informations. Ce n’est qu’un début, soyons attentifs à la suite des événements, sans être attentistes. Chacun doit relever les manches et affronter la réalité. Une réalité qui est parfois difficile à prendre en compte. Propos récurrents, certes, mais bien vérifiables sur le terrain. Le terrain, véritable lieu de la vérité, celle qui s’installe chaque matin quand nous rentrons dans nos classes respectives.

Heureusement, il y a le métier que l’on aime – du moins j’espère que c’est le cas pour la plupart d’entre nous, et qui nous permet de donner, de transmettre, de partager. Ainsi, demain, avec les troisièmes, nous allons lire et réfléchir sur la thématique : « Etre ou ne pas être… » grâce à des extraits de textes de Chateaubriand : René ; de Goethe : Les souffrances du jeune Werther ; de Valérie Valère : Le Pavillon des enfants fous ; d’Alfred de Musset : Les Caprices de Marianne. A travers ces textes puissants et émouvants, émergent des portraits d’adolescents ou de jeunes gens en souffrance aiguë, noyés dans leur mélancolie, leur mal-être ; ils n’envisagent pas d’autre solution que la mort. Je n’hésite pas à affirmer qu’il est essentiel que la jeune génération s’approprie ces textes de haute tenue, aptes à bouleverser mais également à initier une pensée sur le sens de la vie… et de la mort. L’âge adolescent est idéal pour aborder de telles œuvres. Il y a bien entendu un processus d’empathie, voire d’identification qui peut se produire. Le professeur n’est pas là pour faire de la psychologie, mais pour explorer le sentiment humain tel qu’il est exposé dans l’objet texte, ici dans ce qu’il a de plus intime. L’aspect littéraire est important, il ne faut surtout pas le négliger au profit d’une étude flottante qui n’a pas de réelle visée sinon celle de rester sur l’émotion et seulement sur l’émotion. C’est précisément par l’étude des procédés de style, des champs lexicaux, de la typologie des textes, des thématiques à l’œuvre – ici le désenchantement et la figure de l’adolescent romantique – que le jeune lecteur va pouvoir prendre un peu de distance vis à vis du texte brut qui peut laisser une impression lourde à porter. Cette distance permettra de mieux comprendre ce qui est en jeu dans le texte, et alors de se défaire d’une posture de lecture quelque peu narcissique. Le texte-miroir, c’est bien, mais ce n’est pas suffisant. C’est pour cette raison que le théâtre recèle une haute valeur culturelle : il donne à voir et à entendre dans le cadre d’une « représentation ». « Entendre » le texte de Valérie Valère est possible si après une première lecture – qui souvent frappe en plein cœur – on s’attache à mettre en relation les champs lexicaux de l’enfermement, du refus, de la solitude, de la déchéance et de la mort… sans oublier le terrible pronom personnel : «ils », qui devient brutalement terriblement impersonnel. « Quel crime ai-je donc commis ? Refuser le monde : crime puni de prison à perpétuité. Ils me manipulent comme un vulgaire ramassis d’os, dénué de toute pensée, de tout sentiment. » Quand de plus, la littérature relate – comme ici –  des faits réels, elle prend chez les adolescents une force peu commune. On sait que les histoires vécues sont leur genre préféré. Et je sais que demain matin, la puissance des textes que nous lirons provoquera cette réaction, propre à initier une véritable étude littéraire.

Et plus loin, à la fin de l’extrait, Valérie Valère pousse ce cri absolu de liberté : « Une prise de conscience, ça ne cesse jamais. La mienne ne cessera pas, je ne veux pas devenir comme vous, passifs, idiots, butés. Prendre conscience et ne pas se retrouver enfermé dans une rébellion sans issue, comme le fut Valérie Valère, c’est une conclusion que nous arriverons peut-être à dégager.

Penser à ces moments de travail m’enlève toutes les épées de Damoclès qui menacent les épaules de notre profession. Plus que jamais les textes – du passé récent ou ancien –  nous sont indispensables pour penser l’avenir et construire un monde délivré de toutes les prisons – matérielles ou morales – qui l’empêchent d’être un lieu d’humanité.

Shakespeare again

La salle des professeurs est un lieu central dans le collège. On y apprend beaucoup de petites choses qui, assemblées, forment une grosse chose bourrée d’informations. Dès qu’on y entre, on en saisit tout de suite la température à venir de la journée, l’atmosphère qui va envelopper le travail à accomplir. Les têtes, d’abord. Tôt le matin, à huit heures, il y a deux sortes de têtes : celles de ceux qui ont bien dormi, celles de ceux qui ont passé une nuit maussade, qui sera parfois source de petits maux désagréables pour une partie du temps à passer au collège. Il y a deux genres d’attitude : celle de ceux qui sont quasi muets, encore engourdis dans les rets du sommeil, celle de ceux qui ont besoin de parler, de bavarder, de rire ou de s’exclamer, comme s’ils étaient montés sur ressorts. Chacun cultive son rituel de mise en jambes. Les plus motivés font marcher la machine à café pour s’imbiber de nervosité et de vivacité, les autres jettent un coup d’œil distrait sur les panneaux d’affichage saturés d’informations illisibles. Il ne faut pas oublier ceux qui arrivent au dernier moment, courant et soufflant tels des travailleurs de force harassés par le poids qu’il soulèvent…

Me revient en mémoire un souvenir tragique. Un souvenir vieux de plus de trente ans. Une histoire vraie que l’on m’a racontée – et que j’ai vérifiée – dans la salle des professeurs du collège où j’exerçais. Cela s’est passé dans une région du centre de la France, non loin de la vallée de la Creuse. Une jeune enseignante, par un matin d’hiver verglacé, se rendait à son collège avec sa voiture. Dans un virage, elle a dérapé sur une plaque de glace ; elle a perdu le contrôle de son véhicule ; elle est morte. Cette jeune collègue était appréciée et aimée de tous, aussi bien de ses collègues que de ses élèves et de leurs parents. Elle était particulièrement consciencieuse, professionnelle et soucieuse de remplir sa mission de la manière la meilleure qui soit. Aussi, en ce matin d’hiver, malgré le verglas, elle ne tenait pas à arriver en retard  avec pour excuse le mauvais temps. C’est ce que le principal du collège – très affecté par sa disparition – expliquait au plus haut responsable de l’académie lors de ses obsèques, insistant sur ses qualités et son dévouement – parce que c’était la réalité. A cela le haut fonctionnaire lui répondit : « Mais on ne lui en demandait pas tant. » Venant d’un  haut  responsable, on ne taxera pas cette réplique de maladresse mais plutôt de mépris condescendant pour le métier d’enseignant. De mépris par ricochet pour toutes celles et ceux qui pensent exercer plus qu’un métier où l’on gagne sa vie. Quand je repense à cette vie balayée précocement et à l’épitaphe prononcée par ce triste personnage, je suis malheureux et amer. Quand on veut discréditer une profession, on la traite avec cette suffisance et cette morgue.

Aujourd’hui, à d’autres niveaux, plus élevés dans la pyramide, on retrouve cet état d’esprit dont la seule visée est de mettre une certaine idée de l’éducation sous le boisseau. Comme il serait agréable pour ces têtes pensantes de bien ranger tous ceux qui osent encore se plaindre et revendiquer une Ecole qui œuvre à la construction d’une culture générale et polymorphe, propre à créer les conditions de la liberté de penser par soi-même. Par exemple, on s’arrange pour que la filière « économie » (SES) devienne peau de chagrin dans les lycées – car c’est bien connu, l’économie ne revêt pas une grande importance dans notre société.

Je reviens à la salle des professeurs de mon collège. Elle est moderne, quelque peu exiguë, mais il y règne une atmosphère qui permet de se réconforter, à condition d’utiliser sa parole de la façon la plus simple et sincère qui soit. Dans ce brouhaha adouci grâce à l’acoustique, chacun tisse ses liens comme il l’entend, participant à la confection de l’étoffe commune. Etoffe, mot poétique s’il en est, magnifié par Shakespeare dans  Richard III : Nous sommes de l’étoffe / Dont les songes sont faits / Et notre petite vie / Est cernée de sommeil »

Et si on prenait le temps…

La pluie incessante transforme le paysage en vision de fin d’un monde. Tout se délite, les couleurs s’affadissent, la lumière du soleil éclaire à peine le ciel fuligineux. L’atmosphère est emplie de mélancolie, de filaments de tristesse. Collège morne plaine. Les élèves semblent attendre les fêtes de Noël, maintenant que les conseils de classe sont passés. Les trois petites semaines restantes sont pour certains déjà passées par pertes et profits. Il va bien y avoir les rituelles réunions parents-professeurs, mais cela ne modifiera guère le comportement de ceux dont l’attention et la motivation sont déjà volatiles. Je travaille comme à l’accoutumée dans mes classes, même un peu plus, maintenant que le grand rythme annuel est enclenché ; malgré tout je perçois clairement un relâchement, somme toute bien compréhensible, le découpage en trimestres favorisant ces périodes de flou avant la reprise. En réalité, pour les élèves, le deuxième trimestre ne commence dans leur tête que début janvier, alors qu’administrativement, dès le conseil de classe terminé, il a déjà pris forme. Ce décalage entre  calendrier civil et calendrier scolaire n’est pas une réussite. Et je ne parle pas du troisième trimestre !

Il y a quelques années, à l’initiative très argumentée d’un collègue, le conseil d’administration avait voté le découpage en semestres – pour les classes de sixième dans un premier temps. Sans entrer dans les détails, le but était de travailler de manière plus cohérente, notamment dans les actions d’aide aux plus démunis (en n’attendant pas le conseil de classe de fin novembre, début décembre pour prendre des décisions ; dès la fin septembre, un conseil des professeurs permettait d’alerter et de prévenir des difficultés de tel ou tel élève). Bref, c’était une tentative – tentée dans d’autres collèges – qui avait le mérite de poser les bonnes questions en proposant des pistes de travail différentes – notamment dans l’information aux parents – pour mieux agir. Les grilles de compétences faisaient partie intégrante du dispositif. C’était du sérieux. Et pourtant, ça n’a pas marché… Assez rapidement, cette nouvelle façon de travailler a déstabilisé une partie des collègues, et des parents  – changer d’habitudes et de repères n’est pas facile – et au bout de deux ans, le projet a été abandonné. Il n’y a pas d’amertume dans mes propos, seulement le constat de la difficulté à changer la donne. Se remettre en question nécessite un travail personnel intérieur, et s’il n’est pas fait, on ne peut pas faire semblant très longtemps. Pourtant ce système avait le mérite d’offrir une visibilité impeccable. Le découpage en deux fois cinq mois permettait d’accomplir un travail de suivi et d’aide, d’accompagnement efficace. Ce qui s’est passé durant ces deux années l’a montré. Et pourtant…

Reste donc le découpage en trimestres. Ainsi novembre et décembre sont les deux mois les plus difficiles de l’année : les conseils de classe, les réunions en tous genres, sans parler des réunions parents-professeurs font que chacun termine sur les rotules à l’orée du vingt-cinq décembre. Je considère – même avec les congés de la Toussaint – que ce premier trimestre – tel que je le vis – se compose en réalité de quatre mois !

Lorsque j’étais à l’école primaire, nous rentrions vers la fin de septembre ; certains de mes camarades déjà grands terminaient les vendanges jusque dans les premiers jours d’octobre pour aider leurs parents, et tout le monde trouvait cette organisation du temps respectueuse du temps réel, celui de la société d’alors. Bien sûr, il y avait moins de vacances intermédiaires, la distribution des prix était le quatorze juillet et le samedi nous allions à l’école. L’année où  je suis entré en sixième, nous avions parfois des cours ou « étude » le samedi après-midi. Je ne me souviens pas avoir été fatigué comme le sont aujourd’hui nos jeunes adolescents. On dira ce que l’on voudra – on pourra penser que mes propos sont rétrogrades – mais le problème restera entier. Je l’ai déjà évoqué plus haut, le temps de l’école est de moins en moins en phase avec le temps de l’enfant ou de l’adolescent. Certes la société a changé – on ne va pas rallumer les lampes à pétrole – et il faut en tenir compte. S’adapter, ce n’est pas suivre, c’est imaginer comment vivre autrement tout en  transmettant les mêmes valeurs. C’est beaucoup plus compliqué que décréter  la semaine de quatre jours pour les enfants du primaire. Je le répète : les bases d’une réflexion constructive et progressive doivent s’appuyer sur un travail approfondi partant de l’unité première : la journée d’un élève –  la chronobiologie étant là pour apporter ses savoirs scientifiques.

 

Deuxième semaine

La culture de la confiance

Nous entrons dans la période des réunions parents- professeurs. Des soirées qui s’étirent parfois bien tard, durant lesquelles il faut faire montre d’une grande attention et d’une écoute particulièrement aiguisée – et ce malgré la fatigue qui prend le dessus au fur et à mesure de l’avancement des entretiens. On peut dire que c’est un rituel incontournable, un marathon de la parole dans lequel il faut savoir trouver le bon rythme (laisser parler les parents puis leur répondre de la manière la plus efficace) et ne pas s’enliser dans un entretien qui dépasse le seuil des 5 / 7 minutes. En une heure, rencontrer une dizaine de parents est une bonne moyenne. Il n’est pas rare d’avoir plus de trente à quarante rencontres de prévues. Faites le calcul ! Lorsque le dernier parent est parti, l’horloge oscille entre 20h et 20h30 – j’ai déjà vu des collègues partir à 21heures, après quatre heures de rendez-vous ! On rentre chez soi, fourbu, vidé, peu enclin à prolonger la soirée ; on avale un dîner frugal – une soupe légère – et au lit !

Depuis quelques années, nous demandons aux parents de fixer leur créneau horaire, ainsi nous adaptons leur demande à notre planning. Cette méthode – lorsque chacun respecte à peu près les horaires –  évite les longues files dans les couloirs et fluidifie l’ensemble du système. Maintenant que reste-t-il de ces soirées à rallonge ? C’est vraiment difficile à dire. La conversation ne peut pas être approfondie, il faut aller à l’essentiel afin que chacun puisse repartir avec des réponses ou plus humblement des pistes de travail propres à susciter motivation et progrès. Il faut noter que les parents des élèves en grande difficulté sont rarement présents (il s’agit d’invitations et non de convocations) ; ils auront été convoqués en amont ou le seront en aval ; là, la rencontre sera au minimum de trente minutes, on pourra explorer le fond des problèmes. En fait, je pense que ces réunions « profitent » le plus aux élèves qui oscillent quelque peu entre deux rives incertaines, ceux que l’on qualifie dans les bulletins de « moyens », et qui ont besoin d’un petit coup de pouce pour sortir de cette zone à risque. Lorsque l’enfant est présent avec ses parents, j’ai constaté l’efficience de cette relation triangulaire. On peut assez rapidement cerner la problématique et mettre sur la table quelques conseils méthodologiques de base pour pallier des problèmes encore solvables.

Le vrai dialogue pédagogique doit avoir lieu bien plus tôt, dès l’entrée au collège. D’où la bonne idée du découpage en semestres qui permettait dès octobre de cerner les éventuels blocages ou défauts de compétences. Après lorsque des habitudes sont prises, les choses se compliquent singulièrement. Les médecins savent parfaitement que la prévention – et l’éducation – sont les meilleures garantes d’une bonne santé. Ce temps du dialogue, qui n’a pas été pris génère des situations dans lesquelles l’élève va souffrir car ses lacunes – je ne parle pas des pathologies telles que la dyslexie qui font l’objet d’un dépistage en principe précoce –  n’ont pas été « traitées » avec suffisamment de sérieux . Alors, il arrive en troisième avec des secteurs d’ombre importants, mais le mal est fait. Comment peut-il alors être motivé : il traîne un poids qui s’est alourdi d’année en année : celui d’une image de lui dépréciée. Au risque de me répéter, la confiance est un mot clé dans la réussite au collège… et après.

Aussi, dans ces rencontres avec les parents, c’est la pensée principale qui m’anime : essayer de donner, de restaurer, de susciter la confiance ; sans forcer le discours car cela serait catastrophique, mais en mettant en valeur les compétences acquises, les points d’ancrage de l’adolescent – il y en a toujours – afin que chacun poursuive l’aventure dans les conditions les meilleures. Ça ne marche pas à tous les coups – on le saurait – car il n’existe pas de recettes dans notre métier ; chaque enfant, chaque adolescent est unique, singulier. Les parents viennent nous voir, non pas pour qu’on leur assène des vérités mais pour entendre une parole qui encourage – ce qui n’empêche pas de dire fermement ce qui doit être communiqué. En cinq minutes, on ne va pas régler des problèmes accumulés parfois depuis des années, mais on va pouvoir susciter le désir de ne pas baisser les bras, du moins essayer avec conviction. Il n’est pas aisé de venir entendre certaines informations de la part des enseignants. J’en ai fait l’expérience une fois pour un de mes enfants. Depuis, je mesure mieux le poids des mots qui sont délivrés. Le dialogue avec les parents, à ma connaissance, ne fait pas l’objet de recherches, de réflexion de nature importante. Sans doute serait-ce une bonne idée que d’y penser. Les parents – c’est une lapalissade – sont un maillon essentiel dans l’éducation des enfants. Notre intérêt – au sens noble du terme – est d’engager avec eux un travail de qualité. Nous avons tout à y gagner.

La langue et le bois

Travailler avec un groupe – une moitié de classe – une fois tous les quinze jours n’est pas la meilleure des organisations. J’assure une heure d’accompagnement au travail personnel (A.T.P.) dans cette classe de sixième que je ne rencontre qu’à cette occasion. L’autre moitié de la classe se retrouve au C.D.I. et travaille avec la documentaliste et un assistant pédagogique. Sur le papier, cela peut paraître cohérent. Dans la réalité, ça l’est moins. Relier les fils du travail de réflexion effectué deux semaines auparavant n’est pas aisé, il faut de l’imagination pour donner à cette activité une construction cohérente. Ma principale activité porte sur les stratégies – terme un peu guerrier, somme toute – d’apprentissage. J’aborde avec ces jeunes élèves le problème de la manière la plus pragmatique et concrète qui soit. En partant de ce qu’ils ont fait dans telle ou telle discipline, sur ce qu’ils ont compris du cours, sur les zones d’incertitudes ou de doutes ; je mets l’accent sur le passage complexe qui consiste à s’approprier une leçon, une notion. Je précise à chaque fois que je ne vais pas refaire le cours de français, d’anglais ou encore d’histoire. Si nous trouvons ensemble une méthode, des méthodes (des outils), ils pourront servir dans toutes les disciplines – encore un terme militaire. Dans cet esprit nous avons exploré un poème d’Eugène Guillevic : J’ai vu le menuisier, dont voici l’intégralité :

J’ai vu le menuisier

Tirer parti du bois.

J’ai vu le menuisier

Comparer plusieurs planches.

J’ai vu le menuisier

Caresser la plus belle.

J’ai vu le menuisier

Approcher le rabot.

J’ai vu le menuisier

Donner la juste forme.

Tu chantais, menuisier,

En assemblant l’armoire.

Je garde ton image

Avec l’odeur du bois.

Moi, j’assemble des mots

Et c’est un peu pareil.

Je dois dire que je n’avais jamais rencontré un groupe d’élèves aussi fermé, voire obtus à toute forme de réflexion sur la question de l’apprentissage. La plupart  d’entre eux partait du principe que rien ne leur posait de problème. « Il suffit de… Je fais comme ça… Je lis trois fois et je sais le texte… Je connais quelqu’un qui jette un regard sur la poésie et la connaît dans l’instant… » J’ai tout entendu. Entre la pensée magique de l’immédiateté de l’imprégnation du poème et la certitude de l’efficacité de la répétition poussée jusqu’au psittacisme, il n’y avait aucune place pour le simple questionnement. Il n’y avait que des réponses à des questions qu’il ne s’étaient pas posées. Je ne chercherai pas ici à savoir les raisons de cette attitude de refus. Je précise que tous n’étaient pas dans cette disposition, mais cela concernait quand même une majorité.

Alors, nous avons commencé à envisager directement la restitution – la fameuse récitation – puisqu’il n’y avait pas d’obstacle. C’est là que tout a changé.  Il fallait faire et non plus énoncer des ritournelles de « méthode » mille fois entendues. Personne n’a pu « faire ». J’ai pu à ce moment précis obtenir l’attention et l’intérêt de chacun. Chaque vers, pratiquement a fait l’objet d’une élucidation de sens. Ce furent d’abord tous les infinitifs et leur complément respectif qui nécessitaient des recherches pour en trouver la signification. « Tirer parti du bois » n’est pas immédiatement signifiant ; il est nécessaire de passer par tout un processus de mise en commun des savoirs, de l’expérience, avec le dictionnaire comme juge de paix. « Approcher le rabot » était une expression obscure pour la majorité. Je pourrais continuer… petit à petit les plus rétifs ont commencé à entrevoir qu’il leur serait difficile de mémoriser durablement un texte dont ils ignoraient la valeur de plusieurs des mots – même s’il est vrai que certains « profils d’apprentissage » ont besoin de savoir par cœur avant d’ouvrir les portes du sens. En la matière, il faut bien garder à l’esprit que la complexité est de mise. Quand la cloche a sonné, nous ne « chantions » pas encore car nous n’avions pas engagé l’assemblage de notre armoire poétique. Les morceaux étaient encore épars, le chantier en vrac. Mais les bases avaient été jetées. Séance essoufflante à vouloir impulser l’esprit de construction d’un outil d’apprentissage personnel fondé d’abord sur l’expérience et non sur la théorie du « bon sens » véhiculée par beaucoup.

Il y une vingtaine d’années, j’avais réalisé, avec une classe de sixième, un travail similaire, mais sur la longueur ( un trimestre). Chacun avait dressé la liste de toutes les opérations qu’il effectuait pour apprendre un poème donné. Chacun avait en quelque sorte répondu à la question « Comment ? ». Deux autres questions étaient présentes : celle du lieu ou des lieux, celle du temps passé à apprendre. Les résultats avaient été d’une richesse inestimable. Chaque réponse était prise en compte, discutée, validée ou mise de côté, mais jamais éliminée. Au fur et à mesure de ce long dépouillement, je voyais des mines réjouies, des mines surprises, des mines attentives. Des remarques fusaient, souvent pertinentes. Régulièrement, l’une de ces mines se réjouissait de découvrir qu’elle n’était pas la seule à pratiquer l’apprentissage de ce poème d’une façon peu orthodoxe ; une autre s’extasiait en découvrant une façon de procéder qu’elle ignorait totalement et qui l’intéressait vivement. Il y eut surtout cette réponse – reçue comme totalement loufoque et foutraque  par beaucoup –  : « Monsieur, quand je dois apprendre mon poème, je le recopie sur une feuille, je sors et je cours autour de la maison en lisant mon poème à haute voix jusqu’à ce que je le sache… » Fou rire immédiat et garanti. Un moment inoubliable. Chacun s’imaginait le jeune garçon ahanant et transpirant, déclamer les mots de son texte – mots qu’il ne cessait  de secouer dans sa main fébrile, mots qui valsaient dans l’air de cette fin d’après-midi peu banale. Ce que ce jeune élève avait énoncé, c’était l’aspect très personnel, intime de tout apprentissage, qui se forge dans la pratique – l’expérience – et non dans une approche venue d’en haut. C’est parce qu’il y aura eu ce vécu, cette plongée dans la complexité du fonctionnement de la mémoire que « l’élève » pourra construire et progresser – mais aussi le maître qui verra s’élargir son champ d’observation. Ce jeune apprenti avait sans doute besoin de se défouler, d’évacuer la tension créée par l’enjeu qu’il s’était lui-même imposée, consciemment ou inconsciemment. Il devait passer par son corps, ses muscles, accomplir ce travail « moteur », quasi kinesthésique pour entrer dans l’univers du poème. Comme le menuisier, il « tirait parti, comparait, caressait, approchait le rabot, donnait la juste forme » pour « assembler les mots », les relier dans le tissu chantant du poème. Plus savamment, André Giordan développe la notion « d’allostérie » dans son remarquable ouvrage : Apprendre ! « On apprend au travers de ce qu’on est » titre de l’un des chapitres, résume bien l’esprit de sa démarche.

Retour à la séance de 2008. Que reste-t-il de cette heure au cours de laquelle, j’ai essayé de mettre chacun dans les conditions réelles de l’apprentissage ? Je n’en sais vraiment rien, mais j’ai néanmoins le sentiment d’avoir instillé un doute formateur chez certains, propre à éviter des réveils difficiles.

Assembler des mots, tout en chantant, voilà un beau programme que l’on pourrait proposer à ceux qui préfèrent compter et ne pas dépenser.

Troisième semaine

Looking for Culture

Nous n’avons encore pas eu le privilège d’avoir la visite des chiens renifleurs (allusion aux descentes de gendarmes dans les lycées et collèges pour faire « de la prévention »), mais cela ne saurait tarder si l’on considère avec lucidité la façon dont les événements s’enchaînent. En revanche, nous sommes en avance sur le budget 2009. En effet, le  directeur m’a fait savoir que désormais les élèves paieraient leur place pour participer aux sorties cinéma dans le cadre de « Collèges au cinéma ». On m’a fait comprendre avec une certaine froideur que c’était une décision votée par le Conseil d’Administration, et donc entérinée pour longtemps. On m’a aussi fait valoir que plusieurs classes pourraient demander leur participation à ce projet – pour l’instant il n’y en a que deux –  et grèveraient ainsi le budget du collège. Quand j’ai avancé le mot « culture » dans mes arguments, j’ai bien senti que j’avais fait le mauvais choix ! L’éducation et la culture sont bien mal en point. Ma colère n’a pas été feinte, il semble même qu’elle ait été entendue par d’autres membres du collège à commencer par mes collègues du CA, qui paraissaient surpris d’avoir voté ce texte. Après enquête personnelle, je constate qu’ils n’ont pas eu l’information objective et complète sur cette proposition. J’ai été choqué par cette façon de faire et par la politique qu’elle implique.

Comme par hasard, j’apprends qu’un festival du film important de la région, dont l’aspect pédagogique envers les écoles, collèges et lycées, est de réputation publique, se voit amputé de ses crédits de 50% par la Direction Régionale de l’Action Culturelle (DRAC)… Vous avez dit bizarre… Comme c’est étrange… Je fulmine, je peste, mais je sais que la machine à uniformiser est bien en place, et ce pour le plus grand plaisir de ceux qui tiennent les commandes. L’Ecole, pour eux, doit être un lieu où l’on répète la parole du maître, non un espace où l’on apprend à réfléchir en s’appuyant sur le monde extérieur et l’expérience des aînés. L’ouverture, oui, mais en restant à l’intérieur. Il ne faudrait pas que ces petits garnements se mettent à réfléchir en voyant des films qui ne font pas partie de leur univers de consommation immédiate… Ma colère est sans doute inutile, voire même dérisoire. Je la revendique pleinement. Qu’on ne vienne pas me dire que j’exagère.

L’événement pris seul n’a pas d’importance, on pourrait même le considérer comme négligeable. D’autant plus que les sommes en question sont d’une modestie monacale : moins de deux cents euros pour l’année... c’est donc bien une décision symbolique qui a été prise « à l’insu du plein gré » de beaucoup, sans doute. D’ailleurs, cela m’a été confirmé quand je me suis entendudire que c’était « par principe ». Mais quel principe ? Celui de règlementer la culture par l’argent ?

Rabelais disait que « L’enfant n’est pas un vase qu’on remplit, mais un feu qu’on allume » ; il semble que dans les temps qui s’annoncent le feu ne va pas crépiter des brindilles de la curiosité et de l’ouverture ; en revanche on va remplir les vases, opération beaucoup plus aisée : on verse, on déverse, c’est plein, on ferme ! Mission accomplie, chef ! Cette opération quantitative fait un peu penser au téléchargement d’un logiciel : on emplit la mémoire de données numériques qui n’ont d’autre fonction que de fonctionner, certainement pas d’élaborer une pensée personnelle. C’est bien utile, certes, mais l’ordinateur n’est qu’une machine, très perfectionnée assurément, mais seulement une machine. Voudrait-on  transformer nos élèves enrobots « intelligents », formatés à souhait, réglables en cas de besoin et à tout moment. Ce clonage par défaut est bien entendu un délire paranoïaque dû à mon imagination fatiguée. Demain matin, après une bonne nuit, je n’y penserai plus.

Il est loin le ciné-club de mon lycée… On allait voir des films que je ne serais jamais allé voir : Le Cuirassé Potemkine, Le train sifflera trois fois, Le troisième homme, Nuit et Brouillard, les premiers films de Milos Forman comme Les pompiers… J’en garde un souvenir fort et ému ; les images de Nuit et Brouillard étaient si puissantes qu’elles sont restées gravées dans ma tête, je me rappelle que j’avais eu du mal à trouver le sommeil… C’était une autre organisation. Le foyer laïque rayonnait sur tout le canton et mettait en place ces soirées gratuites – bien entendu. Ces séances se déroulaient le mercredi soir, comme dans mon école primaire, mais nous avions grandi mes camarades et moi. Nous découvrions le monde à travers le cinéma – de divertissement ou d’auteur – un art dont la langue est universelle – y compris quand c’était l’époque du « muet ». Charlie Chaplin dans Le Kid  me bouleverse toujours autant. La « Crise » – économique et sociale – qu’il nous montre revient aujourd’hui nous inciter à ne pas rester muets.

Eclaircie dans l’après-midi

Cet après-midi, avec les 4e B, nous avons corrigé le travail d’écriture effectué en classe la semaine dernière. Le support en était le conte de Flaubert, La légende de saint Julien l’Hospitalier. Une correction n’est jamais satisfaisante car on souhaite régler une somme de problèmes, et bien entendu, on y arrive rarement. J’avais donc choisi de m’appesantir sur l’orthographe, en particulier l’orthographe grammaticale, avant de passer au contenu lui-même. En effet, beaucoup d’erreurs subsistaient malgré l’utilisation du Robert Collège et de sa partie conjugaison. Chacun s’est donc attelé à cette tâche quelque peu rébarbative, souvent pratiquée avec ennui et lassitude. Ma surprise a été grande de voir chacun s’affairer avec vivacité dans ce travail minutieux ; soit seul, soit par deux, voire par trois. Les erreurs les plus évidentes furent vite solutionnées. Celles qui résistaient concernaient soit la terminaison des participes passés, soit l’accord sujet-verbe. Quelle lettre peut-on mettre à la fin du participe passé de « commettre » conjugué au plus-que-parfait ? « *Il avait commit », avait écrit cette élève. Mon correcteur d’orthographe – celui de l’ordinateur avec lequel j’écris ce texte –  n’y voit aucun inconvénient car pour lui comme pour elle, il semble que la 3e personne du singulier soit le seul paramètre qui commande. Le fonctionnement même du participe passé est méconnu, ici il est assimilé à un verbe que l’on conjugue comme cela a été fait pour l’auxiliaire avoir. L’auxiliaire et son participe passé sont mis sur un plan identique ; la notion de temps composé n’est pas prise en compte. Les lois de conjugaison sont ignorées. Autre erreur : « *Il le suivé » ; ici, l’élève me dit ne pas comprendre pourquoi ce n’est pas le participe passé ; il semble que le pronom complément placé devant le verbe agisse dans sa réflexion comme une sorte d’auxiliaire ; d’ailleurs, elle  a utilisé un participe passé du 3e groupe – « pris » –  pour vérifier que ce n’était pas l’infinitif en « er » ; elle reste dans l’option binaire du « é / er » ; lorsque que je lui souffle la piste du temps simple de l’imparfait, elle met quelques secondes pour intégrer l’information, et raccrocher le verbe à son sujet. Je précise que cette élève est une bonne élève. Ainsi se déroule cette séance très riche qui permet à tous de transpirer sur l’orthographe et la grammaire, de faire des hypothèses, de les mettre à l’épreuve de la phrase et de son sens. Car c’est bien là où je veux en venir, utiliser l’orthographe comme médium d’une bonne communication écrite. Faire découvrir à ces jeunes adolescents que ce n’est pas facile de « bien écrire », mais que c’est possible avec au départ une meilleure conscience des enjeux de l’écriture aujourd’hui. Sans grand discours, sans précipitation, avec détermination cependant. Autre erreur,  le verbe savoir à l’imparfait écrit « *il s’avait » ; orthographe qui une fois encore aucun problème à mon correcteur ! Cette dissociation  qui transforme le verbe avoir en verbe pronominal est assez fréquente dans la langue parlée. Chez les tout-petits, elle est répandue : «* Il s’avait fait mal en tombant », pour « Il s’était fait mal ». Comme si être et avoir étaient interchangeables. L’élève en question est tout étonné de réaliser sa bévue, car oui, il savait que savoir n’était pas avoir mais il continuait à entretenir inconsciemment la confusion. Il semble heureux de comprendre enfin la subtilité. On le voit le rapport graphie / phonie est omniprésent dans les trois cas cités. J’ai déjà abordé cet aspect de la question, il est essentiel pour comprendre et aider les élèves qui s’emmêlent les crayons dans le monde complexe de l’orthographe.

Et puis il y eut ce cas – le terme est vraiment adéquat – d’un élève qui rend toujours des textes bourrés d’erreurs – à chaque mot en réalité – et qui m’a rendu un texte à la syntaxe correcte, bien ponctué, avec une seule erreur d’orthographe. Dans l’instant, je n’y ai pas cru tellement c’était inespéré. L’explication qu’il m’a donnée m’a quelque peu soufflé. « Monsieur, comme j’avais le dictionnaire et que nous étions obligés de rester deux heures en classe, j’ai pris mon temps et j’ai vérifié chaque mot . » Effectivement, son texte ne dépassait pas vingt-cinq lignes mais je l’ai lu d’une traite ; en me pinçant à la fin de ma lecture et en vérifiant que j’avais bien  lu la copie de cet élève-là. « Chez moi, ajouta-t-il, je n’aime pas utiliser mon dictionnaire, ça m’agace. »

Questionner les élèves, les écouter, engager ce dialogue pédagogique est une partie importante du travail de l’enseignant. C’est sur leurs réponses qu’il sera ensuite possible de bâtir une stratégie efficace – ici de l’apprentissage de l’orthographe. Ce jeune garçon m’a épaté par la naïve simplicité de ses propos. Lui qui semblait s’ennuyer dans le cours de français avait trouvé – le jour du devoir –  dans le cadre de la classe, un espace propice pour enfin travailler… J’ai pensé que le métier d’enseignant – si l’on veut bien continuer à cultiver l’esprit de curiosité – recèle des moments de satisfaction, des petits plaisirs, qui effacent les tracas et les problèmes de plus en plus pénibles que l’on a à affronter.

Le Clézio et la faim

« Il n’est pas possible de fonder le respect d’autrui et l’égalité sans donner à chaque enfant le bienfait de l’écriture. » Ainsi s’exprime J.M.G. Le Clézio dans sa conférence lors de la remise de son prix Nobel de littérature, conférence intitulée :  Dans la forêt des paradoxes. La trame de sa réflexion explore la vie de ceux « qui sont de l’autre côté du langage » et  méconnaissent le livre, l’écriture – créations de l’écrivain, ce dernier faisant partie de la classe sociale utilisant le langage comme instrument de témoignage, sans être pour autant un levier pour agir. Paradoxe donc dans l’action de l’écrivain, « …lui qui ne voulait écrire que pour ceux qui ont faim découvre que seuls ceux qui ont assez à manger ont le loisir de s’apercevoir de son existence. » Poursuivant et amplifiant sa réflexion, l’auteur conclut en rappelant que « les deux grandes urgences de l’histoire humaine auxquelles nous sommes loin d’avoir répondu sont : l’éradication de la faim et l’alphabétisation. »

Quelle place ce succinct compte rendu vient-il faire ici, dans ce journal qui relate ce que je fais au collège ? La réponse ne semble pas aller de soi. Apparemment – et c’est tant mieux – il n’y a pas d’enfants qui souffrent de la faim, même si les dernières enquêtes officielles déclarent que deux millions d’enfants vivent en-dessous du seuil de pauvreté. La France est un pays riche – économiquement – mais qui ne sait pas (ou ne veut pas) donner aux plus démunis ce qu’il faut pour vivre dignement. Concernant l’alphabétisation massive – celle-ci a été faite dès les années 1881 / 1882 grâce aux lois Ferry – il n’y a pas de reproches à formuler. Les élèves sont scolarisés au moins jusqu’à seize ans, beaucoup d’entre eux poursuivant largement après ce cap. Alors de quoi vous plaignez-vous, m’objectera-t-on ? Je pourrais dire que je ne me plains de rien et ce serait bien confortable. Bien sûr, si l’on considère la situation de notre Ecole par comparaison avec celle d’autres pays, en particulier les plus pauvres – et leur nombre s’accroît – notre « rang » est fort honorable.

Si l’on y regarde de plus près, la réalité est moins brillante. On entend encore le discours des « C’était mieux avant », mais savent-ils – au risque de me répéter –  que l’examen du fameux Certificat d’études primaires était réservé à une élite – qui entre autres maîtrisait l’orthographe à la perfection, cinq fautes équivalant à un zéro fatidique. Jusqu'en 1900, la proportion d'élèves sortant de l'école primaire avec le Certificat d'études est d'environ 25 à 30 %. Cette proportion monte jusqu'à 35 % vers 1920 et atteint 50 %  en 1939. Par la suite, l’accès à ce diplôme se démocratisera et permettra – surtout dans les années cinquante et le début des années soixante – à toute une génération d’entrer dans la vie active avec un « bagage », comme on disait. La conjoncture économique des « Trente Glorieuses » aida sans doute cette entrée massive dans la vie active. Aujourd’hui, la situation pourrait se résumer de la façon suivante : le niveau général monte mais l’écart entre les meilleurs et ceux qui peinent ne cesse de s’accroître. Autrement dit, se récrée une « élite » qui réussit en partie grâce à un environnement éducatif, social et économique favorable. L’Ecole pour tous devient un slogan sans réalité de fait.

De plus en plus, dans les collèges – mais aussi dans à l’école primaire et dans les lycées – le fossé se creuse. Il n’est pas rare de voir arriver en troisième des élèves qui sont perdus, démotivés et parfois animés d’un état d’esprit agressif. Venir en classe n’a plus guère de sens pour eux, ils traînent depuis des années un « mal d’école » qui se traduit soit par le silence, soit par le rejet de tout ce qui vient de l’adulte. Ils commencent à passer « de l’autre côté du langage ». Il faut reconnaître que nous n’avons pas pu ou su, voire voulu entreprendre un dialogue pédagogique qui aurait permis de réconcilier ces élèves avec le désir d’apprendre. Le silence est la réaction la plus déroutante. Quand on a en face de soi, un adolescent qui se rebelle, on peut répondre, et peut-être échanger ; avec le silencieux, qui de surcroît, ne rend plus aucun travail pour peu qu’il doive être terminé à la maison, c’est le constat amer de l’impuissance qui s’installe. Aucun enseignant ne reste les bras ballants devant cet élève, on en parle, on se réunit, on en discute avec l’intéressé et ses parents ; mais il semble que son « mal d’école » soit plus profond . A quoi sert le langage s’il reste enfermé dans une chambre noire ? A quoi sert l’Ecole si elle n’essaie pas de donner à ces adolescents des raisons de sortir de leur enfermement ? La culture, c’est la transmission et le partage pour tous – car il y a de la graine d’intelligence chez tous.

Ce qui manque peut-être aujourd’hui dans notre société, c’est « la faim d’apprendre » ; il y a tellement de « coupe-faim » offerts en pâture aux enfants et aux adolescents par le raz-de-marée de l’industrie de la consommation – technologique, vestimentaire, numérique, pseudo-culturelle, etc. – que leur salive s’est desséchée petit à petit jusqu’à ne plus exister. Alors ce que nous leur proposons leur paraît indigeste. Paradoxe d’une nation « riche » qui ne sait plus donner à ses enfants l’appétit d’apprendre…

Quatrième semaine

L’Ecole pour tous ?

Les vacances de fin d’année vont faire oublier quelque temps tous les problèmes qui n’ont cessé de se développer depuis la rentrée. Le manque de pilotage et la visibilité incertaine ne permettent pas de travailler au mieux. Curieusement, cette situation a soudé l’ensemble des professeurs et des surveillants ; l’écoute est meilleure, il y a une cohésion et des attitudes de soutien qui font du bien. Comme si l’équipe s’était resserrée au sein de la mêlée, d’où sortira le ballon. Mais quel sera sa trajectoire ? Personne ne peut le dire. D’ailleurs contre qui « jouons »-nous ? Avec qui jouons-nous ?

J’entendais hier Max Gallo, dans une émission de France Culture, L’esprit public, revendiquer de manière soutenue le retour à « l’élitisme républicain », qui sélectionne les meilleurs, ceux qui deviendront les cadres de la nation retrouvée ; un autre interlocuteur – Yves Michaud –  fustigeait « le niveau très bas des certifiés », sous-entendant peut-être que les agrégés (1) détenaient en quelque sorte l’apanage de l’enseignement – et sans doute par voie de conséquence celle de la pédagogie ! On ne s’y prendrait pas mieux pour discréditer l’effort entrepris depuis des années pour améliorer l’enseignement en France, dont le but est (était ?) d’intégrer tous les élèves – futurs citoyens – dans un processus d’apprentissage de qualité : l’élitisme pour tous. Certes, il est plus facile de travailler avec ceux qui ont tout assimilé du code général de l’Ecole, plutôt que de prendre en compte toute la population qui vit sur le territoire national. Supprimer les I.U.F.M. participe de cette volonté de réformer l’Ecole dans un sens restrictif et élitaire où seuls les plus socialement favorisés seront les braves petits soldats qui reproduiront de manière encore plus massive la pyramide sociale dont on se demande si elle ne va pas un jour se retrouver cul par-dessus tête. Ne plus faire de la formation continue des enseignants le pilier central de l’amélioration de notre système d’enseignement, c’est nier la dimension évolutive et complexe de notre métier.

Qu’on ne m’accuse pas de réactiver le vieux débat de la lutte des classes sociales. Nous avons dépassé ce stade, car aujourd’hui, ceux qui échouent à l’Ecole se retrouvent mis au ban de la société, alors qu’hier, ceux qui n’obtenaient pas le diplôme du Certificat d’études étaient inclus dans le monde du travail – même si un sentiment profond d’amertume subsistait au plus profond du cœur de certains d’entre eux ; ils auraient bien voulu continuer à étudier mais il fallait des bras pour pérenniser la petite entreprise familiale, le plus souvent terrienne. Quand un pays fait le pari de réformer l’Ecole en utilisant les codes et les méthodes de l’entreprise insérée dans un univers globalisé, il est acquis que la pédagogie n’a plus droit de cité ; seuls les savoirs – au préalable formatés pour être opérationnels –  au sens pur et dur, sont les « produits » qui vont être en tête de gondole.

Les enseignants d’aujourd’hui sont les mieux placés pour savoir ce qu’il en est de la réalité sur le terrain. Ils n’inventent pas les difficultés grandissantes qui entravent le bon exercice de l’acte d’enseigner ; ils constatent que la motivation d’apprendre se dilue dans le temps social saturé de superficialité ; ils déplorent que l’Ecole ne soit plus un lieu protégé pour la culture et devienne un espace ouvert aux marchands de lessive de tous horizons. Ils ne se plaignent pas, ils demandent aux donneurs de leçons d’apprendre à écouter ceux qui ne pensent pas comme eux.  Pas à faire semblant. Ce n’est pas en tapant sur le socle de la République qu’ils vont obtenir ce qui n’a jamais existé que dans leur fantasme : une Ecole réservée à ceux qui savent déjà. Or, l’Ecole doit être là pour ceux qui ne savent pas encore !

Yves Michaud déplorait le faible pourcentage d’agrégés dans les lycées (6 à 10%). Dont acte, mais qu’il précise aussi que chaque année, les postes mis au concours fondent comme peau de chagrin. On peut être très bon aux épreuves mais échouer quand même ! On voit bien là le paradoxe mis à l’œuvre par la pensée élitiste restrictive : raréfier l’accès à ses rangs tout en se plaignant dans le même temps que le niveau de diplôme des enseignants est trop faible. Yves Michaud ajoutait quand même qu’en la matière, la formation continue était quasi-inexistante. Ce qui est la stricte réalité. Quand Max Gallo, agrégé, académicien, parle d’élitisme républicain et fustige la « massification », - qui a plutôt bien réussi jusqu’en 1995 si l’on considère la réussite au bac ; depuis il y a stagnation –  il obéit à une idéologie qui n’a rien à voir à les principes  de la République : Liberté-Egalité-Fraternité. Egalité ne signifiant pas nivellement par le bas, ce que Max Gallo traduit péjorativement par égalitarisme, mais égalité dans l’accès au savoir, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui, encore plus qu’hier. De plus qui peut-être assez niais pour penser qu’une société progressiste puisse se construire sur une conception du « tous pareils « sorte de clonage idéologique ?

Autre remarque concernant la massification, peu appréciée par Max Gallo  : Emmanuel Todd, dans Après la démocratie, évoquant les « déclinologues du  niveau qui baisse », parle de « stagnation éducative », ajoutant : « Un tiers des individus d’une génération obtient le bac général. » Ce qui est appréciable quand on sait qu’il était de 5% en 1950. Il prévoit en outre l’éradication de l’analphabétisme dans le monde en 2030.

Il ne faut pas noircir le tableau

Il y a quelquefois des moments inattendus, pleins de joie dans la vie d’un enseignant. Le récit de ce moment singulier est bref ; il reste un instant fort de cette fin d’année 2008.

L’histoire se déroule dans cette classe – dont j’ai parlé il y a quelque temps –  de jeunes enfants de sixième, enfants qui se comportent comme de petits adultes singeant des attitudes attrapées çà et là – postures plus qu’attitudes – qui sont censées les faire apparaître comme des « sachant tout », n’ayant nul besoin du professeur et pouvant, le cas échéant, lui apporter des connaissances sur son métier qu’il ignore… Certes il ne sait pas tout, mais ce n’est pas dans cette optique-là que les chers enfants s’ébrouent, ils sont simplement dans une espèce de compétition de « m’as-tu-vu » dans laquelle ils pensent qu’il est bon de barboter dans le bain de la classe avec force interventions intempestives pour obtenir une médaille.

Bref… la séance d’accompagnement au travail personnel se terminait… Comme c’est souvent le cas dans les « petites » classes, les élèves aiment bien effacer le tableau, façon peut-être de montrer au professeur qu’ils sont de bons élèves, attentifs et serviables (après tout, il n’y a là rien que de très normal). Aussi, afin qu’il n’y ait pas de bousculade, je désigne en général un élève qui va se charger de cette opération « prestigieuse » : redonner au tableau – blanc, désormais –  une virginité parfaite. Donc, j’avais demandé à P. d’effacer le feutre noir  qui occupait le tableau blanc ; une seule brosse étant à la disposition des effaceurs, la tâche ne pouvait être doublée, ni partagée, le titulaire n’ayant pas l’intention de céder son outil érosif à un autre. C’est alors que G. – un garçon d’une grande gentillesse, discret et poli –  entra en scène ; il voulait lui aussi participer à l’entreprise de nettoyage ; n’ayant ni chiffon, ni brosse à sa disposition, il utilisa donc l’outil manuel par excellence : ses mains. Doigts serrés et paume tendue, il avait squatté une moitié du tableau et s’affairait avec énergie souhaitant sans doute montrer à son homologue que des mains bien déterminées peuvent remplacer la technologie avancée d’une brosse en feutrine, de surcroît aimantée. Voyant G. en train de se recouvrir copieusement les mains d’encre noire, je lui lançai à la volée – le terme convient parfaitement – : « Attention, G. tu vas avoir les mains toutes noires ! » Ce à quoi, il me répondit du tac au tac, comme s’il s’attendait à ma remarque – ou bien l’avait-il déjà entendue : « Mais, je suis déjà noir, Monsieur ! » Oui, j’avais oublié de vous dire que G. est un jeune garçon noir. Nous nous sommes regardés, P., G, et moi ; un fou rire nous a pris, sincère et plein de bonne humeur, un rire comme seuls savent en déclencher les clowns sur la piste sacrée du cirque. G. était bien sûr l’Auguste et moi le clown blanc, celui qui joue les sérieux, mais qui par son attitude trop manufacturée induit les farces, les quiproquos et les bons mots. Tous les trois, nous avions retrouvé, l’espace de quelques secondes, le pouvoir de rassemblement que peut exercer le langage lorsqu’il est pratiqué dans la vérité d’une situation. Bien sûr, je me suis empressé de raconter cette anecdote à mes collègues.

J’en ris encore.

Les miettes

Ce sont celles qui constituent le salaire de la jeune femme qui travaille dans une usine de tartes et de pizzas sous vide. A la fin de sa journée taylorisée et standardisée, elle récupère au fond du bac de réception, les miettes d’aliments qui n’ont pas servi à confectionner les plats au goût uniformisé. Cette métaphore de la situation sociale actuelle (il ne reste que des miettes à ceux qui travaillent de leurs mains) a beaucoup intrigué les élèves des classes de quatrième que mes collègues et moi accompagnions dans ce festival du film. Ce fut d’ailleurs l’une  des premières questions qu’un élève posa au réalisateur, Pierre Pinaud et au monteur, Jean-Gabriel Périot. Avec ces miettes, la jeune femme allait faire ses maigres courses à l’épicerie du coin : on la voyait sortir d’un petit sachet transparent les fameuses miettes, puis attendre en retour, la paume ouverte, que le commerçant lui rende… la monnaie. Plus tard, son usine va être délocalisée : gigantesque bâtiment aux parois lisses, il sort de son champ de vision pour passer – au sens propre – la frontière signifiée par un trait blanc au sol.

Traité pendant les trois-quarts de la narration à la manière des films muets de Chaplin ou de Keaton, ce récit d’un monde où la crise économique et sociale broie sans état d’âme tous ceux qui ne possèdent pas, nous rappelle qu’une société qui se construit sur les inégalités perd toute possibilité de progresser. La récession sous toutes ses formes se met alors à l’œuvre…

Proposer à de jeunes adolescents de découvrir des œuvres – ici un chef-d’œuvre qui d’ailleurs a remporté un des prix du festival – est un acte indispensable de connaissance et d’ouverture. L’équipe d’organisation avait établi une sélection d’œuvres originales, loin de tout formatage dans la pensée unique. Aussi, les élèves ont pu découvrir le goût de la culture : sa saveur qui ne copie pas les modes du moment mais qui porte un projet personnel, original, atypique parfois. Ils ne verront probablement jamais ce film à la télévision, ou alors un soir très tard sur une chaîne « culturelle »  –   terme souvent péjoratif pour beaucoup. Dans cette salle de cinéma où étaient réunis les élèves de six collèges –  près de six cents enfants – il s’est passé quelque chose d’important. Le cinéma, d’essence fictionnelle, a permis à ces futurs adultes de prendre conscience d’une réalité économique qui ne laisse guère de place à l’humanité (cette part d’humain, d’émotion, d’empathie, de solidarité qui est en nous). La référence chaplinesque (burlesque sur fond de crise de 1929) a déclenché une réflexion en profondeur.

Filons la métaphore avec quelque brusquerie : transposons cette usine dans le monde de l’éducation.

Nous n’en sommes pas encore à ramasser les miettes, mais il n’est pas certain que tous aient accès au pain du savoir dans son entier. Déjà certains se contentent du quignon ou bien d’un morceau passablement digeste. En regardant d’un peu plus près ce qui se prépare, on s’aperçoit qu’on est en train de nous concocter  un système éducatif dans lequel la culture générale va passer au second plan au profit d’un enseignement utilitariste – sans autre objet que celui de former à l’application d’une tâche précise – centré sur la rentabilité comptable ; en quelque sorte, un travail robotisé, l’avantage étant  que les robots ne consomment pas – pas même des miettes. Je n’invente rien, c’est M. Santini, ministre de la Fonction publique qui déclare ( Le Figaro décembre 2008), parlant des concours mis en place par l’Administration : « La question reste celle de l'efficacité. À quoi nous sert d'avoir une épreuve d'histoire pour les pompiers. Ou des gardiens de la paix à bac + 4. Nous avons atteint les limites d'un élitisme stérile. J'espère au contraire que l'on trouvera des candidats aux compétences ajustées au poste et non des surdiplômés qui ne sont pas forcément à leur place. » Cette langue de bois signifie plus prosaïquement que sous couvert d’ouverture, on rabaisse la culture – tout court – au rang d’accessoire, que l’on vilipende au passage, en raillant La Princesse de Clèves (voir chronique de septembre). Il va sans dire que ces futurs « diplômés » seront payés avec des miettes. Les miettes, c’est encore la métaphore de l’éparpillement, de la désintégration d’une unité signifiante : le pain, le savoir, l’humanité. Dans cet état d’esprit, la phrase d’Edgar Morin (interview dans Le Journal du Dimanche du 28 décembre 2008) s’insère parfaitement dans cette réflexion : « On nous enseigne à penser de façon compartimentée, spécialisée. Nous n’avons pas la méthode pour relier les connaissances. »

En faisant des citoyens des pièces détachées d’un mécanisme contrôlé par un pouvoir qui se moque de la démocratie, on ne peut que se dresser devant un tel projet de société dont le propos est la négation culturelle et éducative populaire de qualité, ce que M. Santini résume par cette formule méprisante : « Nous avons atteint les limites d’un élitisme stérile. » On ne pourrait être plus cynique.


Novembre

Première semaine

Les vacances de M. Hulot

Dernier jour d’octobre. Déjà une semaine loin du collège. Encore quelques encablures avant de reprendre le travail. Mais a-t-il vraiment cessé dans la tête ? Quoi qu’il en soit, les amis qui n’enseignent pas ne se privent pas de me faire passer – avec quelque humour parfois – pour un privilégié.

  • Alors, Antoine, encore en vacances ?
  • Ben, oui, comme tu vois…

Aujourd’hui, je reste de marbre face à ce discours qui situerait les enseignants parmi les classes sociales favorisées dans notre beau pays. Il y a quelques années, je répondais à l’importun ou à l’importune – lorsque les propos prenaient un tour excessif et malintentionné – qu’il n’avait qu’à faire comme moi, c’est à dire passer les concours de l’Education nationale et ainsi devenir lui aussi un « privilégié ». Le fâcheux cessait immédiatement sa diatribe et me laissait tranquille, stoppé net dans son verbiage populiste. D’ailleurs, il ne faisait que véhiculer une manière de penser bien commode : celle d’opposer entre elles des catégories sociales qui auraient tout intérêt à réfléchir ensemble pour ne pas que notre système de transmission du savoir et des valeurs qui ont fondé l’Ecole de la République ne se dissolvent dans la nébuleuse du libéralisme – qui n’a d’ailleurs rien de libre ou d’émancipateur…

« Quand on veut noyer son chien, on l’accuse de la rage » : on ne s’y prendrait pas mieux pour dénigrer notre métier. Bien sûr, il ne faut pas caricaturer, c’est un petit nombre qui raisonne ainsi, et curieusement, ce sont souvent des personnes qui ont un statut social plus élevé. Comme si les vacances primaient sur le salaire. Eh bien, justement, parlons des vacances et du salaire.

Les vacances sont liées historiquement au salaire. Un excellent article de Didier Chérel, un enseignant, en fait état dans le journal Libération de février 2008. En effet, c’est un décret de 1950 qui fixe encore aujourd’hui nos conditions salariales ainsi que la durée des congés. Sans entrer dans de longues explications, nous sommes payés sur dix mois, contrairement aux autres membres de la fonction publique. Autrement dit, un fonctionnaire non enseignant gagne – par exemple – 2000€ par mois sur douze mois (soit 24 000€), alors qu’un enseignant gagnera la même somme, mais sur dix mois (soit 20 000€, ou encore 1667 €  par mois, en divisant cette somme par  12) ! Autrement dit nous ne sommes pas « payés » pendant les deux mois de vacances d’été. Combien de gens savent cela ? Ajoutons qu’en 1970, le salaire d’un débutant était deux fois supérieur au SMIC, alors qu’en 2008, il ne l’est plus que de 1,2 ! Si l’on continue sur cette lancée, bientôt un jeune enseignant gagnera moins que le SMIC. Ce bon M. Darcos est bien brave d’accorder une prime de 1500€ à nos jeunes collègues qui entrent dans la carrière.

Concernant le temps de travail, nous n’avons pas à en rougir (en effet, souvent, nous nous sentons redevables d’explications et de justifications à mes yeux bien inutiles ; il y a certainement des professions qui doivent assumer un plus lourd travail – en quantité et en stress –  que le nôtre, mais nous nous situons dans une moyenne plus que « haute »). Ce décret de 1950 considère qu’un enseignant travaille 1,5 heure chez lui pour une heure devant les élèves, ce qui revient à un total de 45 heures par semaine (18 x 2,5). D’aucuns diront que c’est exagéré ; je leur propose de venir dans mon bureau y corriger mes copies, ils changeront d’avis ! Je leur propose également de  me remplacer dans ma classe pendant une journée ! J’ajouterai qu’un débutant travaille encore plus car il a tout à apprendre, tout à entreprendre : tout est neuf pour lui, il doit se forger une expérience et fabriquer des outils pédagogiques adaptés à sa façon de travailler et à celle de ses élèves.

Mon propos n’est pas de me plaindre. Il est tout autre. Il est de dire la lassitude et la colère de constater qu’on laisse se répandre ces idées fausses dans la population. On voudrait dissocier les enseignants de la nation (des citoyens) qu’on ne s’y prendrait pas mieux…

Que vient faire ici M. Hulot ? Me rappeler d’abord des moments de cinéma emplis de grâce et de bonheur, de joie de vivre et d’intelligence bonhomme. Revoir Jacques Tati / M. Hulot occuper ses congés à s’amuser comme un enfant me réjouit toujours. Observer sa grande carcasse se démener avec l’insouciance d’un gamin de sept ans ne peut que faire sourire. Il prend la vie comme elle vient en tâchant surtout de la rendre belle et légère – sans pour autant penser qu’elle l’est vraiment, lui qui dans sa vie de tous les jours eut toujours à lutter pour que l’on reconnaisse son art et son talent inimitables . Ce luxe-là est-il permis aujourd’hui quand on est vacances. Pas si sûr… Jacques Tati en 2008, ne pourrait plus réaliser Les vacances de M. Hulot, notre époque ayant perdu sa part de rêve et de poésie.                                    

Un enseignant en vacances apprécie à sa juste valeur cette période où il n’est pas dans son école, son collège, son lycée. Je pense d’ailleurs qu’il apprécie surtout le premier jour des vacances, celui où il se dit qu’il n’ira pas au collège et pourra organiser sa journée à sa guise. Ensuite, les journées passent très vite, les occupations ne manquent pas ; on règle tous les problèmes en retard, on visite les amis, la famille, on prend un peu de bon temps (cinéma, restaurant, marche à pied…). On se repose et on reprend des forces tout simplement. Les plus malins arrivent à « couper » totalement avec le collège. Mais beaucoup n’y parviennent pas complètement. Il y a souvent un ou plusieurs paquets de copies qui traînent ou bien une séquence à venir qui demande une mise au point ; bref, on reste « branché » en basse tension ! Pour ma part, j’ai un mode de fonctionnement un peu étrange : en effet, si on me demande les dates des vacances autres que celles d’été, neuf fois sur dix, je les ignore… Non pas que je ne veuille pas partir en vacances, mais je me comporte comme si je savais qu’il me faudrait rester en mode « veille » pour ne pas perdre le rythme, un peu comme un coureur cycliste qui doit s’entraîner quotidiennement sous peine de perdre ce qu’il a acquis. Mon grand plaisir de vacances, c’est la lecture. Lire jusqu’à en avoir mal aux yeux. Lire tout : les Simenon encore ignorés, la poésie sous toutes ses formes – les derniers textes traduits d’Emily Dickinson – , des romans découverts grâce à des amis, – tels ceux de Sylvie Germain, sans oublier les bandes dessinées… Et puis un paquet de journaux et de magazines avec une préférence marquée pour Le Monde 2, sans oublier la presse régionale et  locale, toujours intéressante, notamment dans ses reportages sur les petits et grands événements des villages et des communes – on y apprend autant que dans la presse nationale.

Ces vacances-là sont des espaces de liberté qui permettent de reprendre du souffle, le rythme scolaire français n’étant pas ce qu’il y a de mieux en matière de chronobiologie. Pour résumer la situation, nous concentrons la masse de travail sur un nombre de jours restreints (entre 175 et 180 jours) ; le Danemark, plus grand consommateur de jours doit en effectuer un minimum de 200 (Luc Cédelle, Le Monde du 23/08/07) . De fait, la journée d’école en France est longue, en particulier pour les jeunes élèves. La raison et l’expérience due à l’observation devraient conduire à s’attaquer courageusement à la durée de cette journée scolaire. La réduire pour travailler mieux et autrement. C’est le contraire qui se passe… Comprenne qui pourra ! C’est un sujet tabou à ne pas aborder en salle des professeurs…  On risque d’être plus qu’incompris. D’aucuns préfèrent s’arc-bouter sur les acquis – ceux des congés – quitte à ne pas supporter la densité des heures à assurer, plutôt que de réfléchir à un meilleur équilibre entre le temps scolaire et le temps de repos. Cependant, on peut comprendre cette réticence à réviser cette organisation, étant donné le sac de mauvaises nouvelles qui nous tombe régulièrement sur le dos – en particulier sur nos conditions de travail et l’avenir de l’Ecole de la République. Le mot clé est celui de répartition ; comment alléger la journée des élèves, notamment celle des moins âgés, pour travailler et apprendre dans de meilleures conditions, en remotivant une génération de jeunes gens désabusés, dont le repère principal est celui de la sonnerie de la dernière heure de cours. Quant aux collègues, il suffit de les écouter à la fin de la journée pour connaître leur degré de forme et de motivation – que je partage totalement – et ainsi percevoir la réalité du problème posé.  François Testu, le spécialiste de ces questions résume ainsi la problématique : « Les aménagements du temps scolaire ont été conçus par et pour les adultes. En considérant comme prioritaires les emplois du temps hebdomadaires, les décideurs institutionnels abordent le problème des rythmes par le petit bout de la lorgnette. Si l’on veut respecter les rythmes de vie de l’enfant, il faut, d’une part, aménager la journée puis la semaine, et d’autre part, respecter leur sommeil. »

Prendre le temps, ce n’est pas perdre son temps ; c’est bien ce que faisait M. Hulot ; ainsi il restait toujours disponible, prêt à embarquer pour l’aventure, même la plus quotidienne.

La langue qui se sauve

Je viens de terminer la correction de plusieurs paquets de copies – des travaux d’écriture (des rédactions). Cet exercice éprouvant n’en reste pas moins un outil de connaissance incomparable de l’état d’une langue, en l’occurrence, la langue française. Je tiens à mettre chacun à l’aise : il n’est nullement dans mon propos de m’associer aux fameux « déclinistes » ou « déclinologues » de notre chère langue, mais plutôt de noter quelques éléments qui doivent nous inciter à réfléchir sur le pourquoi des choses.

Il s’agit de copies d’élèves de troisième. Je constate avec un certain plaisir que je lis la grande majorité des copies avec facilité – je veux dire que je ne dois pas m’arrêter à chaque phrase ou à chaque mot pour me demander ce qu’a voulu écrire le scripteur. La syntaxe fonctionne de façon convenable, même si elle s’avère de temps en temps approximative – les principales erreurs portant principalement sur l’orthographe grammaticale, ainsi qu’une propension à construire des phrase interminables, donc sujettes à malfaçons. Néanmoins, il m’arrive régulièrement de tomber sur quelques casse-tête qui me posent de réelles difficultés de lecture et d’interprétation. En voici un échantillon : « Tason, nous les adolescents à nos s’yeux tout est nul. » Je passe sur le « s » qui double la liaison pour considérer le premier mot de la phrase. Assez vite, j’ai réalisé qu’il s’agissait de l’expression : « De toute façon » ; pas de quoi s’alarmer me direz-vous et vous aurez sans doute raison. Néanmoins, je n’avais jamais vu ce concentré de SMS et de langage parlé écrit ainsi. J’ajoute que cet élève ne relève pas d’un suivi orthophonique. Que se passe-t-il alors ? Il semble que certaines expressions très employées – au point d’être assimilées à une ponctuation verbale, à une sorte de gimmick identitaire – se retrouvent habillées d’un costume qui n’a rien de standard. Le parler de certaines bandes dessinées, d’excellente facture au demeurant – telles celles de Margerin et de son fameux Lucien – peuvent inciter les élèves à adopter par simple imitation et imprégnation, cette orthographe qui contracte les graphèmes : « Kess’ta / Qu’est-ce que t’as, tu as ; Chouraver / Chourer ; Epi / et puis… Ensuite, cette façon d’écrire semble aller de soi et on ne se pose même plus la question de la vérification dans le dictionnaire de l’existence du mot ou de l’expression : ils sont intégrés dans le dictionnaire imaginaire de l’adolescent. Ces bizarreries linguistiques se déclinent avec des variantes qui relèvent donc de la simplification morphologique : « En proie / Emproie ; Qu’est-ce qu’elle / Quesqu’elle ; mais aussi d’une confusion grapho-phonétique cocasse : « Mal à plaisir / malin plaisir » ou encore d’approximations orthographiques classiques, exemple cette réalisation du phonème [j] : « D’ayeur / D’ailleurs.

Cela me fait penser – dans un autre ordre d’idées – au roman  autobiographique d’Azouz Begag : Le Gone du Chaâba. Le jeune Azouz rapporte la vie dans le bidonville où ses parents l’élèvent avec dignité et sévérité. La langue orale, mélange de  la langue maternelle – et paternelle – arabe et de la langue française standardisée  est savoureuse : « Tan a rizou, Louisa. Fou les fire digage di là, zi zalouprix. Les bitaines, zi ba bou bour li zafa ! / Tu as raison, Louisa. Faut les faire dégager de là, ces saloperies. Les putains, c’est pas bon pour les enfants ! » ; ça, c’est Bouzid, le père, qui parle. Les enfants, eux, sont scolarisés et apprennent la langue de l’école, avec des réussites diverses : Azouz, le narrateur, semble celui qui se débrouille le mieux, beaucoup sont en difficulté et la réussite d’Azouz le fait passer pour un traître au point que ses copains considèrent qu’il n’est pas un Arabe !

Quoi qu’en pensent d’aucuns, la norme et la standardisation sont essentielles dans notre langue. Tout simplement parce qu’elles permettent de comprendre et de se comprendre : c’est le code commun, en quelque sorte un « modus vivendi véhiculaire » qui ouvre plus qu’il ne ferme. François 1er, par l’Ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, l’avait bien compris.

Revenons à mes coquilles linguistiques. Elles sont bénignes, à ce stade. Malgré tout, ne les laissons pas se développer à l’insu de nos chères têtes adolescentes ; prenons-les au sérieux. Donner des outils linguistiques solides aux élèves, c’est leur fournir du matériel pour lire et décrypter certains discours obscurs qui voudraient nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Ceux qui manient bien la langue peuvent devenir des manipulateurs de la langue et ainsi berner les illettrés « fonctionnels » encore trop nombreux dans notre pays. Ne sourions pas de ces « perles » bien involontaires, qui témoignent d’un travail à toujours remettre en questions sur le chantier.

« Chronique de la haine ordinaire »

Un journal rapporte les faits quotidiens. Malgré mes réticences, je dois rapporter ce qui m’est arrivé avant-hier en début d’après-midi. J’arrivais tranquillement au collège – tout neuf et pas encore totalement clos – quand j’ai vu deux jeunes garçons de moins de vingt ans en train de se préparer un joint sur le rebord d’une des fenêtres des cuisines. Cet endroit n’est pas visible de la cour centrale. Attendaient-ils des acheteurs ? Avaient-ils repéré quelque chose à chaparder ? Je l’ignore. Peut-être les deux. En tout cas, leur présence avait certainement une raison – on peut se rouler un joint en étant plus discret ! Quoi qu’il en soit, en les voyant ainsi, je leur ai demandé s’ils faisaient partie du collège ; l’un d’eux, en me répondant avec ironie m’a dit que lui, il en faisait partie – ce qui bien sûr était faux – mais pas son complice, qui allait rester toujours muet. J’ai vite senti que l’affaire allait mal tourner, d’autant plus que je leur avais demandé de « dégager » du collège. Prétextant que je leur avais mal parlé, la situation a dégénéré, et j’ai pensé que l’affrontement physique n’était pas loin. Je me suis reculé d’un pas, les bras ballants en signe d’absence de velléité (deux contre un, mon compte était bon). Bref, la situation s’est tendue, la « discussion » a pris un tournant violent. Cependant, voyant que j’insistais, et pensant peut-être que nos paroles pourraient attirer un tiers,  ils sont partis, en passant près de moi avec un air de dédain profond. Celui qui avait toujours parlé m’a craché aux pieds et m’a insulté tout en s’éloignant. Je suis rentré dans la salle des profs, assez choqué, mais comme j’avais une réunion, je n’en ai parlé avec mes collègues qu’à la récréation. Non pas pour créer une psychose, mais pour les informer du sale tour qui m’était arrivé. Ils étaient eux aussi stupéfaits. Quelques instants avant, j’avais appris – par une personne de l’administration – qu’avant les vacances une jeune surveillante s’était retrouvée aux urgences pour s’être fait taillader le poignet par un motard cagoulé qui l’avait agressée dans sa voiture alors qu’elle était arrêtée à un stop (elle subissait ces représailles car elle avait protégé un jeune élève qui se faisait molester dans la cour du collège par quelqu’un venu de l’extérieur). Personne n’était au courant officiellement. Tous mes collègues et moi avons encaissé cette information avec un certain ébahissement… Fin du compte rendu.

Je comprends mieux maintenant les collègues qui subissent des agressions – qu’elles soient verbales ou physiques, même si dans mon cas il s’agit de personnes extérieures. Deux jours après cet incident, je ne suis pas dans mon assiette. Je dors mal et fais des cauchemars ; je manque d’énergie. Je digère cette agression avec difficulté. Si j’ai voulu mentionner ces faits, c’est pour montrer qu’il y a dans notre petite société quelque chose qui ne tourne pas rond. Hors de moi, la volonté de faire de cette anecdote un support pour attiser un quelconque esprit de psychose. Mon propos est de m’interroger sur ces nouveaux rapports qui se tissent (ou plutôt qui se défont) entre les humains, citoyens au demeurant. Pourquoi l’enceinte du collège est-elle un centre qui attire ? Il y a de multiples réponses, j’en reparlerai. Mais ce qui est sûr, c’est qu’un sentiment d’insécurité est en train de naître dans la profession – des faits bien plus graves que le mien se sont déjà produits ces derniers temps. Et comme par hasard, les effectifs d’encadrement dans l’Education nationale ne cessent de baisser ! Nous vivons un moment charnière où l’on veut nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Dans Le Monde du samedi 8 novembre, le ministre Darcos se félicite « d’un meilleur taux d’encadrement que l’an dernier », alors que plus de 11 000 postes ont été supprimés à la rentrée 2008 ! Et il ajoute : « Quand j’entends dire que je serais dans une logique purement libérale, cette critique me blesse ». Il n’est pas sûr que le blessé soit celui qui ordonne mais plutôt celui qui subit. Ajoutons que le budget 2009 prévoit la suppression de plus de 4500 postes dans les collèges ! On ne s’y prendrait pas mieux pour s’attaquer au collège, dernier maillon de la scolarité obligatoire…

Ce vendredi, il s’est passé quelque chose de grave dans ma vie d’enseignant. J’ai pris conscience que mon métier, tel que je le conçois, vivait ses dernières années. Il y aura toujours des enseignants, mais le monde dans lequel ils évolueront n’aura plus rien à voir avec que j’ai connu. Je suis inquiet. Quel est le projet pour l’Ecole que nous préparent les responsables politiques ? J’ai plus que des craintes.

Deuxième semaine

Acoustique, du grec akoustikos, « qui concerne l’ouïe »

Veille du onze novembre. Un temps de saison : pluie, vent, grisaille ; rien à redire : un temps idéal pour être en classe et travailler. C’est désormais un autre monde qui s’offre à nous. Avec ce nouveau collège, moderne et plutôt bien conçu – même s’il manque une salle polyvalente – chacun apprécie le confort des locaux, à commencer par l’acoustique. Ma première matinée de cours a été éloquente : au bout de quatre heures, à midi, j’étais dans un état de fraîcheur inédit. J’avais l’impression d’avoir fait seulement deux heures. D’autres collègues ont confirmé mon impression. La qualité de l’isolation phonique donne une épaisseur à la parole, elle ne s’enfuit pas au plafond ou ne se cogne pas contre les murs, elle ne résonne pas en agressant l’oreille; elle raisonne. Les élèves, sans doute sans s’en rendre compte, se mettent au diapason de cette qualité auditive ; ils sont plus calmes, et peut-être plus attentifs. Ce n’est pas la révolution, mais un progrès important dans le travail avec la classe. Sortir de cours en étant conscient de ne pas être « cuit » est un petit plaisir agréable . Il faudra voir avec le temps si mon enthousiasme reste le même, car il y a d’autres paramètres qui peuvent jouer sur la qualité du travail, et qui n’ont rien à voir avec l’acoustique, mais avec la politique éducative du ministère…

Cette qualité acoustique ne signifie pas pour autant que l’on « entende » mieux ce que l’autre dit, à l’intérieur de la communauté éducative. Chacun vit dans son petit périmètre éducatif, et du moment qu’on ne le dérange pas de trop, tout va très bien. Mais qu’on vienne l’informer d’un problème que l’on a eu à affronter, il faut expliciter et surligner les éléments du discours pour être sûr d’être bien compris. Il est toujours plus facile de régler un problème quand tous les membres du groupe sont informés de manière conséquente, la parole étant dans un premier temps, primordiale. Il ne s’agit pas de prôner la transparence comme étant une vertu cardinale (on ne peut pas tout dire lorsqu’il y a des informations qui touchent à ce qui est de l’ordre du privé), mais de faire circuler une information quand le groupe entier est concerné de près ou de loin. Ce qui m’est arrivé la semaine passée en est un exemple…

Revenons à la classe. Rien de plus difficile pour un élève que d’être à l’écoute, d’être attentif. Les travaux de Philippe Meirieu ont montré une baisse de ce temps d’écoute – il a été divisé par trois depuis les années 30 pour se situer dans une moyenne d’environ  six minutes par séance – mais il faut noter que sur un quart d’heure d’activité , l’enfant de 2008 en « fait » plus que l’enfant de 1930 ; en réalité, ce déficit de concentration s’est appauvri dans la durée. Un certain « zapping » fait partie du mode de fonctionnement des élèves. D’ailleurs, le professeur le sait bien : il est difficile de passer une heure pleine sur un texte littéraire ou bien dans l’étude d’un document historique ou encore dans l’exploration d’un problème complexe de physique, sans être amené à faire quelques digressions de décontraction, sinon, c’est le voyage lunaire assuré. Il faut dire aussi que si l’enseignant n’est pas attentif à ce qu’il fait (s’il déroule son cours comme un rituel immuable), il ne pourra rien espérer quant à l’écoute de ses élèves. C’est une dimension dont on ne parle pas assez. Et c’est là un des piliers majeurs de l’enseignement : il faut faire preuve de présence, non pas tant en terme de performance physique qu’en terme de solidité mentale. Relancer, reformuler, questionner, faire circuler la parole, y compris celle qui dérange, est indispensable. La classe est un lieu singulier dans lequel doit régner une démocratie de la parole en équilibre avec des périodes de grand silence, indispensables à cette fameuse attention. Car il faut bien sûr que l’élève soit  attentif à ce que dit et initie le professeur mais aussi à ce que lui, l’élève,  va dire, faire et écrire. Dans une même séance, j’instaure souvent cette rupture : une parole qui circule le plus possible et puis sans transition, un silence ou chacun se retrouve la tête dans son livre ou son cahier, en liaison directe avec lui-même, « branché » pour la bonne cause. L’attention se situe aussi dans ces plages ou l’océan s’est tu.

« Patience et longueur de temps… »

Ce matin, devoir commun pour les troisièmes. Français, histoire-géographie et maths. Une heure pour chaque discipline. En quelque sorte un entraînement pour le Brevet des collèges ainsi qu’une première approche de la notion d’examen. Le lendemain du onze novembre n’est peut-être pas le jour idéal vu la tête de certains. Sans aller jusqu’à dire qu’ils sortent des tranchées, quelques-uns ont quand même une tête striée de lassitude, signe d’un sommeil insuffisant ou de mauvaise qualité. Parfois le professeur est marqué de stigmates identiques, lui ne peut pas s’endormir sur sa table, comme j’ai vu une élève le faire ce matin… Je lui ai demandé si elle avait terminé son travail, elle m’a répondu par l’affirmative, ce qui ne m’a pas convaincu. Avoir « fini » pour beaucoup, c’est ne plus rien savoir ou bien ne plus avoir une quelconque motivation pour aller chercher les réponses et peut-être en trouver une partie. Alors, dans le meilleur des cas, on attend la fin de l’heure pour profiter de la pause entre les épreuves. Dans ce type d’exercice, il y a deux attitudes principales : en premier, celle qui consiste donc à en avoir fini au plus vite, en répondant uniquement au peu de questions qui semblent abordables ; en second, celle qui consiste à donner le meilleur de soi quel que soit son niveau dans la discipline. La première catégorie rassemble un bon quart du groupe… Quand même !

Les épreuves que mes collègues et moi-même avions préparées n’étaient pas trop difficiles, ne serait-ce qu’à cause du temps prévu. En effet, lors de l’épreuve de français du Brevet, les élèves planchent trois heures (deux fois une heure trente). En février, chacun d’entre eux sera confronté à un vrai Brevet blanc et donc au temps officiel. Bien sûr, il ne s’agit pas d’une préparation à un concours, on reste dans le cadre d’une évaluation intermédiaire – légèrement formative si les résultats sont bien exploités – qui doit permettre aux uns et aux autres de se situer dans leur progression. Celui qui surveille cette épreuve – et ce fut le cas pour moi durant toute la matinée – observe avec intérêt ce qui se passe… Ce qui est frappant, c’est le nombre assez important d’élèves (25%) qui n’ont pas les ressources en énergie nécessaires pour supporter cet effort. Sans doute ont-ils accumulé depuis des années une façon de ne pas travailler dans la durée qui les a installés dans la pensée qu’il pouvaient y arriver ainsi. Ils travaillent pour en « avoir fini » au plus vite et n’entrent jamais dans une logique d’entraînement et de progression. Aussi, trois heures pour eux – même séparées par deux pauses de quinze minutes – c’est insupportable ! A midi, un garçon m’a dit qu’il avait vraiment beaucoup travaillé et qu’il avait hâte de partir. Le même n’a cessé de ronchonner parce qu’il comprenait mal les consignes et me demandait même de temps en temps le sens d’un mot ; ce fut le cas pour « accaparer », terme intéressant quand on sait que son plus grand souhait, c’était de voir la fin des épreuves. On est là au cœur du sujet : un nombre croissant d’élèves n’est plus « accaparé », n’est plus occupé par le travail scolaire au sens large du terme, c’est à dire l’apprentissage de savoirs, dont le savoir-faire, et le savoir-être fondations de la construction d’une culture – cette fameuse culture générale qui me semble de plus en plus indispensable pour comprendre dans quel monde nous vivons.  Or, ce que ces élèves souhaitent, c’est sortir de cette Ecole dans laquelle ils s’ennuient pour faire… ça je ne le sais pas très bien. Et eux non plus, parfois. Il n’en reste pas moins que parmi ces élèves-là, il en est qui ont parfaitement conscience, que l’an prochain, ils ne seront plus au collège, et cela les inquiète autant pour la raison qu’ils vont perdre de vue leurs amis que parce qu’ils craignent ce qui les attend là où ils seront. Et ceci est tellement vrai que cette année, quatre élèves ont demandé leur redoublement au prétexte qu’ils n’avaient pu obtenir l’orientation choisie. Ils n’ont pas l’air de se porter mal.

Je reviens au devoir commun de ce matin. Les élèves ont perdu l’habitude de travailler en « endurance », sur la longueur. Il faut qu’ils apprennent et éprouvent cette méthode aussi ancienne que l’Ecole. En classe d’abord, par des séances qui privilégient l’activité personnelle et silencieuse de moyenne et de longue durée, mais aussi en dehors du cours (au collège, ou encore par le biais d’associations qui pratiquent l’accompagnement scolaire…) Je n’ai pas noté « à la maison » car c’est là que ceux qui savent le faire le font.  Cette activité de confrontation au travail est à pratiquer au collège en priorité, mais c’est loin d’être le cas dans les faits, car cette priorité est considérée comme faisant partie des heures supplémentaires. Or, nous constatons que, plus les années passent, plus le travail s’accroît et nous « accapare » ; sans pour autant que cela soit reconnu sur notre bulletin de salaire. Faire des heures supplémentaires n’est donc pas ce que recherchent les enseignants. Qu’on pense à l’aide que l’on pourrait apporter à ceux qui n’ont rien chez eux pour les motiver au travail si le système reconnaissait que l’apprentissage doit d’abord aider les plus démunis. L’organisation existante – qui privilégie la pose de rustines –   ne permet pas de pratiquer ainsi. Cette médiation-là est à reconsidérer.

Pour la petite histoire, « accaparer » vient de l’italien  accaparrare, « acheter en versant des arrhes ».

De France Inter à France Culture

Le trajet de la maison au collège n’est pas un trajet comme les autres. Tout en écoutant l’excellent Nicolas Demorand sur France Inter,  je contemple la campagne. Les paysages d’automne rassemblent la beauté d’une année finissante. Les fruits de la terre ont été récoltés ; reste la splendeur des couleurs, surtout celle des arbres en futaies ou en bouquets qui illuminent le matin encore gris. Je gamberge. Je pense à la journée qui commence, je passe en revue les différents cours que je vais assurer. Je visualise la salle, les élèves, j’élabore des idées sur l’instant, je pense à une stratégie de travail qui me semble inédite, je me dis qu’il faudra beaucoup de temps pour y parvenir. Tout se mêle et se démêle, je sais que c’est un passage obligé : c’est mon rituel d’échauffement matinal. Indispensable. Je n’imagine pas de commencer un cours « à froid ». Comme un sportif, j’ai la hantise du claquage. Cela m’est arrivé il y a très longtemps. Au commencement de mon métier d’enseignant. Pourtant, j’habitais à cent mètres du collège, au bord de la Creuse. La nuit avait dû être courte et le réveil peu efficace. Bref, pour arriver à l’heure, j’avais grillé toutes les étapes d’échauffement nécessaires à l’allumage du moteur. J’étais quand même arrivé avec seulement quelques minutes de retard. Les élèves m’attendaient gentiment dans la classe. Je me souviens qu’il s’agissait d’une classe de troisième que j’aimais beaucoup. Nous devions être en train d’étudier une pièce classique : peut-être Le Misanthrope. J’arrive, j’entre dans les classe ; les élèves se rendent compte immédiatement que je ne suis pas celui qu’ils ont l’habitude  de voir. Je dois être hirsute, légèrement hébété, avoir le regard vague… Pour donner le change, je mets la gomme immédiatement en attaquant l’acte sur lequel ils devaient réfléchir. Je parle, je m’embrouille, je cale… Une élève, dont je me souviens parfaitement du visage me dit avec beaucoup de gentillesse: « Monsieur, vous avez encore les traces de l’oreiller sur votre joue. » Tout le monde rit, et moi aussi. On est là, dans la classe, à se regarder comme des êtres humains, qui se comprennent sans pour autant être dans l’intimité de l’autre, mais dans le respect – mot à la mode aujourd’hui chez les adolescents. Je suis heureux car ils ont compris que leur professeur  a une vie dans laquelle il fait autre chose que corriger des copies et préparer des cours. Il est normal. Après cet intermède, Le Misanthrope devient étrangement lisible. Quel beau métier je fais ! J’ai à peine vingt-cinq ans. Je suis heureux d’avoir choisi d’être enseignant.

Aujourd’hui, cette scène est impensable. Il n’y a plus cette atmosphère bon enfant qui faisait passer le temps étrangement vite. Je ne cultive pas la nostalgie, je remarque seulement que les temps ont changé que les repères se sont déplacés. Entrer dans la classe est devenu un moment qui peut angoisser certains. Les premières secondes sont déterminantes. Déjà, dans les années soixante dix, mon directeur d’études nous le disait avec conviction. « Sachez qui vous êtes, car dès que vous entrez dans la classe, les élèves savent en trois secondes à qui ils auront à faire. » Et il ajoutait : « Laissez à la porte tous vos problèmes, tous vos soucis, car vous ne pourrez pas travaillez et être disponible. » J’ai parfaitement retenu ce précepte d’un sage ; les rituels sont des amers indispensables si l’on ne veut pas sombrer dans l’océan de la pédagogie. Evidemment, ils doivent revêtir du sens, s’intégrer dans le mouvement général de la séance, comme une respiration qui localise le dehors et le dedans – l’extérieur de la classe et l’intérieur de la classe – et qui favorise les échanges de savoirs. Rester  debout en arrivant dans la classe n’est pas la seule pratique à envisager. La mise au calme peut s’accomplir par la parole qui circule dans la classe, une parole dépouillée qui va explorer sommairement un thème d’actualité sur lequel chacun apportera un éclairage. Se débarrasser de ses habitudes extérieures, c’est permettre à la pensée et au raisonnement, à l’attention et à l’évocation d’entrer en scène pour le meilleur. C’est ce que l’on apprend au théâtre. Il faut « poser ses valises » dans les coulisses, afin de pouvoir jouer un personnage sur la scène. Etre un  élève ne se décrète pas. De même qu’être le professeur ne se mesure pas à l’aune d’un diplôme – aussi important soit-il, et ce dans tous les sens du terme. Ce n’est pas une rente. Chaque jour, lorsque l’on se rend à l’école, au collège, au lycée, à l’université, le trajet que nous empruntons nous permet de repenser au premier jour qui nous a vus entrer dans une salle de classe, de repenser aux dispositions d’esprit dans lesquelles nous étions, et de mesurer alors le chemin que nous avons parcouru. Rappelons- nous que le pédagogue de l’Athènes antique, c’est « celui qui conduit, qui accompagne l’enfant » à l’école, marquant ainsi le caractère itinérant de cette notion, l’image incrustée du chemin. Aujourd’hui, il n’y a plus d’esclave qui accompagne le fils du maître. Il n’en demeure pas moins que l’enseignant doive conduirel’élève sur le chemin de la connaissance, expression qui est d’ailleurs le titre – le chemin étant au pluriel, ce qui élargit le propos et le rend universel – d’une célèbre émission de France Culture : Les chemins de la connaissance.

Troisième semaine

« T’as combien de moyenne ? »

Remplir les bulletins scolaires n’est pas ce que je préfère. Loin s’en faut. Même si je comprends que ce bilan trimestriel serve de repère institutionnel, chaque fois que revient cette obligation, j’ai l’impression de remplir des documents administratifs hyper normés. Depuis plusieurs années, ce travail est informatisé et de fait a perdu le caractère personnalisé qu’il avait quand on rédigeait à la main ce document que reçoivent les familles trois fois par an. Les moyennes n’étaient pas ces chiffres que le logiciel n’arrive même pas à arrondir au demi- point (étrange) ; on ne trouvait pas de « 9,84 » - expliquez-moi le sens que peut bien avoir cette note ! Les appréciations manuscrites revêtaient un certain charme, ne serait-ce que par le graphisme de chaque professeur ; il y avait une épaisseur humaine dans ces bulletins-là. C’est entendu, ils sont désormais à mettre au rang des vieilleries, et bonnes à figurer prochainement dans la compilation d’un énième bouquin sur « L’école d’autrefois ». Je dis cela pour me démarquer de tout passéisme, j’accepte avec bonne humeur les progrès de la technologie scolaire, mais je ne veux pas qu’ils deviennent la fin à la place du moyen. Il y a maintenant des spécialistes de cette ingénierie qui vous sortent des courbes et des graphiques à faire pâlir le prix Nobel de mathématiques. Et alors ? Restons lucides et attelons-nous aux vrais problèmes : ceux qui concernent le quoi et le comment de notre métier – le pourquoi n’étant pas oublié – pour dessiner le triangle équilatéral des questions fondamentales qui régissent l’acte d’enseigner. Cerise sur le gâteau, il y a désormais la fameuse note de vie scolaire qui rappelle ce que l’on nommait naguère la note de « conduite ». Mais modernisme oblige, des textes au langage technocratique définissent cette note, si bien que pour la calculer, il est nécessaire d’être un as des additions qui prennent en compte les 0,25points. Je n’invente rien, c’est ce que je suis en train d’essayer de faire et que sans doute j’abandonnerai – ou plus vraisemblablement que j’arrangerai à ma façon – étant donné la motivation que m’inspire ce gâchisde temps. Ce gadget – qui enthousiasme les rédacteurs des textes officiels – reçoit un accueil plus qu’agacé chez mes collègues. Mais comme ils sont respectueux de la hiérarchie, ils obtempèrent – et moi aussi. Ils grognent mais ils accomplissent cette corvée. Jusqu’à quand ?

En terme d’évaluation, ce qui me paraît le plus intéressant, c’est la préparation avec les élèves, de ce fameux conseil de classe. Là, une vraie démocratie peut fonctionner, dans laquelle chacun se situe et prend ses responsabilités. On fait le point, la parole circule, mais un seul parle, c’est la règle. Beaucoup de choses se règlent dans cette antichambre du conseil de classe, souvent de petites choses, mais qui sont vécues comme des choses lourdes à porter. La classe peut être le lieu de la résolution de tous les petits problèmes, de la majeure partie des conflits qui sont secrétés dans tout groupe. C’est le lieu du constat et de la réassurance. Ce qui a marché, ce qui n’a pas marché. Ce qui est doit être fait en priorité. Individuellement et collectivement. Souvent, je ne suis pas tendre. Je tranche, mais sans excès. Dire la réalité – celle du travail et du comportement – est un passage obligatoire si l’on veut qu’il y ait progression du groupe. Ces jeunes adolescents comprennent parfaitement le message, à condition qu’il soit argumenté. Ensuite le conseil de classe est une sorte de chambre d’enregistrement, une officialisation de ce qui a été fait en amont. Avec les élèves, mais aussi avec les collègues avec lesquels on n’a cessé d’échanger sur la classe – souvent de manière rapide mais en allant à l’essentiel ; et puis quand la classe pose des problèmes sérieux, une ou plusieurs réunions sont organisées. Bref, tout le travail d’évaluation se fait dans un mouvement continu qui prend en compte le rythme de la classe, sa tension – basse ou haute. Alors, quand vient le moment de l’enregistrement, l’essentiel a été fait et l’on a l’impression parfois d’avoir gardé les lustrines des « Ronds-de-cuir » d’une époque révolue, malgré nos machines bourrées de giga octets.

Il y a quelques années, je m’étais amusé à relever les appréciations couchées sur les bulletins trimestriels. Je m’étais dit que cette prose bien conventionnelle – malgré toutes les grilles d’évaluation et de compétences qui circulaient déjà à l’époque – devait avoir peu de résonnance dans la tête d’un élève ou d’un parent. L’entretien – encore appelé dialogue pédagogique – serévélant au bout du compte ce qui pouvait le mieux accompagner celui qui apprend. Car dans cet acte fondamental, il importait de garder à l’esprit la dimension primordiale du savoir être, principe déclencheur du savoir et du savoir-faire.

La véritable histoire de Flaubert, l’Hospitalier

La grogne s’infiltre petit à petit dans le collège. La salle des professeurs vibre de fatigue nerveuse et de mécontentements. Rien de plus négatif que le sentiment de n’être pas écouté, soutenu. Ce n’est pas la révolte, c’est une colère qui monte depuis plusieurs semaines, que j’ai évoquée en filigrane. Je n’ai jamais connu une telle situation où l’incertitude encrasse les têtes qui auraient autre chose à faire. Mais comme je suis optimiste, je table sur une amélioration de cette atmosphère peu motivante, déstabilisante quelquefois. Fait rarissime, une heure de réunion syndicale a été demandée – c’est un droit ouvert à tous – mais il faut passer par une procédure très administrative – la demande verbale ne suffisant pas pour être prise en compte. Quand on érige la paperasse – dans ce type de demande  interne – en véhicule de la communication, c’est tout de suite mal engagé. C’est comme si la confiance était mise en touche, comme si les mots prononcés  n’avaient  plus de valeur propre comme « acte de parole ». On crée ainsi des tensions inutiles qui empêchent le vrai travail de se dérouler, celui du travail en commun, en équipe. Les énergies se réfugient dans le ressentiment. Il y a déjà suffisamment de difficultés pour travailler au mieux avec les élèves ; en rajouter relève d’un manque de savoir être…

Heureusement, il y a Flaubert et le plaisir partagé du texte. La légende de saint Julien l’Hospitalier, étudiée en classe de 4ème permet d’embrasser un texte court en même temps que de goûter l’écriture de perfectionniste du maître. Cet après-midi, nous avons exploré le texte autant que nous l’avons pu. Par le biais d’un questionnaire vrai / faux sur le déroulement de l’histoire, il fallait formuler des hypothèses et les vérifier en retournant au texte ;  il faut toujours retourner au texte, sans relâche, sans fatigue ; avec Flaubert, la récompense est présente ; comprendre que lorsque le narrateur écrit : « Un cri déchirant partit. », la mère de Julien n’est pas morte – ce que beaucoup d’élèves avaient cru –  même si Julien a lancé son javelot à hauteur de sa tête coiffée d’un « bonnet à longues barbes » croyant avoir à faire à une cigogne ; en réalité, ces longues barbes – des dentelles ressemblant à des ailes ont été transpercées, mais pas la tête de sa mère. De question en réponse, d’affirmation en révision, chacun commence à entrer dans l’univers du maestro avec un plaisir visible. L’histoire se déroule au Moyen Âge, mais les pulsions sanguinaires de Julien n’ont pas d’âge et les raisons de cette violence incontrôlable n’en finissent pas d’alimenter le cours, qui du coup a pris son rythme. Nous abordons la première grande scène de chasse dans laquelle Julien laisse exploser sa folie meurtrière. Le foisonnement lexical convient à merveille au carnage exécuté par le jeune homme pourtant érudit grâce à l’enseignement par un vieux moine très savant de « l’Ecriture sainte, la numération des Arabes, les lettres latines… » Une phrase marque les élèves : « Le ciel était rouge comme une nappe de sang. » Le commentaire est inutile. Tous ont pris la mesure de l’immensité de l’horreur perpétrée.

Constater que les élèves apprécient le style de Flaubert me rend tout simplement heureux. Nous ne sommes pas seulement dans un conte ; nous sommes aussi dans la réalité, celle qui consiste à transmettre des morceaux de culture à des jeunes gens qui soudain se mettent à poser des questions sur un texte qui les laissait quelque peu indécis au départ. L’humeur maussade  a fait place au vrai travail. Je peux terminer ma journée sur une bonne impression, presque reposé. Et demain, aurais-je le plaisir de connaître des moments aussi intéressants ? C’est ce que je me souhaite alors que le ciel bas se grise de traits fuligineux au-dessus des lumières de la ville. Je repense à Flaubert et le remercie de n’avoir pas ménagé sa peine pour créer ce chef-d’œuvre, lui qui était capable de s’enfermer dans son bureau pour y travailler jusqu’à dix-huit heures par jour. Il n’y a pas à dire. Le vrai travail, ça paye !

Rachmaninov

Le découragement me gagne parfois. Il s’invite subrepticement à la table de mes pensées, comme s’il voulait me dissuader de continuer à m’entêter ainsi dans ce que j’estime être ma mission. L’envie forte de tout laisser tomber revient régulièrement dans mon discours intérieur. Après tout, ce serait tellement plus commode de ne plus avoir ce regard professionnel sur les enfants que les parents nous confient dans le cadre encore républicain – mais pour combien de temps ? – de l’Ecole. Pointer le matin. Pointer le soir. Ignorer tout ce qui peut gâcher la vie extérieure. Prendre du bon temps en parfait consommateur égoïste, méprisant toute attitude d’altérité. Ah ! ce serait bien : se moquer de son travail, le considérer comme un « job » qui rapporte plus ou moins – moins,  sans l’ombre d’un doute, qu’il y a vingt ans – et ne pas s’embarrasser de questions fumeuses qui traitent de pédagogie ou bien  de la disparition des réseaux d’aide (RASED). Après tout, c’est bien cette désinvolture et ce mépris de la personne humaine que véhiculent nos plus hauts responsables. Le président traite ses concitoyens en les insultant : « Casse-toi, pauv’con ! » et le ministre de l’Education nationale fustige les enseignants qui font grève – ce jour du jeudi 20 novembre 2008 – en déclarant qu’ils « se permettent de faire la grève quatre fois par an alors que les artisans, les commerçants… travaillent eux… ». Cette violence verbale et ce déni des fondements républicains – le droit de grève – ne peuvent que dresser les accusés contre ceux qui sont censés les protéger. On aura compris que l’on prépare l’opinion publique à la privatisation de notre « chère Ecole » - comment faut-il comprendre le qualificatif « chère » - en montrant du doigt ces instituteurs laïcs qui osent se rebeller en mordant la main de celui qui leur donne leur avoine ; leur blé, de plus en plus truffé d’OGM antidémocratiques. Alors oui, je ne vois pas pourquoi  je me casse la tête à vouloir organiser des sorties pédagogiques à tel festival du film du court-métrage ou pourquoi j’ai inscrit ma classe à l’action « Collèges au cinéma » ; je me demande encore quelle mouche m’a piqué d’animer un atelier théâtre et d’emmener les apprentis acteurs (hors temps scolaire) voir quatre représentations durant l’année. A quoi sert toute cette agitation mon bon ami ? Nos élèves ont seulement besoin de savoir lire, écrire et compter ; et encore… La culture, vous savez, c’est quand même destiné à des gens qui… et qui… de futurs cadres, ministres, députés… Du beau linge. Bigard, le fameux « comique »,  est désormais distribué au peuple sous forme de pastilles à prendre chaque soir. Elles permettent de rire gras et de vomir sa bile. Quand je pense qu’il a joué du Molière, j’aienvie de pleurer de rage…

Alors, oui, je vais tout laisser tomber. Et c’est bien ce que veulent nos technocrates. Nous écœurer afin que nous devenions dociles et malléables, brisés et rompus ; serviles. D’aucuns penseront que j’exagère… rendez-vous dans moins de cinq ans, on en reparlera. J’ai débuté en 1973. Tout n’était pas parfait, oh ! non. Mais il y avait encore ce lien – conscient ou inconscient – à la culture, sous toutes ses formes, y compris populaire (je pense à l’Education populaire) qui unissait tous les acteurs de l’éducation. Je me souviens de mon premier cours durant lequel, paralysé de peur, j’avais travaillé sur les premières pages de L’étranger, d’Albert Camus. Je me souviens de l’émotion ressentie et par les élèves, et par moi. C’était un roman. Aujourd’hui,c’est la triste réalité de l’absurde sans philosophie, au ras des pâquerettes, qui prévaut. Nous sommes tous des Meursault en devenir, surtout la génération qui va petit à petit nous remplacer dans ce qui ne sera plus l’Education nationale. On sait la fin du personnage de Camus. Le désespoir est un sentiment qui n’a pas d’avenir. C’est ce que nos adeptes de la « novlangue » sont en train de mettre à l’œuvre. Tuer la culture, c’est à dire le partage de ce qu’il ya de meilleur,  par la mise en sommeil de l’esprit de liberté. 1984 de Georges Orwell n’aura eu que quelques décennies de retard.

J’écoute  SergeRachmaninov, lui qui fut toute sa vie dénigré par les spécialistes, mais qui a su toucher le cœur et l’esprit du plus grand nombre.Je retrouve la quiétude en écoutant son langage musical si proche de l’intime et de l’intelligence.

Quatrième semaine

Les temps sont passés de mode

Le passé « simple » ne l’est pas. A commencer par celui du verbe être, verbe emblématique, qui curieusement, n’existe pas – pas plus que le verbe avoir – dans la langue russe. Travail spécifique de conjugaison ce matin avec la classe de 3ème A ; je rends les contrôles qui portaient sur tous les modes et tous les temps de quatre verbes, dont être et avoir. Contrôle de routine, pensai-je… J’étais confiant au regard du travail de réflexion que j’avais entrepris avec les élèves, de l’attribution de sens à des mots tels que « mode, temps, simple, composé… » ; nous avions, me semble-t-il, bien travaillé sur ces fameuses lois de conjugaison, chères à mon maître Emile Genouvrier, lui qui m’avait si bien fait comprendre que la connaissance de la conjugaison était un pilier de l’enseignement de la langue, aussi bien pour parler, que pour lire et écrire. Certes, il est plus cohérent pour un adolescent de conjuguer le verbe être au présent de l’indicatif, voire au futur simple, mais surtout pas au passé simple, temps qui identifie le conte étudié en sixième, mais que l’on n’utilise plus dans la langue parlée. Il y a ceux qui savent : une moitié de la classe et puis ceux qui cafouillent, quand ils ne répondent pas. Un élève me dit qu’il y a trop de mots dans l’énoncé : « Etre à l’indicatif passé simple : 1ère personne du singulier et 1ère personne du pluriel », un autre m’apprend qu’il n’a jamais rien compris à la conjugaison, un troisième qu’il en a fait très peu depuis qu’il est au collège. J’essaie de rester calme. On reprend l’exemple de « être au passé simple » en décortiquant l’énoncé (travail personnel, travail au tableau, questionnement…). Petit à petit, à force d’énergie, on dégage les terminaisons caractéristiques du passé simple pour ensuite procéder par choix ou élimination ; j’essaie de les mettre les mains dans le cambouis afin qu’ils réalisent que rien ne se fera s’ils ne font rien, s’ils ne cherchent pas, s’ils ne font pas d’hypothèses et se contentent de rester sur leur « no man’s land » grammatical. Je pense n’avoir encore jamais rencontré cette situation pédagogique : un nombre élevé d’élèves qui refuse de se mesurer avec l’obstacle… du passé simple. Je passe l’heure sur cette correction, sans la terminer de façon satisfaisante. Je n’ai pas su conjuguer mes attentes aux leurs. Je demeure néanmoins amer car ils ne saisissent pas l’importance de nommer, de désigner ; pour eux, cela ne revêt pas un caractère utilitaire. L’un d’eux me l’a formalisé en me lançant à propos du futur antérieur : « De toute façon, on s’en sert jamais… »,  affirmation péremptoire – et passablement fausse –  qui le dispensait donc de s’y intéresser. Surtout ne pas se laisser envahir par la lassitude qui mène à l’amertume improductive. Je me lance dans d’autres argumentations, mais je vois bien que ça ne marche pas, que ça ne va pas. Tiens ! « aller » et « marcher » étaient aussi au programme de cette maigre interrogation sommative. Comment persuader mes collègues afin que nous conjuguions nos efforts pour sortir de ce mur du son de l’indifférence, ils sont aussi épuisés que moi. 

Ce refus des élèves  peut s’expliquer : ils ne veulent plus se confronter à leur difficulté, tant de fois rencontrée, tant de fois évacuée. Or, je leur propose de la regarder en face et de ne pas se laisser impressionner par elle, elle n’a pas les yeux de Méduse. Cette situation nouvelle les effraie. Eux qui aiment tant les défis tournent le dos. La pédagogie n’est pas « simple » pas plus que le passé, leur passé, qu’ils ne veulent plus voir, dont ils ne veulent plus entendre parler. Qu’on leur « lâche les baskets » ! Non, je ne lâcherai rien. J’ignore si j’arriverai à convaincre ces jeunes rebelles de réviser leur jugement sur « l’utilité » de connaître les lois de conjugaison. Ma volonté est de ne pas les laisser croire à leurs chimères, dont ils se gargarisent jusqu’à l’asphyxie. Ma démarche va bien au-delà de la grammaire, elle vise à leur faire prendre conscience que le monde dans lequel ils vont vivre ne leur laissera pas le temps de conjuguer tous les modes et tous les temps. L’impératif sera leur angélus toxique, leur futur sera mis sous le boisseau, leur présent n’aura plus de modes, il sera orphelin de toute intention, qu’elle soit au subjonctif, au conditionnel ou à l’indicatif. La novlangue du XXI° siècle sera binaire – « bon / inbon » –  comme l’avait écrit Georges Orwell.

Mais cela, bien sûr,  n’arrivera jamais. La fatigue et l’énervement me font prononcer des mots excessifs. Demain, je reprends mes esprits et je me donne pour objectif de terminer le programme. Ça, c’est possible !

« Toi, tu défends les élèves »

Les conseils de classe reviennent toujours  à la fin des saisons : à la fin de l’automne, à la fin de l’hiver, à la fin du printemps, l’été étant le seul épargné par cette recrudescence de feuilles noircies de notes et d’appréciations. Le rituel est bien huilé. Chaque participant le connaît parfaitement. Mais que s’y passe-t-il ?

Ce soir, j’ai participé au conseil des 4e D. J’en sors quelque peu déprimé. L’impression d’avoir travaillé dans une chambre d’enregistrement me laisse passablement abattu. Après le tour de table agréable, mais convenu, entre les délégués des parents, les délégués des élèves, les professeurs, le principal, on « étudie les cas particuliers ». Chacun y va de son appréciation qui se situe le plus souvent dans une approche pseudo psychologique ou bien à l’inverse dans une litanie mille fois entendue qui énonce que les mauvais résultats sont dus à un manque de travail. Il serait complexe d’aborder le domaine des compétences – qui d’ailleurs ne sont pas évaluées, comme c’était le cas il y a peu de temps dans mon collège – qui nécessitent une autre approche plus fine, moins caricaturale. Moi-même, je suis emporté, presque à mon insu,  par cette manière d’apprécier l’activité scolaire des élèves. Du sommatif, encore du sommatif ; aucune perspective réelle à visée progressive et formative. C’est ainsi dans la plupart des établissements : on fait les comptes. Quand l’assemblée du conseil a affaire à une bonne classe, cela se passe bien ; quand c’est l’inverse, on  peut entendre quelques refrains et même des couplets qui relèvent plus de la mise à mort que d’une attitude pédagogique – même la plus sommaire. Il y a quelques années, un collègue m’a apostrophé – pour ne pas dire attaqué – en plein conseil par le reproche suivant : « Toi, tu défends toujours les élèves ! » Et ce n’était pas un compliment. J’ai décidé de prendre la porte, écœuré par de tels propos. Le principal m’a compris et m’a demandé néanmoins de rester… Les conseils de classe s’apparentent plus à des « conseils de révision » qui se passent souvent de façon sympathique mais qui n’apportent que peu de renseignements concrets et de conseils avisés. C’est ainsi. Que faudrait-il faire ? Je ne le sais pas vraiment. Peut-être se contenter d’enregistrer sans gloser. Le vrai travail se fait en amont, notamment lors de la préparation de ce conseil avec l’ensemble de la classe, ceci sous la responsabilité du professeur principal. Et si cette préparation se faisait avec tous les professeurs de la classe ? Peut-être y aurait-il là un réel échange avec tous les partenaires, un peu comme dans une réunion de famille. La parole serait donnée par un « modérateur », garant de la bonne écoute et du bon déroulement de cette réunion. Utopie certes. Pourquoi ne pas essayer ? On parle beaucoup de démocratie, on la pratique moins. Les délégués de classe, même les plus brillants ne peuvent rapporter que quelques bribes signifiantes du conseil de classe. Ce qu’ils ont entendu et vécu est difficilement transmissible.

Le vrai problème qui se pose dans les conseils de classe, c’est l’absence de solution efficiente pour ceux qui sont en situation difficile. Travailler plus ou travailler mieux, être attentif, apprendre ses leçons… ne sont que des injonctions sans lendemains qui chantent. Si elles marchaient, on le saurait…

Le comment n’est quasiment jamais évoqué, pas plus que le pourquoi. On reste dans le quoi faire, strictement utilitaire, mécanique et rassurant car exempt de complexité.

Evaluer est un acte d’une complexité inouïe. Il requiert de l’humilité ainsi qu’une certaine dose de relativité et de distanciation (au sens brechtien du terme).  La reproduction des strates sociales est malheureusement la norme.  On sait que l’écart entre la base et le sommet se creuse à grande vitesse – ce qui n’empêche pas le niveau de monter. Une société qui accroît ainsi les différences ne pourra bientôt plus revendiquer sa devise : « Liberté-Egalité-Fraternité ». C’est pourtant sur ces trois piliers qu’elle s’est bâtie. Avec les nouveaux fichiers-élèves qui font leur apparition, nous allons vers une évaluation qui, très tôt, enfermera les élèves dans un ghetto social d’où ils ne pourront plus sortir. Il seront fichés, pas encore sous tutelle biométrique, mais à coup sûr figés dans une case d’où il leur sera dur de s’échapper. L’avenir sera écrit dès la naissance, comme avant l’abolition des droits féodaux.

Mais encore une fois, tout ceci n’est qu’une pure fiction due à mon imagination fatiguée…

« Ô temps, suspends ton vol ! »

Trois mois se sont déjà écoulés. A quelle vitesse ! J’ai l’impression que plus les années passent, plus le temps scolaire s’accélère. Est-ce une impression toute personnelle. Je ne le pense pas, beaucoup de mes collègues, dont certains moins anciens, me confirment cette sensation. La perception du temps est un  sujet philosophique inépuisable, intemporel pourrait-on dire pour se jouer des horloges qui rythment notre vie. De façon plus terre à terre, il est indéniable que les conditions de travail des enseignants, l’environnement social, les diverses pressions, les nouvelles contraintes inspirées du management de l’entreprise ne permettent plus de vivre le temps scolaire comme d’aucuns pouvaient le faire naguère. C’est bien simple, quand je pars le matin, la tête pleine et effervescente à la pensée de ce que je vais avoir à accomplir durant la journée, je n’ai pas le temps de vivre tout ce que j’ai imaginé que déjà la journée est terminée. J’éprouve alors le sentiment étrange de n’avoir pas vécu cette journée, d’en avoir été l’otage plutôt que l’acteur. En cette fin du mois de novembre, j’éprouve le même sentiment : avoir été porté et brinquebalé dans ma barque par un flot impétueux qui m’obligeait à m’accrocher aux bois de ma frêle embarcation, afin d’éviter de boire la tasse ou pire de me noyer. Comme si tout était fait, avait été calculé pour que nous ne soyons plus les maîtres de nos actions, simplement des exécutants qui, à la moindre fausse manœuvre, se retrouvent projetés par-dessus bord. Des galériens qui rament au son syncopé du tambour.

Je me souviens de mes premières années de jeune prof. Tout était plus simple, plus facile, plus évident. Le travail en lui-même demandait de l’énergie et de la discipline, de la méthode, nul laxisme à signaler, non… Ce qui était différent, c’était tout bonnement la vie dans le collège, les relations entre les différents « acteurs », qu’il s’agisse des élèves, des collègues, de l’administration, des agents chargés de la cuisine et de l’entretien. On savait encore vivre. Des repas de fête, des anniversaires, une atmosphère bon enfant, des discussions souvent passionnées dans la salle des profs… Il y avait de l’humain qui planait « entre les murs ». Certains penseront que ce genre de propos est caractéristique d’une attitude de vieux grognard qui suggère que « c’était mieux avant », qu’il témoigne d’une volonté de retour en arrière préjudiciable à la notion de progrès… Ils peuvent le penser pour se rassurer… La réalité est bien là, palpable : le collège est devenu un lieu qui cristallise tous les malaises de la société, et il est bien normal que nous le ressentions. L’Ecole est petit à petit infiltrée par cette dépression insidieuse que l’on tente de nier à grands coups de déclarations optimistes du type : « La rentrée s’est très bien déroulée » ; qui pourrait être dupe ? On fabrique un mensonge d’Etat en faisant croire aux usagers de l’Ecole qu’en supprimant des milliers de postes, on obtient néanmoins un meilleur taux d’encadrement… Il est vrai que le ministre, interrogé en direct à la télévision,  cale sur une règle de trois...

Oui, le temps qui s’accélère est le symptôme de cette profonde mutation qui s’opère, peut-être de façon irrémédiable. On découpe la semaine pour élargir le week-end, mais on ne s’attaque surtout pas à la journée ; au contraire, on la charge encore plus en y ajoutant des heures de soutien pour ceux qui ont des difficultés. Etrange calcul qui consiste à charger encore plus celui qui ploie déjà sous une masse de notions incomprises. Le pauvre, s’il en réchappe, on lui décernera une médaille.

En son temps, Rimbaud avait énoncé le sublime : « Changer la vie ». Il aurait fallu mieux le lire et l’écouter afin de ne pas galvauder dans la sphère politique sa vision de poète. Est-il encore possible de « changer l’Ecole » afin que le temps qui passe nous permette de reprendre nos esprits pour offrir à nos enfants et à nos petits-enfants autre chose que cet avenir virtuel dans lequel le temps a totalement disparu. Et l’humain avec.


Octobre 2008

Première semaine

Pas de parole sans pédagogie

Hier soir, je suis allé, avec mon fils, voir Entre les murs, le film de Laurent Cantet. Deux heures pleines qui passent très vite tant la qualité artistique est grande. Il est bon de rappeler que c’est un film et non un documentaire, ceci pour dissiper toute possibilité de malentendu. Il ne faut pas regarder le film en y cherchant une réflexion soutenue sur la pédagogie. Ce n’est pas le propos. Ici, on assiste à une sorte de joute verbale entre François Marin, le professeur de français de la classe de 4°3 et ses élèves qui composent un groupe plein de vie et de révolte. L’emploi de l’imparfait et l’autoportrait – avec le support du journal d’Anne Frank – sont les seuls éléments qui abordent le travail pédagogique. Non, le véritable enjeu est ailleurs. Il s’agit d’observer les rapports de force à l’intérieur d’un groupe constitué – une société, dont les lois sont écrites noir sur blanc dans le règlement général du collège Françoise Dolto. Collège bien nommé puisque c’est la parole qui en est le personnage principal, parole qui échappe assez souvent aux élèves-acteurs ainsi qu’à François. Entre les murs est un titre qui évoque l’enfermement ; les élèves sont effectivement tenus d’y demeurer plusieurs heures par jour et n’en sortir qu’après le signal de la sonnerie ; mais c’est surtout la parole qui y est enfermée, elle se cogne contre les murs de la classe quand elle ne ricoche pas avec violence dans la figure des interlocuteurs. Elle devient plus une arme antipersonnelle  qu’un outil d’apaisement. D’ailleurs, le fameux mot de « pétasse » - prononcé dans un dérapage verbal par François - fait exploser la paix tendue qui régnait déjà. Le Conseil de discipline exclut l’élève fautif – sans avoir vraiment résolu le contentieux – et l’année scolaire se termine sur un long plan fixe de la classe où les chaises et les tables de guingois suggèrent les échauffourées langagières des neuf mois précédents. Magnifique film donc, qui explore les relations humaines – la classe ayant ici valeur de laboratoire, (ce qui ne devrait pas être) – dans sa dimension la plus élémentaire : la volonté de s’imposer à l’autre. Car François commet beaucoup d’erreurs relationnelles. Il instaure un climat qui manque de clarté, se situant entre l’autorité institutionnelle radicale et le copinage. D’ailleurs, à la fin d’un cours, il convoque Khemba , qui est particulièrement vindicative et récalcitrante, en lui demandant pourquoi elle n’est pas comme l’année passée lorsqu’elle faisait preuve de « copinage » (avec lui). Ce mélange des genres a de quoi déstabiliser n’importe quel adolescent. Le film démontre parfaitement les précautions infinies à prendre avec les mots que l’on envoie aux élèves. Personne n’est à l’abri d’un dérapage ; il est hors de question de stigmatiser François plus que les images ne le font.

La difficulté de notre métier est parfaitement mise en relief : le « maître » doit d’abord l’être pour lui. Hors de cette discipline, il lui sera difficile de naviguer sereinement. François l’a bien compris – mais  trop tardivement : il a déclenché des réactions en chaîne qu’il ne contrôle plus, même s’il essaie de dissuader ses collègues de voter l’exclusion de Souleymane. Il est trop tard, la machine ne peut plus s’arrêter. S’il y a eu une grosse gaffe de faite par François, c’est certainement lorsqu’il prononce le terrible : « limité », pour évaluer le niveau scolaire de Souleymane, et qu’après ce mot lui est rapporté par les déléguées de classe. Quel adolescent accepterait d’être jugé ainsi ? Quand l’affectif et l’émotif occupent trop d’espace, il n’y a plus de place pour le travail en classe, pour l’enseignement, pour la pédagogie. Pour « accompagner l’enfant », il faut lui donner une place, sa place, celle d’un adolescent qui ne doit pas obéir à ses pulsions primaires mais qui doit appréhender l’activité de l’école avec des outils autres que ceux des rapports de force. Quand il n’y a plus la médiation du savoir, c’est ce qui se passe dans et hors les murs de l’Ecole : « La loi du plus fort est toujours la meilleure ». La grande force de l’Ecole de la République, c’est de s’être bâtie sur la devise « Liberté-Egalité-Fraternité » L’éducation et la culture doivent investir massivement les murs des écoles, des collèges, des lycées et des universités. Cela n’exclut pas la dimension humaine et émotionnelle ; mais celle-ci ne doit pas se construire sur un terrain sans assises éducatives au risque de tomber dans des ornières blessantes. Philippe Meirieu, voici quelques années, avait dit ceci, parlant de la relation maître -élève : « Il ne fautplus travailler face à face, mais côte à côte. » C’est exactement ce qui ne se passe pas dans le film. La classe est un affrontement permanent, un champ de bataille où chacun perd son identité : le maître n’enseigne plus vraiment, les élèves n’apprennent plus vraiment. Il n’empêche qu’Esméralda stupéfie François en lui citant Socrate, qu’elle a découvert grâce à sa grande sœur qui fait du Droit et a lu La République de Platon. Quand même, cela semble un peu téléphoné…

Reste la vérité des personnages qui sont les archétypes d’une société dans laquelle l’individu a oublié qu’il ne pouvait pas exister sans les autres. Les mots de l’Ecole ne sont pas faits pour diviser, ils sont faits pour rassembler autour d’un projet de travail émancipateur. Quand chacun aura compris cette urgence, les hostilités cesseront. Entre les murs et hors les murs.

Une journée ordinaire

Lever à six heures quinze. Arrivée au collège à huit heures. Quelques bonjours rapides échangés dans la salle des profs. Sonnerie. Début des cours à huit heures cinq. Deux heures avec la classe de 3ème B. Je sens très vite que le cours va être intéressant. Nous travaillons sur l’autobiographie : quelques incipits de romans, qui évoquent pour la plupart la naissance de l’écrivain, servent de support à un travail écrit qui consistera à « imiter » un des auteurs : Pagnol, Chateaubriand, Stendhal, Grafteaux, Cavanna, Yourcenar, Mauriac. Pagnol et Yourcenar sont plébiscités. Pagnol est connu de tous, grâce aux films tirés de son œuvre ; deux élèves seulement ont lu La gloire de mon père ; Marguerite Yourcenar séduit plus les filles – c’est la seule écrivaine citée – , et son incipit très généalogique et géographique représente un canevas bien repérable comparé à Pagnol qui pose la Provence en protagoniste incontournable. Bref, chacun se sent motivé, y compris les plus rétifs à l’écriture. Je suis de bonne humeur. Très important. Ce qui a permis l’allant d’écriture, c’est un paramètre essentiel que j’ai modifié dans les consignes. Il y a possibilité de s’inventer un lieu de naissance rêvé, une généalogie imaginaire ; autrement dit, on peut faire de l’autobiographie sans parler de soi pour de vrai : presque une imitation dans l’imitation. En effet, quand on est adolescent, parler de soi – même du lieu de sa naissance –  relève d’un exercice perçu comme une intrusion dans son intimité. Ils sont rassurés. Ils peuvent mêler le vrai et le faux, je ne ferai pas une enquête. Ma visée est de les faire écrire. Ils écrivent. Et plutôt bien. Questions, demandes d’aide, utilisation du Robert collège, les plumes grattent le papier. A dix heures, l’essentiel est fait. Demain matin, on terminera en mettant l’accent sur le vocabulaire descriptif (paysages, monuments, rues…)

Récréation de quinze minutes. Beaucoup de bruit dans la salle des profs ; c’est préférable au silence. Fin de la pause ; je n’ai pas cours ; j’en profite pour corriger un paquet de copies (un contrôle de grammaire – des révisions de début d’année, ainsi que des textes de 4ème – une suite de texte fantastique) ; le temps file à toute allure.

Dernière heure de la matinée avec les 4ème C. C’est la séance hebdomadaire consacrée aux lectures (les miennes, celles des élèves), avec pour corollaire des exposés, des discussions, des débats qui s’appuient sur des outils d’analyse en cours d’élaboration, notamment l’explication et l’argumentation. Un élève volontaire fait le cobaye pour présenter un roman historique et policier – l’assassinat de Jules César. Grâce à son travail, je peux expliciter la fiche méthodologique que je leur ai distribuée la semaine dernière. Présenter un livre que l’on a aimé, c’est bien, il faut cependant donner des repères à ceux qui écoutent pour qu’ils puissent apprécier ce livre – des repères narratifs, explicatifs, descriptifs, argumentatifs, sans oublier une lecture à voix haute d’une trentaine de lignes pou avoir une idée de la musique de l’auteur. Pour terminer la séance, je leur lis un passage du Dracula de Bram Stoker ; «… les canines aiguës d’une blancheur encore soulignée par le rouge vif des lèvres… » du vampire les incitent à plonger leur yeux dans cette littérature fantastique.

L’après-midi, deux heures avec la classe de 4ème C. Au programme, la suite de la séquence sur le genre fantastique. Le texte d’étude est une nouvelle de Maupassant : La nuit . Lecture silencieuse d’abord qui montre les profils de lecture de chacun ; la diversité y règne. Il faut intégrer toutes ces composantes, permettre à chaque élève d’être toujours dans un mouvement de recherche personnelle : sens de l’histoire, lexique, style, construction narrative, thématique… Le temps et la mort occupent toute la trame du texte ; la classe perçoit bien le malaise du narrateur qui, petit à petit,  voit ses sens dépossédés de toutes les signes de la vie alentour. Le temps et la mort ne font-ils qu’un dans ce cauchemar insoutenable ? Le  narrateur qui fuyait le jour et chérissait la nuit se retrouve prisonnier sous les réverbères éteints de Paris. La Seine s’est tarie, c’est la fin, l’eau ne coule plus sous ses mains. Est-ce le sang de ses veines qui lui annonce un funeste présage ? Malgré la fatigue de la fin de journée, nous avons bien travaillé, les élèves ont relevé toutes les marques textuelles du temps : ils comprennent mieux l’obsession du narrateur, en proie à ses angoisses. La littérature a éveillé les esprits. Personne n’est indifférent aux questions posées par la nouvelle : un jour, tout s’arrête.

Il est « cinq » heures, et je n’ai pas sommeil.

Dans la peau de John Malkovich

Il y a quelques années, j’ai vu un film qui m’a marqué :  Dans la peau de John Malkovich . Un marionnettiste sans succèsrepère une porte – dans le bureau où il a été embauché – qui mènerait dans la tête de John Malkovich, le célèbre acteur – et donc dans le secret de ses pensées. Je n’ai pas l’intention de parler de ce film, mais simplement de partir de cette hypothèse pour me poser la question suivante. Que se passe-t-il dans la tête des élèves lorsqu’ils sont dans la classe, en cours, et qu’ils reçoivent des dizaines d’informations tout au long de la journée ? Je n’ai en aucune manière la volonté d’imiter le marionnettiste ! Ni de me projeter dans un univers fantastique ou de science-fiction. Je veux seulement dire que plus le temps passe, plus je me pose cette question : quand je fais mon cours, que se passe-t-il dans leur tête ? Bien sûr, il y a leurs questions, leur façon de participer à la séance qui me donnent quelques indications. Mais elles sont souvent minimes et se limitent la plupart du temps à des demandes ponctuelles, très opératives. Ce qui m’intéresse dans ce questionnement, c’est la posture intellectuelle utilisée par les élèves, le raisonnement ou son absence, les stratégies ou leur absence, les trous noirs de l’incompréhension, les efforts fructueux mais surtout ceux qui ne le sont pas… On l’aura compris : dans ce domaine, les questions sont primordiales, les réponses – sans être secondaires – relèvent d’un autre débat, sans doute assez délicat pour ne pas dire dangereux. L’intrusion dans l’intimité des cerveaux s’apparenterait au totalitarisme et à la négation du libre arbitre. Je pense que si l’on pouvait visualiser les séquences réflexives qui se déroulent dans le crâne de ceux à qui nous nous adressons dans l’espace de la classe, nous serions certainement contraints de nous poser et de nous reposer nombre de questions plus insolites les unes que les autres. Encore une fois, ce schéma de science-fiction orwellien n’est en aucun cas souhaitable.

Il existe une disposition d’esprit qui s’appelle l’empathie, que l’on n’utilise que très peu, qui permet de respecter l’individu dans son intimité tout en faisant l’effort de le comprendre. L’empathie consiste en effet  à faire la démarche de se mettre à la place de l’autre lorsqu’on lui envoie un message ; à imaginer l’effet que nos paroles peuvent produire sur ses pensées.  Autrement dit, c’est ne pas être dans le simple envoi mais aussi dans l’accompagnement de la réception. C’est ne pas être dans l’unique moi mais aussi dans l’altérité. Les élèves sentent parfaitement cela, cette infra-communication qui leur donne ou non l’envie de s’investir ou bien de jeter l’éponge dès les premières consignes données. La parole du professeur est un outil particulièrement complexe à utiliser. Il ne faut surtout pas que ce soit le seul outil à sa disposition, sinon il risque de blesser et de se blesser avec cette arme à double tranchant.

Se mettre dans la peau d’un élève, c’est ce que j’avais proposé il y a quelques années à mes collègues. Je leur avais soumis l’idée suivante : retrouver le statut d’élève pendant au moins une journée – une semaine étant l’idéal – pour éprouver les sensations et les sentiments d’un adolescent assis toute une journée sur une chaise. On a oublié l’époque où nous étions élèves – ou plutôt on l’a intégrée dans notre parcours – parce qu’elle s’est en général assez bien passée sur tous les plans. Aujourd’hui, les choses ont bien changé : un jour un  élève a suggéré devant ses camarades ravis, que ce serait une bonne idée qu’il soit payé pour venir en classe ! Comment peut-on avec un schéma pareil en tête s’intéresser de près ou de loin à l’œuvre de Flaubert ou de Maupassant. Quand le « maître » connaît ce type de représentations, il est sûr que son discours va se modifier, non pas de façon démagogique ou conciliatrice, mais va devoir s’étoffer d’arguments auxquels il n’avait pas pensé auparavant. Nous avons tous été des élèves et nous l’avons tous oublié sauf ceux parmi nous qui ont eu un parcours un peu « rebelle » mais qui ont su redresser la barre quand la mer se démontait méchamment. En 2008, bien qu’ils s’en défendent, beaucoup d’enseignants s’adressent à leurs élèves comme s’ils avaient devant eux de futurs semblables – inconsciemment bien sûr ! Or la société n’est pas monocolore, elle est multiple et complexe. Se mettre dans la peau d’un élève n’est pas une fin en soi, c’est de temps en temps une bonne initiative pour ne pas oublier qu’il ne peut y avoir de véritable formation sans adhésion de ceux qui reçoivent cette formation. Je me rappelle le plan de formation-lecture  pour les enseignants mis en place en 1989. Il était obligatoire. J’étais formateur dans le cadre de la Mafpen d’alors. J’ai vu et on m’a rapporté des scènes que certains élèves dits perturbateurs n’auraient pas reniées. A cette occasion, les enseignants hostiles – et ils pouvaient avoir leurs raisons – avaient recouvré leurs réflexes d’élèves. Ils avaient réintégré leur peau d’adolescent l’espace de ces quelques jours qui leur semblaient insupportables parce qu’ils n’avaient pas eu le choix de dire non. J’avais même dû faire remarquer assez sèchement à l’un de mes collègues « stagiaire » qu’il se comportait d’une façon encore plus insupportable que celle de ses élèves dont il disait pis que pendre… Il n’avait pas répondu à mon coup de colère dont je n’étais pas spécialement fier. Néanmoins cet épisode montrait que chacun reste le plus souvent dans sa peau sans se préoccuper de celle de l’autre de peur sans doute de se déprendre à son contact.

 

Deuxième semaine

E la nave va (Fellini)

Octobre est engagé, un tempo devrait être perceptible dans le collège. Un certain rythme qui donne à sentir que le moteur, après une période d’échauffement, a trouvé son allure, sinon de croisière, du moins un mouvement qui fasse vibrer les parois du navire. Quel est le cap ? Où va-t-on ? Difficile à dire… Les élèves peuvent respirer cette ambiance-là ; sans verbaliser cette atmosphère, ils sont à même de humer cette incertitude quant à la direction empruntée. Car un établissement scolaire ne peut bien fonctionner que si chacun sait où l’on va.

Retour à la classe. L’énergie sereine est plus que jamais nécessaire. Il faut, pour bien travailler, se poser en repère visible et ferme, sans autoritarisme cassant, mais avec une ténacité constante. L’enjeu n’est pas de dire : « Je suis le chef » ; c’est au contraire de le taire pour mieux le montrer. Dans la bonne organisation de la classe, qui doit être capable d’allier exigence et souplesse, autant que dans la mise en place des séquences de travail – qu’elles soient envisagées en classe ou à la maison. Cette année, j’inaugure une façon de faire qui vise à faire de la classe – ou tout autre lieu du collège, comme le CDI ou la salle informatique –, le lieu opératif par excellence, de sorte que ce qui reste à terminer à la maison soit fortement allégé. Dans les années 1985, l’INRP avait publié un ouvrage au titre presque provocateur : Pourquoi ne pas apprendre en classe ?  La réponse était contenue dans la question – à la formulation teintée d’une ironie bienfaisante. Il ne s’agit pas – hier comme aujourd’hui – de délester ces chers petits de tout travail à la maison, mais de leur proposer de concevoir autrement l’activité d’apprendre : en classe, un travail qui prend le programme à bras le corps et fait transpirer en solitaire ou en équipe, à la maison un travail personnel – c’est à dire qui n’apparaît pas de façon formelle sur le cahier de textes (l’agenda, autrement dit « ce qui doit être fait ») et qui a pour objet de se cultiver à la carte ! En français, c’est bien entendu la lecture personnelle et ceci dans tous les genres, y compris – pourquoi pas – les mangas ! L’élève doit respirer quand il rentre chez lui et pour cela, sans se départir de l’école, il lui faut changer d’air. Je ne suis pas naïf ! Je sais parfaitement comment certains élèves – mais aussi des enseignants ou des parents – pourraient interpréter cette disposition. Non seulement je l’assume, mais encore je la défends. D’abord, les élèves ont toujours un travail scolaire à réaliser et pour le correcteur de copies que je suis, il est plus agréable de lire des copies de qualité plutôt que des brouillons inachevés ; l’élève y trouve son compte car il se valorise et acquiert de la confiance. Ensuite, les plus démunis face à leur organisation inexistante à la maison, sont bien obligés de travailler en classe – d’être actifs – puisqu’il y a le cadre contraignant des lieux et les questions que l’on peut poser – à ses copains ou bien au professeur. Je ne suis pas naïf car je sais qu’au départ, bon nombre d’élèves vont s’affranchir de cette liberté. C’est humain. Mais il y aura d’autres élèves qui saisiront cet espace pour entrer dans le monde des livres. Ils seront les porteurs d’une façon de concevoir l’école qui essaie d’équilibrer la classe et la maison, les contraintes et la liberté. Se cultiver –  non pas dans le but d’accumuler mais dans celui de découvrir et d’apprécier – nécessite une démarche personnelle, sans doute initiée par un tiers, qui prend en compte la dimension du voyage comme vecteur d’accès à l’humanité, à l’humanisme. L’Ecole a pour impérieux devoir – encore plus aujourd’hui qu’hier – de donner à ses enfants toutes les opportunités pour qu’ils ne s’enkystent pas dans une société qui les souhaite dépendants, captifs et serviles. Lire devient un acte personnel fort. On a oublié la censure royale qui faisait de l’Encyclopédie une œuvre à brûler. Ce n’est pas seulement le rôle du professeur de français d’inviter à cet acte libérateur, c’est aussi celui de toutes les autres disciplines qui doivent s’associer à cette entreprise pour retrouver et redonner à l’acte pédagogique un sens et une parole perdus aux yeux de ceux qui devraient en hériter. Lire et écrire sont les fondements de notre Ecole. J’ai peur que nous nous en éloignions et que la liberté en découle ne s’amenuise sous le boisseau d’un retour à l’autoritarisme.

Fin de partie

C’est la fin de la journée. Après six heures de cours, je suis content de partir du collège. L’air automnal s’est adouci sous un vent chargé de pluie. Je rejoins ma voiture d’un pas rêveur. Dans la rue, à la sortie du collège, il y a encore beaucoup d’élèves qui restent collés devant les grilles ou bien assis sur le muret des maisons qui bordent le trottoir opposé. Comme s’ils n’arrivaient pas à s’arracher à ce collège qui les oblige à se lever aux aurores, le corps empli de bâillements pour la journée. Ces élèves-là, ce sont surtout ceux qui ne prennent pas le bus, en général ceux qui sont en troisième et se sont débarrassés précocement des contraintes familiales et du contrôle horaire. On fait pétarader son « booster »,  de quoi épater les filles de la classe. On flirte discrètement, mais aussi ouvertement, avec un petit air de provocation. Rien que de très normal. Avant de monter dans ma voiture, quelques élèves me lancent un « au revoir » plein de gentillesse. J’en suis tout heureux. Pour un peu, on penserait que la vie est belle, que cette insouciante adolescence (insouciance adolescente…) ne fait que répéter et mimer les rituels des générations précédentes. Non. Il n’y a plus cette atmosphère de liberté qui baignait ma génération – celle qui avait un peu moins de vingt ans en mai 68. Les adolescents sont formatés dans le moule de la  mode mercantile. Ils se pensent libres alors qu’ils sont entravés de la tête aux pieds. Sous leurs poses émancipées, ils essaient de (se) donner le change. Ils ont besoin de se trouver. Ce sera plus difficile que ce le fut pour ma génération. Leurs certitudes reposent sur des supports virtuels. Ils méconnaissent la vraie vie ou bien ne souhaitent pas la regarder, tellement elle est dure et inhumaine. Insupportable.

Je démarre. Je traverse la ville. Le fleuve encore sauvage me renvoie les images de ma jeunesse. Je suis sur un nuage qui n’existe plus que dans mon souvenir. Dans trois ou quatre décennies, quelles images le fleuve renverra-t-il à ces adolescents sans repères solides ? Suis-je pessimiste ? Malheureusement, je ne le pense pas.

Je suis un peu fatigué. Quelques courses avant de rentrer à la maison. La pluie se remet à tomber. Le ciel est gris. C’est « un temps de saison ». J’arrive. Je dois préparer les cours pour demain (les valeurs du présent, le compte rendu d’un travail d’écriture sur l’autobiographie, l’étude de deux textes sur le même thème, l’un de Jean-Jacques Rousseau, l’autre d’Azouz Begag – la réflexion portera sur Le moiet les autres). De quoi alimenter l’analyse et les arguments ! Du moins, je l’espère. On ne sait jamais comment va tourner une séance ; tant de paramètres sont en jeu, à commencer par l’énergie dont le professeur dispose et sa capacité à intégrer les paramètres de la classe à ceux qu’ils a programmés auparavant. Enseigner, c’est se projeter sans cesse dans le concret, c’est réviser en permanence ses certitudes pour les transformer en doutes créateurs. La phrase que je préfère à la fin d’un cours, c’est : « Monsieur, ça sonne déjà ! », réflexion spontanée qui étonne autant celui qui la prononce que celui qui la reçoit.

Je pense à cette collègue qui, cette semaine, s’est pendue dans son école. Les médias nous assènent qu’elle était dépressive – sous entendu, le système n’y est pour rien. Quand j’entends cette explication, je me dis  que c’est  le système qui est en réalité dépressif, et qu’il inocule à ses éléments un remède toxique qui commence à détruire les moins immunisés. A qui le tour ? Que les décideurs du haut cessent de débiter leur compassion sirupeuse. Que ceux qui veulent que la partie continue se rassemblent et travaillent pour le bien commun : celui de cette jeune génération qui renferme en elle la force et la beauté de la jeunesse – mais qui ne le sait pas.

L’indice du CAC 40 est remonté de 0,4% après avoir baissé de plus de 9% hier. La partie n’est pas perdue pour tout le monde. Game over !

« Monsieur, combien  faut faire de lignes ? »

Corriger des copies… Je ne veux pas compter toutes celles que j’ai déjà corrigées depuis que je suis dans la partie. « C’est énorme », diraient mes élèves. Gigantesque sans doute. Indispensable certainement. On pourrait imaginer un cours de français sans copies à rendre ni à corriger mais serait-ce encore un cours de français ? On pourrait imaginer une évaluation essentiellement basée sur l’oral (notamment les présentations de livres et d’auteurs) ? Mais serait-ce encore un cours de français ? On pourrait imaginer un cours de français sans évaluation aucune. Et ce ne serait pas un cours de français. Ou plutôt ce serait un cours de français amputé d’une dimension capitale : la nécessité de savoir où l’on se trouve dans l’apprentissage et la maîtrise de la langue – orale et écrite. Ecrite surtout. Car c’est dans cette activité que tout se joue. Mettre à distance son imagination – dans une narration simple – ou bien sa pensée – dans une argumentation élaborée – permet de se situer et donc de progresser dans ce voyage à travers la langue et ses applications. Vaste programme à partir duquel il faut faire montre d’une humilité de tous les instants. Surtout ne pas corriger des textes (j’abhorre le vocable rédaction) en pensant lire un texte littéraire. Il n’est pas certain que l’on apprenne à écrire à l’école (au sens littéraire, c’est ce que disait Hervé Bazin) mais ce qui est certain c’est que l’on y découvre l’écriture et ses sortilèges, son apparente simplicité (« Il suffit de passer de l’oral à l’écrit », entend-on encore) ; puis quand on retrousse ses manches, sa complexité multiforme, ses casse-tête syntaxiques, l’infinie richesse de son sémantisme.

Aussi quand j’ai sous les yeux la copie d’un jeune « écriveur », je repense d’abord à celui que j’étais quand j’avais leur âge et que je me retrouvais devant un sujet qui me faisait réagir de façon peu amène,

en proférant dans ma tête des locutions incongrues auprès desquelles les éructations du capitaine Haddock auraient pu passer pour des mots ourlés de dentelle. Malgré cette mauvaise humeur, je me mettais au travail sans vraiment utiliser une méthode – je crois bien que j’y étais rétif – et j’arrivais tant bien que mal à accoucher d’une trentaine de lignes (la marge m’y aidait un peu…). Rendre ma copie en temps et en heure était pour moi un impératif que je m’étais fixé. Je savais confusément que si je ne rendais rien – ou pas grand chose – ce serait le début d’un engrenage que je ne voulais pour rien au monde. Le retour des copies corrigées était un moment éprouvant car en ce temps-là, les professeurs avaient la mauvaise habitude de rendre les copies en clamant les notes soit dans l’ordre croissant, soit dans l’ordre décroissant – les deux systèmes étant aussi insupportables. Bien entendu, personne ne fait plus cela aujourd’hui… Quand ma note basculait dans le bon sens (au-dessus du fatidique 10), je poussais un « ouf » de soulagement. Je me souviens d’un 8 d’autant plus cuisant que j’appréciais énormément la professeure, et que je m’étais beaucoup investi – du moins le pensais-je – dans ce devoir. Quand on a quatorze ans ou quinze ans, écrire c’est surtout rédiger des mots doux pour celle qui nous fait rougir lorsqu’elle s’adresse à nous autrement que pour nous demander un  stylo. Ecrire en quatrième ou en troisième demande un réel effort et c’est cet effort qu’il faut encourager et valoriser à tout prix. Sinon, la partie est perdue. Qu’on me comprenne bien. Il ne s’agit pas de « mettre des bonnes notes » et  passer pour le gentil de service. Il s’agit de dire précisément à l’élève sur quels paramètres il sera évalué, quelles seront les consignes à respecter absolument. Quand on pratique ainsi, tout se passe mieux et les plus timorés devant la page blanche n’ont plus cette appréhension qui les figeait. Savoir que le résultat final (la note) sera la conséquence du respect de ses consignes évite de juger. On évalue. Et puis, il existe cette possibilité – insuffisamment employée – qui consiste à retravailler le texte décevant. Alors on peut parler d’écriture puisqu’il y a réécriture !

Sur le terrain, rien n’est simple ; il faut vraiment se battre et être exigeant surtout quand la langue n’est pas compréhensible. Je suis parfois effaré quand je lis certaines copies dans lesquelles, visiblement, l’élève méconnaît des règles de base. Rester calme et réfléchir à des moyens de sortir de cette impasse, c’est faire de la pédagogie, c’est travailler sur le terrain. Aucun manuel aussi excellent soit-il  ne peut le faire.

C’est en écrivant qu’on apprend à lire, c’est à dire à comprendre le monde ; et la tâche du professeur de français – entre autres – en devient d’autant plus engagée. Et passionnée certains jours.

 

Troisième semaine

L’allée royale

Comment parler de la satisfaction que l’on éprouve quand un élève – en l’occurrence une élève – présente un travail en tous points remarquables ? Et ce, en inaugurant l’exercice devant ses camarades de classe. De quoi s’agit-il ? Il s’agit de lecture personnelle, un travail pour lequel je me bats avec persévérance, car inciter de jeunes adolescents à lire est un défi d’une rare complexité. A partir d’une fiche méthodologique que j’essaie d’améliorer – par petites touches chaque année –, chacun doit être en mesure de donner aux auditeurs un aperçu important du livre qu’il a en principe apprécié, puisque c’est lui qui l’a choisi. La lecture étant au centre de mon dispositif pédagogique, je ne laisse passer aucune occasion de montrer l’utilité des livres, tous les livres. Aujourd’hui, j’ai vécu un beau moment tant le travail fait à la maison et celui exposé à la classe était de grande qualité. Il s’agissait d’un roman historique qui se déroulait à la cour du roi Louis XIV. Tout était clair, bien formulé et reformulé avec même des commentaires en forme de ponctuation personnelle. Un vrai régal. Les élèves pourtant fatigués – c’était la dernière heure de la journée – ne bougeaient plus, captivés par l’histoire de cette petite parfumeuse de quatorze ans qui allait déjouer un complot ourdi par La Montespan contre la reine Marie-Thérèse. Auraient-ils envie de lire ce roman pour eux-mêmes ? Ou un autre livre ? C’était bien là l’enjeu de cette séance et de toutes celles qui suivraient durant l’année, et ce une fois par semaine. Naïvement, je m’interrogeais – et je m’interroge toujours – sur la capacité de certains à saisir immédiatement ce qui est demandé alors que d’autres resteraient dans l’à peu près ou pire se cantonneraient dans un no man’s land pathétique, fait de refus ou d’inconsistance. Bien sûr, la motivation, les stratégies d’apprentissage, la capacité d’attention, l’environnement apportaient des éléments d’explication, amis aucun de ces paramètres, pris à part ou bien en bloc ne me satisfaisaient complètement. Cette jeune élève de troisième avec qui je travaillais pour la première fois aurait pu faire état de son travail dans une classe de 2nde ou de 1ère sans que l’on se rende compte de quoi que ce soit d’anormal. Elle avait intégré les règles de la lecture et de sa communication avec une facilité déconcertante. Avec dans sa prestation, un calme et une simplicité étonnantes. Epatantes. Grand marabout de la pédagogie, dis-moi, comment s’y était-elle prise ? Il y a parfois dans notre travail pédagogique des résultats – bons ou mauvais – qui nous échappent totalement ; et c’est très bien ainsi. Car cela nous oblige à nous questionner sur ce qui fait l’acte pédagogique proprement dit ; quel en est le cœur (chœur) ? Que se passe-t-il en termes de représentations dans la tête – et le corps – d’un élève quand nous mettons en marche un dispositif d’apprentissage ? Y a t-il des mots déclencheurs qui fabriquent une « énergie » propre à créer les conditions formelles de l’acte d’apprentissage ?

Je me souviens avec émotion du choc que j’avais ressenti, à l’âge de quatorze ans, quand j’avais découvert  L’étranger  d’Albert Camus, combien les mots et les personnages avaient imprimé à jamais dans mon crâne des images indestructibles. « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. » Relire  L’étranger  me replonge dans cette révélation – le mot n’est pas trop fort – que j’avais éprouvée en entrant dans le monde des livres.

Je comprends bien mieux aujourd’hui que nombre d’enfants et d’adolescents puissent être des « étrangers » à la lecture, que cet univers leur apparaisse étrange et d’un autre d’âge. D’ailleurs, quand je parle d’un livre – qui a été adapté au cinéma –, j’entends régulièrement un  élève m’annoncer : « Monsieur, je l’ai lu (vu ?) en film ». Alors, quand en fin de journée, on hérité d’un petit plaisir qui place la lecture en tête des actions pédagogiques, il faut se hâter de le faire fructifier sans crainte d’un krach quelconque. Le pédagogue ne peut-être que dans le réel puisque le terrain de la classe est son espace étrange.

Looking for Gargantua

Je pense souvent au film de Laurent Cantet quand je suis avec une classe ; mais également quand je suis dans la salle des professeurs. Comme si à l’insu des professeurs et des élèves, une certaine atmosphère du film avait déteint sur les murs du vieux collège. Moi-même, j’ai parfois la sensation de me retrouver pris dans des débuts de querelles verbales quand il m’arrive de rabrouer un élève parce qu’il n’a pas respecté la loi du collège. En salle des professeurs, j’entends qu’on parle beaucoup d’indiscipline, d’irrespect, d’incivilités, de refus de travail. Il ne s’agit que de quelques élèves ; cependant ils occupent le maigre espace circonscrit entre les murs. Faut-il s’en émouvoir – ou plutôt se mettre en alerte, ou mieux à l’écoute ? Je le pense sincèrement. Il y a un malaise général qui croît – et cela dans tous les établissements probablement – qui touche tous ceux qui vivent dans la maison Education nationale. Les élèves – une partie  grandissante –  ne savent plus qui ils sont, c’est à dire de jeunes adolescents qui sont à l’école pour apprendre et se cultiver, et non pas des rebelles de pacotille qui, parce qu’ils portent des accessoires ou des vêtements à la mode pensent pouvoir se comporter comme de petits malappris insolents, vulgaires, grossiers. Les temps sont durs. Et pourtant ils ne le sont peut-être pas assez pour qu’enfin chacun cesse de se conduire comme s’il était seul sur le bateau, libre de déambuler sur le pont sans se soucier de sa direction. Il est loin le temps où la culture des uns et des autres s’intégrait dans un groupe qui pesait sur la marche du vaisseau. Confusément, les passagers du navire ressentent cette absence de cap. Quand la boussole est brisée, tout peut arriver. L’échouage sur un fond aux arêtes coupantes ou bien le choc contre un obstacle imprévu.

« C’est dans l’air du temps. » Cette expression dit parfaitement que les sensations encore de peu de consistance flottent déjà dans un recoin de nos têtes, prêtes à se matérialiser à un moment qui nous surprendra. Un collège est une grande famille dans laquelle il est bon que les règles soient régulièrement rappelées – sans ostentation ni démonstration – avec une calme fermeté. Il n’est pas question de s’ériger en magistrat draconien, il s’agit seulement de ne pas laisser croire à des jeunes gens que la liberté c’est faire ce que l’on veut, et ceci en toute impunité. On ne peut pas travailler dans l’illusion d’une fausse liberté qui se résumerait au refus de l’altérité. Le « Fais ce que voudras » de Rabelais ne signifie pas « Fais tout ce que tu voudras », autrement dit tout et surtout n’importe quoi mais sois le maître de ton destin en t’en faisant responsable. « Ils étaient si bien éduqués qu’il n’y avait aucun ou aucune d’entre eux qui ne sût lire, écrire, chanter, jouer d’instruments de musique, parler cinq ou six langues et s’en servir pour composer en vers aussi bien qu’en prose. » Cette déclaration quelque peu solennelle ne doit pas nous faire oublier que chez Rabelais « Le rire est le propre de l’homme. » En appliquant cette maxime il doit être possible de concilier l’exigence de lois avec l’impératif de l’humanisme dont Rabelais fut un des plus grands représentants.

Il ne faudrait pas que les enfants rois deviennent des enfants tyrans encore moins des despotes obscurs. La démagogie, c’est l’absence de liberté ; parce qu’elle choisit la facilité à la difficulté, le moi isolé dans sa tour d’ivoire plutôt que la confrontation avec les autres, avec la connaissance des autres, et notamment celle des ancêtres – ceux-là mêmes qui sont dans les livres. Il vaut mieux – de façon momentanée – ne pas avoir la paix plutôt que de laisser croire que l’individualisme est l’avenir de l’homme. Il faut faire la guerre au mythe de la facilité et de l’irresponsabilité. Le travail n’est pas une valeur en baisse, il faut le faire savoir.

« Un bon écrivain est un écrivain mort… »

« Monsieur, il est mort ? », me demande avec insistance une élève de troisième, après que nous avons découvert la biographie d’Azouz Begag. Il faut rappeler que dans cette séquence sur l’autobiographie, les auteurs concernés étaient Pagnol, Chateaubriand, Stendhal, Marguerite Yourcenar, Mauriac, Rousseau ; seul Cavanna était encore vivant ! Alors la réflexion de cette élève peut se comprendre, même si elle était proférée de façon ostensible. Il n’en reste pas moins que les auteurs étudiés dans le manuel n’existent plus. Physiquement. Ce qui est la logique même, au regard du programme (« Les lectures portent sur des œuvres des XIX° et XX° siècle… ») ; ce qui n’exclut pas pour autant de travailler sur Andromaque de Racine ou bien Les femmes savantes de Molière. La remarque de cette jeune lectrice n’est pas si anodine ; elle met en évidence que pour une partie des élèves, les écrivains sont des gens qui ne sont plus, donc des gens qui ne les intéressent plus. Ils ne voient pas pourquoi on perpétue la mémoire de celui ou de celle qui n’existe plus. Vaste programme pour le professeur de français ! Quand je leur raconte l’enfance du jeune François Cavanna à Nogent sur Marne, ils accrochent encore – j’ai un faible pour le passage où le bouillant François décrit avec les mots crus adéquats comment son père italien,  maçon,  « débouchait les chiottes des bourgeois le dimanche » - ne pas oublier que nous sommes à la fin des années trente. Il sont réceptifs, comme ils le sont pour les souvenirs d’Azouz Begag  - qui se voit reprocher par ses amis d’enfance – qui ont fait fortune dans la boucherie – son statut d’écrivain, après qu’il leur eut lâché pour blaguer : « Alors, toujours dans la viande ? » J’ajoute quelques explications sur la carrière littéraire et politique d’Azouz Begag ; il devient concret, avec une épaisseur ; peut-être pourraient-ils le rencontrer un jour ? Pour eux, un écrivain qui n’est plus vivant ne présente guère d’intérêt ;  il n’est plus, qu’aurait-il à dire ? Et c’est bien là justement que se situe tout l’intérêt du travail sur les textes : 99% d’entre eux sont écrits par des « morts » qui nous parlent encore et toujours. Cette communication qui se joue du temps définit assez bien le pouvoir de l’écriture en général et de la littérature en particulier. Faire parler les morts, c’est le privilège des textes, et ce n’est pas rien. A l’heure du toujours plus vite, il est bon de se poser pour étudier dans le calme ce que vivaient et pensaient les générations passées. Ne pas être dans l’immédiateté des « MSN, SMS, MP3… » c’est transmettre et éduquer. Ce n’est pas refuser la modernité, c’est au contraire mieux la comprendre pour éventuellement en déjouer les mirages. Imagine-t-on un arbre sans racines, détaché du sol et se nourrissant de l’air du temps. C’est parfois ce qui se passe pendant  la croissance de nos chères têtes adolescentes. Elles sont déconnectées du passé et branchées en permanence sur un présent virtuel qui fait passer Peter Pan pour un sage oriental.

Heureusement , les mots de ceux qui sont morts résonnent (raisonnent) parfois agréablement. Ainsi lorsque Jean-Jacques Rousseau raconte et décrit en détails son combat pour ne pas avouer un délit qu’il n’a pas commis (Mademoiselle Lambercier, chez qui il est en pension, constate qu’un de ses peignes a été cassé), ils apprécient la force de caractère du jeune garçon de dix ans et l’opiniâtreté qu’il emploie pour préserver et défendre son honneur. Car eux aussi se sont – un jour ou l’autre –  retrouvés dans une situation quelque peu similaire. Soudain, le XVIII° siècle leur paraît très contemporain, proche de leurs soucis quotidiens. Ah ! l’injustice… quoi de plus terrible pour un enfant qui sait qu’il est innocent. Azouz Begag, pris à partie par ses anciens amis des bidonvilles de Lyon, n’assume pas totalement son statut d’écrivain – en préférant présenter ses excuses plutôt qu’en défendant son travail dans une confrontation qui aurait été difficile. On peut comprendre cette attitude qui met en exergue la difficulté de réussir en « sortant » de son milieu : ici Azouz Begag est devenu un « intellectuel » aux yeux de ses frères de galère ; et de plus, il a réussi en racontant leur histoire : (« Tu racontes des âneries sur les pauvres et tu gagnes de l’argent avec ça ! ») Les élèves s’interrogent maintenant et mesurent différemment l’écueil des siècles. Un écrivain mort pourrait être aussi intéressant qu’un écrivain vivant. Enquête à suivre…

 

Quatrième semaine

« Tais-toi ! »

Le bruit dans la classe. C’est une question récurrente qui peut agacer. Certains diront qu’une bonne classe est une classe silencieuse et calme, tout entière à l’écoute du « maître » qui dispense son savoir. D’autres avanceront qu’il ne peut y avoir de véritable travail que s’il y a participation des élèves, ce qui entraîne naturellement du bruit. D’autres encore proposeront une approche plus complexe de ce phénomène en parlant de parole partagée, attitude qui produira une absence de bruit.

Reprenons la première approche. Elle existe encore, mais sa rareté en fait un objet d’étude de laboratoire. En effet, l’absence de bruit implique un silence béat d’admiration devant le discours magistral du maître ; jusqu’au début des années soixante, ce modèle d’enseignement était prégnant : il suffisait de penser que le cerveau de l’enfant est un récipient que l’on remplit, et le tour était joué. « Ah ! monsieur, en ce temps-là, les élèves savaient se tenir… » Certes, ils se tenaient car ils savaient parfaitement pourquoi ils étaient là, leur projet était écrit dans leur tête : obtenir un diplôme de qualité pour s’insérer dans la bonne société des trente glorieuses. Il n’y avait pas de collège unique et il suffisait pour l’enseignant de ressortir son cours de l’année passée pour passer l’année. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Cela aurait pu continuer… Aujourd’hui, concevoir la transmission du savoir – dans le collège – de cette manière relèverait de l’anachronisme pour ne pas dire d’un entêtement difficile à tenir.

Me revient une anecdote qui résume bien cette conception idéale de la classe. C’est une histoire que m’avait racontée un collègue conseiller d’orientation. Il avait travaillé son mémoire sur le thème de la participation des élèves et de la classe idéale. Enquêtes sur le terrain, questions, rien ne manquait… Le clou de ce mémoire fameux  avait été la réponse – dite très sérieusement – d’un professeur à la question suivante :

  • Pour vous qu’est-ce qu’une bonne classe ? 
  • Une bonne classe, c’est une classe dans laquelle on est arrivé à faire taire les élèves.

Sous entendu, une classe qui travaille est une classe qui se tait. Donc qui ne « participe » pas.

La deuxième approche présente l’apparence des bonnes intentions, mais qui s’arrêtent à leur énoncé. Décréter que la parole est libre, que le bruit fait partie du déroulement naturel du cours, ne donne que rarement de bons résultats. Un jeune adolescent peut difficilement maîtriser sa parole dans un groupe s’il est autorisé à la prendre quand il le veut. J’ai, en tant que  tuteur pédagogique de jeunes stagiaires, assisté à ce genre d’animation : cela tourne rapidement à la foire – sympathique certes, mais sans effet dans l’acte pédagogique. Apparemment, cela n’avait pas dérangé la conseillère pédagogique de cette stagiaire – son propos étant de vérifier la cohérence didactique de sa préparation. J’avais été quelque peu estomaqué par cette légèreté d’approche, qui au bout du compte, ne rendait pas service à cette jeune collègue qui avait bien du mal à se faire entendre.

Pour ma part, je me souviens de l’année 1968, ou j’étais entré au lycée. La classe de seconde fut pour moi une période de vacances car on pouvait faire à peu près ce que l’on voulait, y compris fumer en classe ! Cela dura seulement un mois car la tabagie généralisée avait fait de la salle un fumoir plus noir qu’un tripot de Harlem. Il y avait comme dans le film de Laurent Cantet des joutes verbales – plutôt fines et humoristiques ; l’agressivité n’existait pas – qui cependant n’avaient rien à faire dans un cours même le plus original. Il nous fallut du temps pour comprendre que cette liberté-là nous aliénait plus qu’elle ne nous libérait. Heureusement, cette bonne humeur qui régnait entre nous permit à chacun de bien réagir après cette bouffée de plaisirs fumeux. Tout en restant un peu trublions, nous avions entrevu qu’un groupe classe ne peut pas fonctionner s’il n’y a pas de règles établies et acceptées par les deux parties : enseignants et apprenants.

La troisième approche se veut ambitieuse dans sa difficulté : faire des élèves des acteurs de leur propre savoir, donc des personnes responsables et soucieuses de respecter la parole des autres. Plus facile à dire qu’à faire… Dans ce contexte, le bruit n’existe plus, seule la parole a droit de cité car elle est entendue de tous : quand l’un parle, les autres écoutent. Il n’y a pas deux paroles qui se combattent ou cherchent à produire le plus de décibels, mais des esprits qui essaient de comprendre ce que celui qui parle peut lui apporter. Bien sûr, décrite ainsi, cette situation peut sembler utopique car irréalisable. Ce serait un erreur de le penser. Car il existe des moments où cela fonctionne ; il faut de l’énergie et de la persévérance pour y parvenir ; alors quelle gratification ! Etre exigeant pour les élèves est ce qui permet de parler d’éducation. Ce n’est pas de tout repos. Et loin des discours passéistes ou pseudo modernistes. Faire croire à de jeunes adolescents qu’il suffit de parler plus haut que les autres est une facilité liberticide. L’Ecole d’aujourd’hui a pour mission de réhabiliter ce « respect » dont on nous rebat les oreilles ; mais pas un  respect servile ou obséquieux ; un respect qui fait de l’altérité une valeur fondatrice de la vie en société.

Flaubert n’est pas une légende

Cinq ans avant sa mort, Gustave Flaubert écrit La légende de saint Julien l’Hospitalier. Dès l’âge de quatorze ans, il en connaît l’histoire grâce à son professeur de latin qui lui montre sa statue, dressée dans l’église de Caudebec. Plus tard, il découvre Le Vitrail aux poissons  de la cathédrale de Rouen sur lequel une bande dessinée  du XIII° siècle déroule sa vie. Pendant près de quarante ans, lui qui est athée, va garder en tête le projet d’écrire l’histoire édifiante de ce personnage médiéval saisi par le dogme chrétien.

Avec les élèves de quatrième, nous avons travaillé sur les sources de l’auteur,  iconographiques mais aussi  textuelles, comme La légende dorée, de Jacques de Voragine, un dominicain hagiographe des saints. Tout ce trajet en amont pour saisir de manière durable que l’écriture des plus grands n’est pas un long chemin tranquille mais plutôt un périple long et chaotique qui prend forme après des moments assez longs de gestation. Je ne sais pas si tous ont été marqués par ce travail en longueur de l’écrivain ; certains semblaient quand même étonnés de découvrir qu’une histoire de seulement quarante pages pouvait nécessiter un tel travail. En caricaturant, on pourrait parler d’une page par année et ridiculiser Flaubert en le faisant passer pour un lent besogneux… Ni lent, ni besogneux, mais porteur d’un projet d’écriture immense qu’il n’arrivera d’ailleurs pas à porter à terme – il ne terminera pas son Bouvard et Pécuchet.

A côté de cette découverte de Flaubert et de la légende de saint Julien, j’avais le projet  de mettre en relief un aspect de l’écriture que les élèves ont  à vivre à l’école : celui des « rédactions » sur lesquelles ils doivent s’échiner régulièrement. Non pas pour qu’ils fassent de Flaubert un modèle à imiter, mais plus spécialement  pour qu’il distinguent le temps de l’écriture, du temps de la préparation et de la réflexion. Pour être plus prosaïque : le temps du brouillon et celui de la mise au propre. Quand le sujet d’écriture est envisagé sur la longueur, – facteur d’amélioration – cela est possible. Il y a de multiples variantes. L’une d’elles est de lancer le travail en classe, en ayant une exigence particulière sur les consignes – déduites du sujet –, puis de commencer à rassembler des éléments constitutifs d’un brouillon, qui sera retravaillé à la maison et en classe. Jusque là, on reste dans ce que les élèves n’aiment guère : les ratures (ils utilisent ce fameux « blanco », y compris sur le brouillon) qui sont pourtant la base même de l’écriture, qu’elle soit scolaire, journalistique, littéraire… « J’ai fini mon travail » est le cri de soulagement de l’élève ; et il faut que ce cri ne soit pas trop longtemps retenu ! Alors si on peut échapper à tout ce qui précède la mise au propre, faisons-le, se disent-ils. Mais comme je suis un peu  entêté, chaque élève possède – en principe – un cahier de brouillon exclusivement réservé à ce type de travail ; ne serait-ce que pour prendre conscience que l’inspiration nécessite d’abord la transpiration. Ne rêvons pas : il ne s’agit pas de penser que les élèves vont aimer écrire de cette façon du jour au lendemain. Cette visée pédagogique doit être un déclencheur qui aidera l’élève à sortir des clichés sur l’écriture facile, soi-disant accordée à quelques privilégiés. De même qu’il y a « la bosse des maths », il y aurait la bosse de l’écriture ! Et je ne parle pas de l’orthographe…

Grâce à la littérature, on peut faire découvrir à ces jeunes têtes adolescentes les mécanismes de l’écriture, les emmener pas à pas dans le monde de l’écrit, un univers à lui seul. Comme le dit mon maître Emile Genouvrier : « Ecrire, c’est penser autrement. » Oui, cela demande des efforts ; oui, cela demande du temps ; oui, cela rompt avec les habitudes branchées de la vitesse et de la satisfaction immédiate des pulsions ; oui, cela implique un travail où le découragement montre souvent le bout de son nez. Oui, écrire, même dans le cadre de la classe, c’est difficile. Il ne faut pas le cacher aux élèves. Ils sont à même de le comprendre et de dépasser leurs réticences.

Quand j’avais l’âge de mes élèves, notre professeure de latin – et de français – avait formulé cette pensée – alors que nous nous plaignions de la difficulté d’un exercice –  : « C’est dur, donc c’est intéressant. » Cette phrase est restée gravée dans ma mémoire comme étant un paramètre essentiel de toute action pédagogique.

Entre ici Victor Hugo…

Le temps a passé dans un souffle. Déjà deux mois derrière nous. Les vacances de Toussaint se profilent. Les élèves – mais aussi les professeurs – les attendent pour reprendre leur respiration. Certains sont fatigués, vidés de leur énergie pour avoir donné le meilleur d’eux-mêmes. Et les profs ne sont pas en reste. Il n’y a pas que le célèbre « changement de saison » ; il y aussi le stress généré par cette classe qui pose des problèmes, par cet élève qui prend un malin plaisir à montrer son pouvoir de nuisance pendant le cours de cette jeune débutante, vaillante et enthousiaste, mais qui craque. Il y a encore cette collègue qui tente d’expliquer aux parents – qu’elle a presque tous convoqués – que l’année de troisième ainsi entamée risque de mal tourner ; mais rien n’y fait…Tout un tas de petits problèmes qui s’entassent et qui font la vie – parfois chaotique – d’un établissement. Le stress, la fatigue, mais aussi l’écœurement devant la vente à la découpe de l’Education nationale. Le Canard enchaîné dans son édition du mercredi 22 octobre titre : « Darcos, général de divisions », magnifique double jeu de mots qui stigmatise la politique actuelle que le ministre résume à ses proches, rapporte Le Canard, par cette phrase : « La plupart des mesures que je prends servent surtout d’habillage aux suppressions de postes. » Fermez le ban ! Comment dans cette atmosphère aussi conviviale espérer travailler sereinement ? Eh bien pourtant, chacun va au charbon, s’investit, cherche des solutions. Cependant, il n’est pas facile d’être efficace quand le sélectionneur ampute son équipe pour la réduire au strict minimum de joueurs. Un seul se blesse et l’équilibre est rompu. C’est ce qui commence à se passer. On imite le modèle de l’entreprise libérale qui a pour unique d’objet d’être rentable financièrement – la dimension humaine étant gommée sans émotion ; alors on compresse, on comprime les effectifs, on « optimise la gestion », le Directeur des Ressources Humaines devient une appellation barbouillée de mépris. Dans mon collège, chacun ressent cela, cette ambiance grise qui annonce des jours inquiétants. Malgré la défense collective  de notre métier par les syndicats, les uns et les autres font le dos rond, pensant qu’il faut laisser passer la tornade en espérant qu’elle ne casse pas tout. L’attente prévaut sur la révolte. Quelle est la meilleure attitude ? Y en a-t-il une autre ? Une entreprise sans ouvriers, ce serait le rêve de tout actionnaire, soucieux de faire gonfler ses dividendes. Une école sans professeurs – au sens de pédagogues défenseurs d’une certaine idée la République et de la laïcité – , serait-ce le souhait de certains de nos décideurs ? Une école où l’objet central serait la bonne gestion des crédits et des débits. En Angleterre, des écoles publiques sont fiancées par des grands groupes industriels – c’est le cas de Microsoft ; la raison sociale est affichée au fronton des bâtiments ! Bien sûr, je suis dans la science-fiction et mes propos ne sont que le fruit de ma fatigue accumulée. Les vacances aidant, j’aurai recouvré mes esprits…

Mais à ce moment précis, Victor Hugo surgit dans mes pensées :

« Chaque enfant qu’on enseigne est un homme qu’on gagne.

Quatre-vingt-dix voleurs sur cent qui sont au bagne

Ne sont jamais allés à l’école une fois,

Et ne savent pas lire et signent d’une croix.

C’est dans cette ombre-là qu’ils ont trouvé le crime.

L’ignorance est la nuit qui commence l’abîme.

Où rampe la raison, l’honnêteté périt. »

Les quatre vents de l’esprit                                   

Et dans le même registre il ajoutait : « Ouvrir une école, c’est fermer une prison. » Que fait-on aujourd’hui ?


Septembre, première semaine

Jour de rentrée pour les profs

Jour de rentrée pour les profs mais aussi pour tous les personnels du collège. J’ai l’impression de traîner les pieds, comme si, sans que je m’en sois rendu compte, le nombre des années se mette à peser pour de bon sur mes épaules. Je ne suis ni fatigué, ni épuisé, mais je ressens une certaine lassitude, en partie générée par le regard que les décideurs font passer à travers leurs messages saturés de propagande.

Et pourtant, ce matin je suis arrivé en avance. J’étais le premier. J’avais perdu le programme de la journée, et je m’étais dit que l’heure de début était 8h30 – au lieu de 9 heures. Se retrouver dans le silence de la salle des profs est un exercice que je recommande à tous ; on y mesure les bienfaits de l’absence de paroles ; le calme est si agréable à goûter… J’avais sans doute besoin de ces quelques moments de solitude pour me remettre doucement dans cette nouvelle année.

Après les bonjours et les quelques embrassades d’usage, les rituels de rentrée ont repris le dessus. dans les différentes réunions de la journée, il ne se passe pas grand chose ; tout est réglé à l’avance – ou presque. Ce qui est important, c’est de passer par cet itinéraire quasi rituélique pour se remettre dans le bain émollient des retrouvailles.

Cette année est particulière. C’est une année de transition. Beaucoup de « piliers » sont partis à la retraite, souvent la larme à l’œil – preuve s’il en est que nous exerçons notre métier avec une conscience et parfois une passion que nous n’osons rarement avouer – réalisant avec une certaine douleur que désormais il leur fallait construire une autre maison où ils pourraient vivre une autre vie. On ne part pas de cette grande maison sans quelques dégâts psychologiques.

Cette année est particulière. Nous allons intégrer de nouveaux bâtiments, un nouveau collège – construit sur le même site. Après les vacances de la Toussaint si les délais sont respectés. Nous allons passer d’un monde ancien à un monde nouveau ! Oui, c’est une formule… L’architecture peut beaucoup mais pas tout… En tous cas, nous serons plus au large, la température sera bien régulée, nous n’entendrons plus le cours d’à côté – aussi passionnant soit-il. Du confort mais quid de la pédagogie – mot qu’il faut éviter de prononcer dans le petit cercle des enseignants au risque de passer pour un fossoyeur de la République (j’en reparlerai). Beaucoup de changement de surface. Dans les profondeurs, on verra plus tard.

Cette première journée est toujours éprouvante. On ne fait pas grand chose et pourtant, quand arrive la fin de l’après-midi, on se sent vanné comme si on avait fait les foins pendant une journée en plein mois de juillet. Mon fils, au repas du soir me dit :

  • Dis donc, papa, tu fais combien d’heures cette année ? Dix-huit ?
  • Non, je fais vingt heures trente car j’anime  l’atelier théâtre et j’ai une demi-heure supplémentaire...

Les enfants sont moqueurs… Ils disent à leur père qu’il fait un beau métier car il lui  laisse beaucoup de temps libre : vingt heures par semaine, ça laisse de la marge pour faire autre chose que d’enseigner. On peut flâner, se reposer, prendre du bon temps. Les enfants sont terribles.

Jour de rentrée… pour les élèves

Jour de rentrée pour les élèves. C’est une journée à la fin de laquelle je ressors toujours éreinté ; car c’est la reprise avec le réel, avec l’humanité de tous ces adolescents. Il est impératif de marquer son territoire dès les premières secondes ; après c’est trop tard et pour des années parfois. Difficile métier où il ne faut pas seulement avoir la tête bien pleine, mais également avoir compris et senti ce qu’est un groupe et les réactions qu’il peut avoir. C’est ce que m’avait transmis mon bon directeur d’études quand j’étais jeune stagiaire : « Dès que vous entrez dans la classe, les élèves savent qui vous êtes ; ils vous ont respiré, leur opinion est déjà faite ; alors préparez-vous à ces quelques secondes décisives, sinon vous rentrerez dans votre classe la peur au ventre et vous ne pourrez rien faire de bon. » Il avait bien raison. Il ne faut pas ignorer ce rapport de forces – naturel – sous peine de se perdre dans des tourments sans fin.

Je suis professeur principal d’une classe de quatrième. Je connais beaucoup d’élèves pour les avoir eus en sixième ou en cinquième. Les premiers instants sont francs et chaleureux. Ils me connaissent et adhèrent à mes exigences : calme dans la classe, respect envers autrui, être là pour progresser par le travail. Beaucoup d’imprimés en plus des livres et du fameux carnet de liaison dans lequel nous avons lu le préambule du règlement général ; deux mots clés ont été commentés : citoyen et laïcité. Certains avaient une idée assez juste de leur signification. Mais je ne suis pas sûr qu’ils se rendaient compte que ces deux principes étaient en train de perdre leur place dans l’Ecole.

Nous avons fait la photo de classe à la récréation ; moment rituel qui fixe des visages souriants. Dans vingt ans où seront-ils, qui seront-ils, que feront-ils ces jeunes gens et jeunes filles encore insouciants ? Puissent-ils ne pas être devenus les esclaves de leurs aspirations pulsionnelles dans ce monde où l’on  veut nous faire croire que tout est possible à partir de l’instant où l’on dit « Je veux ».

En rentrant à la maison, j’ai oublié le collège pour quelques petites heures ; je suis allé acheter une bouteille de gaz et j’ai passé la deuxième couche de peinture – rouge basque – sur les volets encore en chantier. Cela ne m’a pas empêché de penser à mon travail du lendemain et à gamberger sur la meilleure façon de motiver ces chères têtes déjà bien pleines. Mais chacun sait que la quantité n’a rien à voir la pédagogie…

« Monsieur, c’est toujours la même directrice ? » m’a demandé un garçon tête en l’air. Eh non ! C’est une nouvelle. Celle de l’an dernier – et des autres années – est partie à la retraite. D’ailleurs toute « l’administration » a changé. Sic transit gloria administratoris. Bâtiments neufs, administration neuve, enseignants à la peinture rayée, à la motivation éraillée, à la santé fluctuante dans ce paysage aux reliefs sans cesse érodés par le fait du prince.

Cyrano contre Le Cid

Ce matin, j’ai fait connaissance avec les autres classes : une quatrième et deux troisièmes. Les élèves baillent, ils ne savent pas comment se tenir ; il faut dire que le mobilier scolaire n’a rien d’ergonomique, surtout pour les grands gabarits, qui doivent véritablement ne plus en pouvoir à la fin de la journée. L’atmosphère est calme, chacun connaît les habitudes de la maison, alors pourquoi s’en faire et se poser des questions même si on est en troisième ? On aura bien le temps de penser à l’orientation et au brevet… J’essaie de les persuader du contraire. La torpeur est quasi complète.

J’insiste sur l’acquisition du vocabulaire : « Ne laissez jamais passer un mot inconnu que vous lisez ou que vous entendez ». Dans mon discours de présentation de l’année, j’utilise « fugace, déroger, dyslexie, polysémie, indicible… » Les cahiers commencent à se noircir de signes. Dans trois mois, qu’en restera-t-il ? Je sais que l’humilité fait partie du métier d’enseignant. Il faut laisser des traces pour que le souvenir devienne de la mémoire à long terme. Ces premières heures de cours sont instructives, pour les élèves et pour le professeur. Cela ressemble à un échauffement avant la partie pour de vrai. On se regarde, on se jauge, on mesure les effets que l’on produit sur l’autre.

Après le questionnaire d’usage – sur leur perception du français – je leur propose des tests – en troisième –  de grammaire. L’imparfait de l’indicatif est confondu avec le conditionnel présent – un grand classique – et la notion de phrase complexe n’est pas partagée par tous. Que se disent-ils alors ? S’enferment-ils dans un schéma de rejet face à ce méta langage qui les effraie ? Ou bien soupirent-ils en silence parce qu’ils ont entendu mille fois ces mots qui ne leur « parlent »pas ? L’obstacle de la langue, et d’une manière générale du langage reste un écueil majeur dans la pratique du métier d’enseignant. Pour un nombre important de ces jeunes adolescents, les mots de l’école demeurent peu compréhensibles. Certains nagent dans un brouillard linguistique qui les isole. Ce n’est que récemment que j’ai réellement pris conscience de ce phénomène inquiétant : la déperdition lexicale, la rupture dans l’accès au sens. Comment devenir libre si le sens reste dans l’obscurité ? J’avais bien connaissance des travaux de Basil Bernstein (Langage et classes sociales), mais je n’avais pas réalisé suffisamment combien la langue est le véritable instrument du pouvoir. Sur les autres d’abord.

Je présente une avant-liste des ouvrages que nous allons étudier. Entre Le Cid de Corneille et Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, ils plébiscitent Cyrano. Pourquoi ? Je n’ai pas eu le réflexe de leur demander. Ils l’ont peut-être vu à la télévision avec Depardieu dans le rôle-titre…

Au moins trois élèves n’ont lu aucun livre dans l’année qui vient de s’écouler. Le temps leur a manqué : ils regardaient sans doute Cyrano à la télé…

De la pauvreté

Fin de la première semaine. Tout n’est pas calé. C’est un passage obligé. Chacun cherche ses marques, les ancien comme les nouveaux ; peut-être plus encore les anciens dont je fais partie. Les dernières années d’enseignement s’annoncent peu engageantes. A tous points de vue. L’Ecole est devenue une entreprise qui doit être rentable. Encore publique, elle vit ses derniers moments de liberté avant de devenir le lieu de tous les commerces. Avant d’être privatisée. Privée. Réservée aux privilégiés. Retour des privilèges, d’un ancien régime que l’on croyait disparu une certaine nuit du 4 août !

Le ministre annonce fièrement qu’il va développer des stages – gratuits, bien sûr –  de remise à niveau pour les plus faibles. En dehors du temps scolaire. On évacue les problèmes à l’extérieur pour ne pas troubler une paix déjà bien menacée. Non seulement les plus faibles – dans tous les sens du terme – devront trimer encore plus, mais encore ils seront rejetés parce que non normés. Tout ce qui devrait se faire dans l’école se fera désormais hors de l’école. Seuls ceux qui n’ont pas de difficultés pourront étudier. Les autres seront « remis à niveau ». Quel programme étourdissant d’humanité !

Je pense à mes années de jeunesse, à mes débuts dans ce beau métier. J’avais demandé au principal de travailler avec des classes de CPPN (classes pré professionnelles de niveau). Il m’avait répondu par la négative, me faisant comprendre que je n’avais pas été formé pour m’intéresser à ces jeunes vauriens. Premières désillusions dans le fait de saisir une réalité formatée d’avance. Chacun devait être à sa place. Aujourd’hui, la situation est pire car les élèves sentent cette ségrégation. Ce que leurs aînés acceptaient avec une certaine philosophie, eux le vivent comme des écorchés vifs et adaptent leur comportement à cette image noircie que l’on renvoie d’eux. Faut-il s’étonner que certains deviennent alors de véritables emmerdeurs capables de déboulonner les plus chevronnés ? Ils se sont désinhibés pour se fabriquer un personnage à la carapace opaque. Ils se sont fermés au monde en s’enfermant dans les mirages d’une technologie dont ils pensent qu’elle leur procure le pouvoir. Oui, mais celui de ne plus exister entant qu’êtres humains.

Quand même, nous avons travaillé. Le vocabulaire (le lexique pour les pros) : dyslexie, épître, onomatopée, mandibule, polysémie, hémistiche, équinoxe…) Dans ces moments-là, je retrouve l’énergie, la motivation, l’enthousiasme. Comment les élèves reçoivent-ils cette avalanche de mots qu’ils connaissent peu ou pas du tout ? J’ai la naïveté de croire que les mots pourront les aider à se débarrasser de cette carapace qui les étouffe. J’ai la faiblesse de penser que c’est par la langue que beaucoup de situations nouées peuvent se délier.

Il faut lutter contre l’école de la pauvreté en déclarant la guerre à la pauvreté du langage. Nous sommes faits de mots qui ne demandent qu’à être dits et écrits.

 

Deuxième semaine

Trombines

Chacun souhaite le meilleur emploi du temps pour ses élèves (… ?) mais aussi pour lui. Je n’échappe pas à la règle, mais là, j’ai failli répandre ma colère autant que mon incompréhension. N’entrons pas dans les détails. Mon propos était un aménagement qui ne touchait à aucun autre emploi du temps ! Simple… Eh bien non, je m’entends dire qu’il faut aussi arranger d’autre collègues… Soit. Complètement d’accord. Mais pourquoi ne pas valider une solution qui n’était qu’une astuce interne et fonctionnait en complète autonomie ? Bref, une autre solution est trouvée, qui somme toute – je le reconnais –  est aussi bonne. Ouf. Ce n’est pas fini ; car le problème de l’horaire de l’atelier théâtre n’a pas été résolu. Résultat : des heures de cours vont sauter ; elles seront non rattrapables. Apparemment, ça ne pose pas de problèmes. Comprenne qui pourra. Cette mauvaise humeur de ma part  – un peu exagérée sans doute – vise à mettre en évidence que certains petits tracas – évitables – additionnés peuvent être mal reçus – quand on sait qu’il y avait une solution, souvent plus aisée à prendre avant qu’après – en effet toutes les contraintes et paramètres étaient connus ! Ainsi va la petite vie quotidienne au collège. Ailleurs, c’est la même chose, bien sûr, nous ne sommes pas privilégiés en la matière. D’une manière générale, il y a une réflexion importante à mener pour organiser la vie de tous au collège, élèves, profs, administration, services… Il n’y a pas encore de vraie réflexion sur les moyens et les méthodes qui pourraient faire que chacun travaille mieux, sans se sentir parfois désavoué ou ignoré ; ou pire oublié. Le pli de la rentabilité a été pris. Les établissements doivent fonctionner selon les méthodes modernes de management. Mais au fait quel est le « produit » que nous fabriquons ? Est-il empaquetable, conditionnable, vendable ? Sachez vous vendre entend-on dans les bonnes émissions économiques… En avant la zizique comptable.

Ah ! le trombinoscope. Cette année, chacun adopte la photo de classe – faite en plein air de préférence – sur laquelle on greffe les noms des élèves ainsi que ceux des profs. Je trouve que c’est vraiment sympathique ; il y a quelque chose de désuet et de rassurant dans cette photo qui nous rappelle nos photos de classe, sauf que là, le prof n’est plus sur la photo. Pourquoi ? Je l’ignore ; mais c’est un signe fort d’un certain effacement de celui ou celle qui a en charge l’éducation – au sens large – de tous ces jeunes adolescents. Les photos et leur contexte révèlent bien plus qu’un long exposé, sur l’évolution d’une société. Sur les photos de ma génération, le professeur principal semblait accompagner ses élèves, tel un philosophe antique, à l’expérience reconnue. Aujourd’hui, les adolescents sont seuls ; ils sourient, mais ce sourire n’est-il pas l’écho lointain de la sereine joie de leurs aïeux ?

Draconien, mais pas trop

Acquérir du vocabulaire. Enrichir son lexique – pour faire chic. Que peut-il bien se passer dans une classe de troisième quand on s’embarque dans ce voyage ? Que peut-il bien advenir dans la tête d’un élève qui pense que les mots, ses mots se limitent à ceux qu’il échange avec ses amis, soit oralement, soit par sms ? Je reconnais avoir forcé la dose quand il s’est agi de définir « l’alacrité, draconien, impavide, altruiste » ou encore « philanthrope ». Et je ne parle pas de « prompt » ou de « prodigue ». Bien sûr, tous ces jeunes adolescents connaissent des mots, ils ont un langage, une syntaxe, une visée expressive, souvent celle qui consiste à rester dans le code restreint. Ils pensent qu’il suffit de dire pour être compris. Je dois me battre pour leur faire entrevoir la fausseté de cette idée. Ce n’est pas facile. Changer ses habitudes langagières, c’est un peu renier une attitude, c’est accepter que son code n’est pas suffisant pour communiquer avec tous. Car l’enjeu est bien celui-ci : mettre en avant la nécessité de l’ouverture à la langue, aux langues, au langage. Il n’y a pas de vérité en la matière, chacun est libre de choisir sa langue et son langage, son rayon de parole. Mais la suite est moins réjouissante. Ce communautarisme linguistique enferme ses locuteurs dans une posture rapidement intenable tant le cercle de ceux qui comprennent s’avère limité. Ils ont quatorze ou quinze ans, comment leur transmettre l’esprit de curiosité envers leur langue maternelle ? Comment les faire accéder à cette « alacrité » vis à vis des mots et de leurs infinies combinaisons ? Je ne le sais pas vraiment. Et plus j’avance, moins je le sais. L’exercice consistait à trouver la ou les lettres manquantes (trois au plus) dans un mot donné. Beaucoup avaient trouvé le mot correspondant ; pour eux, le travail était fini ; ne pas connaître le sens de « draconien » ne leur posait aucun problème. Le mot existait, ils l’avaient peut-être entendu dans le cours d’histoire de sixième, à propos des législateurs grecs. Une hypothétique mémoire auditive pouvait donner l’illusion de la bonne réponse.

Ne pas avoir l’idée d’aller au cœur du sens, rester à la surface, caractérise une partie de cette nouvelle génération. Elle a des circonstances atténuantes. Depuis leur plus jeune âge, elle a été entretenue dans le mythe de son invincibilité. La technologie l’a confortée dans cette direction. Le clavier et l’écran, les oreillettes étaient ses maîtres à penser – et le restent. Il faut voir comment ces jeunes gens auscultent un dictionnaire… Il semble parfois que c’est un objet qu’ils touchent pour la première fois – ou presque. Il y a un vrai travail de fond à accomplir avec eux, de façon tenace et compréhensive. Il ne faut surtout pas les laisser tomber, en leur laissant croire que leur système va les propulser dans les étoiles de la célébrité. S’ils savaient… L’humilité est sans doute une qualité indispensable du pédagogue, en même temps qu’une ferme conviction de sa mission d’éducation – au sens le plus humaniste du terme. Il ne faut pas avoir peur d’être exigeant.

La princesse de Clèves

Ce soir, rencontre parents-professeurs. Présentation de la classe, des enseignants, des programmes, et questions des parents. Premier constat : – très révélateur, mais qui ne me semble pas positif – tous les parents sont des « parentes » ! Enfin presque. Il y a un seul papa pour assister à cette réunion qui concerne des élèves de quatrième, classe dont je suis le responsable (on dit : « professeur principal » -        cette appellation m’a toujours hérissé le poil, mais j’ignore encore pourquoi). Et encore, l’enfant de ce père est venu me voir en me demandant si son père pouvait venir seul car ses parents étaient en instance de séparation… Les représentations en matière de responsabilité éducative seraient-elles si féminisées ? Deuxième constat : un tiers des parents, seulement, est là ; pour la plupart, ce sont des parents dont les enfants ne présentent pas de difficultés particulières. On aimerait voir aussi les autres, ne serait-ce que pour échanger quelques mots de tous les jours, et ainsi établir un premier dialogue naturel plutôt que d’attendre le mauvais résultat ou le comportement répréhensible qui établira une relation initiale teintée de couleur grise.

Le défilé des collègues s’apparente à un rituel bien huilé qui permet au public – clairsemé – de voir ou de revoir les binettes de chacun, d’enregistrer nos tics et nos manies, nos mots ou expressions récurrents, bref ce que nous sommes pour de vrai. Chacun énonce ses exigences pédagogiques, sa façon de procéder dans le travail de la classe, présente le programme de sa discipline ; et je dois avouer que c’est plutôt intéressant. Si j’étais parent d’élève, je me dirais qu’il y a là des éléments culturels forts ; que l’Ecole de la République fait bien son travail. Est-ce que je me le dirais vraiment alors que ce jour-même le président de la « République », recevant le pape, parle avec insistance de la religion comme un élément indispensable dans la vie des humains – il faut bien comprendre par là dans la vie des plus jeunes aussi – , alors que depuis 1905 une certaine loi a été votée, celle qui sépare les Eglises et l’Etat et instaure le principe de laïcité, sans épithète du genre « positive » ou bien « ouverte ». Notre Ecole, déjà en difficultés de tous ordres, saura-t-elle se préserver de cette foi dont elle n’a surtout pas besoin. Ce dont elle a besoin, c’est de s’ouvrir à la culture, aux cultures, à l’altérité ; quand le président vilipende La Princesse de Clèves en disant en février 2006 (il n’était pas encore président) : « L’autre jour je m’amusais, on s’amuse comme on peut, à regarder le programme du concours d’attaché d’administration. Un sadique ou un imbécile, choisissez, avait mis dans le programme d’interroger les concurrents sur La Princesse de Clèves… Je ne sais pas si cela vous est souvent arrivé de demander à la guichetière ce qu’elle pensait de La Princesse de Clèves. Imaginez un peu le spectacle ! » Eh bien justement, on n’aimerait pas imaginer le spectacle, celui d’une dépréciation de l’approche de la lecture et de la culture littéraire – ou scientifique, ou artistique… Ces signes avant-coureur dessinent un projet pour l’Ecole qui peut faire frémir. Certains parents ont évoqué le nombre d’élèves dans les classes – qui s’approche parfois dangereusement du chiffre 30 ; une maman institutrice – on dit professeure des écoles – a évoqué des classes de primaire à 29 élèves. Les préoccupations sont bien réelles, et pas seulement du côté des enseignants. Un ami, excellent connaisseur du système éducatif français,  me rappelait qu’à la fin des années soixante, l’effectif des classes maternelles – qui en étaient à leurs balbutiements – frôlait souvent 50 élèves ! Que de progrès accomplis depuis. Il ne faudrait pas que le mouvement inverse reprenne le dessus et que l’on se retrouve avec des classes bondées, ou pire, que sous prétexte de rentabilisation du système (moins d’enseignants) on en fasse disparaître – les maternelles par exemple…

Je vais relire La Princesse de Clèves.

 

Troisième semaine

Comptes du lundi

Les élèves baillent, sans vraiment s’en rendre compte ; certains se couchent sur leur table, laissant leur tête balloter comme un sac plein de sommeil. C’est l’effet lundi. Le samedi et le dimanche ont permis aux corps de dilater le temps jusqu’à l’extrême ; on s’est couché tard, on s’est levé tard ; on a retrouvé le rythme anarchique des vacances. Terrible épreuve que celle du lundi : il faut replonger dans la piscine des disciplines ; beaucoup boivent la tasse et s’ébrouent avec fracas quand le prof s’avise de leur dire que la récréation dominicale est terminée. Tout juste s’ils ne montent pas au créneau pour me signifier que ça ne me regarde pas. Effectivement, ce qu’ils font en dehors de l’école ne me regarde pas ; mais je suis bien obligé de constater que dans l’état où ils sont, ils ne peuvent pas être dans l’école ! Alors, il faut que je fasse mon petit numéro : mi cabotin, mi vieux sage, pour leur redonner un peu de vivacité et de curiosité. Ce n’est pas fait pour me déplaire. Il ne faut surtout pas en abuser au risque de créer l’effet inverse : une excitation qui déstabiliserait tout le monde. Je leur assène, à propos de l’importance de leur année scolaire (c’est une classe de troisième) : « Vous avez, je suis dans le métier depuis plus de 35 ans, et je peux parler un peu d’expérience ». Tous les regards m’auscultent comme si je leur apparaissais soudain comme un quasi grabataire. « Mais alors, monsieur, vous avez au moins… 60 ans ! » Je les rassure en leur disant que le chiffre est moins élevé ; ils arrivent au chiffre de 55 et j’acquiesce. Je suis un vieillard quand même ; un vieillard pas encore valétudinaire, mais qui ne va pas tarder à l’être. Je suis plus vieux que la plupart de leurs parents et cela les marque. Ils ont une certaine difficulté à saisir ces espaces entre les générations. J’en profite pour réviser avec eux des notions grammaticales : la phrase injonctive, la phrase complexe, la forme emphatique, la phrase nominale, la voix passive. Ils avaient à lire le chapitre de leur manuel intitulé « révisions grammaticales » Les pauvres. Tout ce métalangage qu’ils ont entendu des centaines de fois leur vrille les oreilles comme une sirène détraquée qui ne s’arrête pas. J’essaie de montrer que tous ces mots ont un sens dans la vie de tous les jours, mais que souvent on les utilise sous forme de périphrase : « donner un ordre, demander à quelqu’un de faire quelque chose, c’est une injonction ». Les visages se décontractent, le langage codé a été décodé. C’est ça le travail de la classe de français : décoder les messages secrets, réservés aux seuls initiés des dicos d’or. Des mots, encore des mots, toujours des mots pour déchiffrer le monde et ses traquenards. Enseigner le français est une belle œuvre. Oui, je suis fier de mon métier car il m’oblige à refaire mes comptes chaque jour car les paramètres et les variables, les coefficients des marées et l’âge du capitaine ne cessent de varier ; comme la langue qui vit et se répand dans les veines vibrantes des êtres humains. La langue, notre seule issue pour entrevoir un monde meilleur. La parole pour aller à la rencontre de la philosophie. Celle de la vie banale d’un lundi sur fond de nostalgie ensommeillée.

« Le lundi au soleil », disait la chanson. Le lundi au sommeil disaient mes jeunes adolescents de troisième. Ils n’avaient pas leur compte de sommeil. Certes.  Mais pouvait-il en être autrement quand ils venaient d’avaler une journée de classe de sept heures et que le cours de français était leur dernière heure ? Vous avez dit rythme scolaire ? « BizarreVous avez dit bizarre ? Comme c’est étrange… 

Spectacle

« Monsieur, j’aime bien le français avec vous ; c’est mieux que l’an dernier », vient me dire un élève de quatrième à la fin du cours. « C’est mieux que l’an dernier… » Depuis longtemps la publicité comparative est en vigueur. A l’insu de tous. Comment empêcher ces jeunes gens de comparer les uns et les autres, alors que dans la vie de tous les jours, tout est présenté en terme de concurrence et de « marchés à conquérir » ; nous sommes devenus des marchandises consommables. Bien sûr, ce jeune garçon était tout heureux de m’annoncer sa satisfaction ; lui aussi, à son insu, fonctionnait comme un consommateur en quête du meilleur rapport qualité prix. Bien sûr, ce genre de propos peut faire se redresser l’ego. Mais après. Que reste-t-il ? On ne peut le nier : le professeur est acteur, conscient ou non de ce rôle qu’on l’a autorisé à jouer. Mais la différence avec l’acteur de théâtre est de taille : son public est captif et non décisionnaire de sa présence devant la scène (l’estrade, le tableau). Comment est-il possible de jouer devant un public qui n’est pas là de son propre gré – même s’il est venu gratuitement ? Alors, il ne faut pas jouer – ou bien le moins possible – une scène qui n’est pas écrite car toute la dramaturgie de l’Ecole se joue pour une grande partie dans l’improvisation. Qu’on ne se méprenne pas sur mes propos. Je n’énonce pas que l’enseignant improvise – qu’il arrive en ne sachant pas ce qu’il va entreprendre ; qu’il ignore où il veut arriver ; tout ça il le sait – car cela ne se peut. On ne peut pas entrer dans la classe les bras vides de tout projet, de toute ambition, de tout dispositif ; d’une quelconque préparation organisée et cohérente. La cohue et le brouhaha surgiraient alors de l’ombre tapie dans chaque cerveau adolescent. Je proclame ceci : alors qu’un comédien ne peut se jouer du texte en jouant avec lui – il doit le jouer – l’enseignant ne peut se contenter d’énoncer son texte. Rapidement, il se retrouverait face à un public plongé dans la torpeur ou l’excitation. Le professeur doit sans cesse improviser pour la raison que le public réagit et se manifeste, et dans le meilleur des cas, devient l’acteur de son propre apprentissage. Aussi la qualité principale du maître est l’art d’improviser à partir de sa partition – un peu comme dans la commedia dell’arte à l’italienne. Et cela ne s’apprend nulle part, dans aucun centre de formation, aussi réputé soit-il. Même dans les stages les plus pointus où l’on fait du théâtre en s’inspirant des techniques d’Augusto Boal. Il faut passer par l’épreuve de la classe pour comprendre ce qu’est le travail en classe, le travail avec la classe. Un exercice exigeant une remise en cause permanente, une interrogation incessante. Non, je n’exagère pas… Que ceux qui le pensent se regardent dans l’intimité de leur moi. Dans la classe, tous sont acteurs, ou plutôt tous devraient l’être. Célestin Freinet l’avait bien compris.

Aujourd’hui, dans cette tentative dramatique d’un retour à un âge d’or qui n’a jamais existé, on fait semblant de croire que l’autorité institutionnelle alliée aux recettes d’enseignement – et non d’apprentissage – les plus éculées (la répétition, le bourrage de crâne, les médailles…) vont motiver ou remotiver des enfants qui ne comprennent pas la raison de leur présence au collège ; il s’y ennuient et ne voient pas pourquoi ils travailleraient tant ils ont d’efforts à faire. Franchement, je ne voudrais pas être un élève aujourd’hui, surtout en difficulté. Je ne sais pas comment je réagirais. Il me semble que la vie d’un élève était bien plus humaine il y a encore une trentaine d’années. Pour la simple raison qu’avant d’être un carnet de notes, il était avant tout une personne.

« Monsieur, je n’aime pas le français avec vous ; c’était mieux l’an dernier ». C’est pour bientôt. Je n’en doute pas.

Lectures

Lire à l’école semble aller de soi. Semble ; le mot est juste. On fait toujours comme si les élèves lisaient ce qu’on leur demande de lire. Erreur fatale. Si beaucoup d’entre eux dévorent des bandes dessinées, un faible pourcentage lit régulièrement. Les questionnaires « à propos du français » que je fais passer en début d’année sont explicites. La lecture personnelle est le fait d’une minorité, certains allant même jusqu’à en engloutir plus d’une cinquantaine par an. Une élève en lit régulièrement trois cents ! J’ai vérifié l’information auprès de ses parents ; c’est la vérité ! Je parle ici de lecture personnelle, de livres empruntés au CDI ou bien au bibliobus, ou encore à la bibliothèque municipale – qui est gratuite pour les adolescents ! Lorsqu’un élève lit les trois ou quatre livres étudiés en classe plus un ou deux qu’il va présenter à ses camarades, on peut considérer que c’est un bon lecteur. Et je le dis en pensant que c’est bien. Quand on songe aux sollicitations qui agressent quotidiennement ces jeunes garçons et ces jeunes filles, c’est tout à leur honneur de faire l’effort de ces quelques lectures. Souvent dans les questionnaires, les élèves répondent qu’ils n’ont « pas de temps à perdre » pour justifier leur absence de lectures ou bien qu’ils n’ont « pas que ça à faire »… Il n’y a aucune amertume ni aucun jugement dans l’énoncé de ce constat. C’est ainsi et il ne faut surtout pas se lamenter « que l’on ne peut rien y faire ». Car rien n’est plus faux. Si nous, adultes, étions dans ce monde d’adolescents, il y a fort à parier que nous réagirions à peu près de la même façon. Ces jeunes gens sont en permanence branchés – au sens propre – à tout un réseau de denrées numériques. Quand je les vois arriver au collège avec leurs oreillettes enfoncées jusque dans leur cervelle, ils me font penser à des malades dans un lit d’hôpital que l’on a intubés et mis sous perfusion. Le monde extérieur est pour eux un monde virtuel, une espèce de monde à l’envers qui leur donne le tournis et parfois la nausée. C’est tellement plus confortable de se recroqueviller dans sa bulle sonorisée au MP3 ! Quand la lecture survient, ou plus modestement l’intérêt aux livres, il faut entretenir l’étincelle pour envisager qu’une flamme surgisse et éclaire la page imprimée. « Fonds d’écran » est une nouvelle fantastique que j’ai lue hier à mes élèves de quatrième. Il y est un question d’un téléphone portable dernier cri – il fait visiophone – qui capture les personnes qui apparaissent dans l’écran : on ne retrouve plus trace d’eux dans la vie normale. Un jour, le possesseur du téléphone voit apparaître sur son écran tous les visages grimaçants des disparus. Il sait que cela va être son tour… Je voyais les têtes attentives et les regards inquiets, dans l’expectative… Combien de lecteurs gagnés ? Impossible à dire. En tout cas, pas de lecteurs perdus. Le défi est bien pour le professeur celui de ne pas jouer les désabusés, car le combat se joue dans cet espace ténu entre le réel et le virtuel. Montrer que toute situation peut être source d’écriture – de littérature dans le meilleur des cas – est un indispensable passage pédagogique. Bien entendu, je ne vais pas passer mon année à leur lire des textes « branchés ». Donner l’envie d’ouvrir un livre, susciter le désir d’aller à la bibliothèque pour retrouver le livre ou l’auteur présenté, voilà des attitudes de lecteurs qu’il faut encourager sans réserves, plutôt que de se morfondre sur les adolescents qui ne lisent pas. Ils ne lisent pas ce que nous, adultes, lisons. Ils lisent beaucoup de BD, des mangas, des histoires type « Harlequin » pour les filles. Et alors ? N’est-ce pas la mission de tout éducateur de réfléchir à cette fameuse éducabilité ? C’est plus facile de décréter que les élèves ne lisent pas que de rechercher les attitudes pédagogiques qui les inciteront à devenir curieux de littérature. Et d’abord, les enseignants sont-ils des lecteurs ? La réponse pourrait en surprendre plus d’un. Pierre Bayard en a déjà parlé dans un excellent livre intitulé :  Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? publié aux Editions de Minuit, collection paradoxe. Je conseille sa lecture à tous mes collègues ! Ils pourront peut-être parler de ce livre qu’ils auront lu…

Quatrième semaine

Rodrigue, as-tu du cœur ?

Dans sa nouvelle Le Cœur révélateur, le grand Edgar Poe met en scène un narrateur qui trucide son voisin, un vieillard, puis le découpe en morceaux, pour les dissimuler sous les lames du parquet de sa chambre. Sur la plainte d’un colocataire ayant entendu un grand bruit, trois officiers de police viennent questionner le criminel  - sans le soupçonner particulièrement. Ils ne trouvent rien d’anormal dans l’appartement et la chambre. C’est à ce moment-là que le narrateur  devient blême car il distingue les battements de cœur du mort sous les bois de son cercueil fraîchement refermé. Sa folie lui dérègle les sens et le pousse à avouer aux policiers son crime horrible.

Pourquoi raconter cette histoire qui a servi de support à un travail d’écriture sur le fantastique avec une classe de quatrième ? Sans doute parce qu’elle me fait penser à quelque chose de moins littéraire mais pour autant de bien réaliste, sans détour par l’irrationnel ou la folie. On est en train de découper en morceaux le corps de notre Ecole, celle de la République ; le découpage se fait avec méthode et résolution. Ceux qui sont attachés à ce corps – il y en a encore beaucoup – entendent battre son cœur dans le silence de leurs pensées. Ils ne sont pas fous, ils savent que c’est la réalité, que des spécialistes de la productivité et de la rentabilité sont à l’œuvre et préparent une sorte de clone qui portera encore le nom d’Ecole de la République, mais aura perdu son cœur, celui qui avait pour ambition de ne laisser personne sur le bord de la route. L’Ecole maternelle est dans le collimateur du ministre, la petite section vit ses dernières heures, le jardin d’enfants n’est pas loin. Il paraît que « faire bac + 5 pour changer des couches, ce n’est pas nécessaire... ». Quand le général dénigre ses troupes et les traite par la dérision et le mépris, le cœur effectivement, se meurt. Le chœur perd sa voix et son chant s’étouffe sous tant de notes brisées.

Cela ne nous a pas empêché de travailler avec cœur sur une suite de texte fantastique qui se passe en Sologne. Claude Seignolle (quasi anagramme de Sologne !) nous montre deux pauvres hères saisis d’effroi dans leur maison à la vue de la porte qui se secoue comme mue par une force diabolique. Dans le vocabulaire trouvé par les élèves, notamment en explorant le dictionnaire des analogies au mot « peur », ils ont particulièrement apprécié « couard, pleutre et apocalyptique… ». Jean Yanne, humoriste empli d’un désespoir joyeux, avait écrit dans les années soixante dix un livre remarquable intitulé L’Apocalypse est pour demain. Nous y sommes… Sauf si nous ne cédons pas à la facilité de cacher notre cœur sous des lames de bois.

Cet après-midi, je suis allé à l’enterrement d’un cousin, dépecé par la maladie d’Alzheimer. Il est parfois des coïncidences troublantes. Il était boucher de son métier, un artiste de la découpe des bêtes. Il n’avait lu ni Seignolle, ni Poe, mais il avait reçu dans ses années d’écolier, une solide éducation et une instruction qui lui avaient permis de construire sa vie sans jamais se conduire en pleutre devant les difficultés.

Oui, notre Ecole est en difficulté ; doit-on pour cela l’amputer de ses jeunes pousses ?

Figures de styles

Un élève de troisième qui n’a pas eu la franchise de me dire qu’il n’avait  pas fait son travail, me répond avec une certaine acrimonie « qu’il est obligé de venir au collège ». Je dois comprendre par ces propos – qui mettent en relief cette contrainte inacceptable pour lui – qu’il ne faut pas que je me permette de lui demander en plus de travailler… Je garde mon calme en lui expliquant –ainsi qu’à la classe entière – qu’il se trompe de combat ; je ne suis pas le bon adversaire ; au contraire, je suis là pour que cette dernière année se passe dans les conditions les meilleures. « Ce qui importe c’est que vous progressiez dans votre pratique orale et écrite du français ; je sais les difficultés accumulées de certains, je ne vais pas en rajouter, je suis donc là pour vous encourager dans vos efforts ; à condition bien sûr que vous en fassiez un minimum. » Son exaspération semble retomber, il n’est pas convaincu pour autant par mes explications. Nous terminons un travail sur l’épreuve des questions de texte au Brevet. Une des questions demande de dénommer la figure de style contenue dans la phrase : « Il m’initia… comme un conscrit… » ; l’énoncé pose un problème à tous : « figure de style » ne fait partie du vocabulaire qu’ils connaissent. Je contourne l’obstacle en mettant l’accent sur le sens de la phrase, en demandant à tous d’imaginer la scène et la relation existant entre le personnage représenté par « il » et celui du narrateur représenté par « m’ ». Aussitôt, un élève m’apostrophe : « C’est une comparaison, monsieur ». « Très bien. Vous savez donc la réponse, ce qui vous pose problème, c’est la signification exacte de l’énoncé ; et pourtant vous n’ignorez pas le sens de figure ainsi que celui de style ; c’est leur rassemblement qui vous bloque. » Je formule d’autres remarques explicatives ; l’atmosphère s’est détendue ; ils ont « capté » - c’est un de leurs mots favoris – qu’ils savaient ; ce qui leur manquait c’était la clé pour déverrouiller le langage de la grammaire – qui reconnaissons-le n’est pas aisé. Faites l’expérience : demandez dans votre entourage le plus proche ce que signifie « figure de style » et vous serez édifié… Le travail du professeur de français – ainsi que de tous les autres enseignants – c’est de donner les clés d’accès à ce décodage d’un méta langage souvent peu accessible de prime abord. Il en va sans doute ainsi de beaucoup de situations. Il y a quelques années, durant l’étude d’un texte qui parle de peinture, un élève me dit que Picasso ne sait ni dessiner ni peindre ! Le lendemain, je leur montre des reproductions figuratives de grande qualité. Tous s’extasient devant la perfection de l’artiste. Ils ne trouvent pas le nom de ce maître. « C’est Picasso », dis-je. Ils n’en croient pas leurs yeux. Comment un Picasso qui peint si bien les figures peut-il ensuite produire ces toiles qu’un enfant de cinq ans serait capable de crayonner ? Eh bien il a changé de style pour envisager sa représentation du monde, des personnages ; il est passé du figuratif au « cubisme ». D’ailleurs, Picasso comme braque en proposent la même explication : « Quand nous avons fait du Cubisme, nous n’avions aucune intention de faire du Cubisme, mais d’exprimer ce qui était en nous ». Exprimer ce qui est en nous, n’est-ce pas ce qui donne sens à notre vie. C’est, dans un certain sens, ce qu’a fait ce matin cet élève récalcitrant ; à lui désormais d’aller plus loin en construisant son projet autrement que par un rejet de toutes les figures qui peuvent lui être proposées. A lui de trouver son style sans pour autant tomber dans l’absence de style.

Entre les mots

Il y a le film de Laurent Cantet « Entre les murs », d’après le roman éponyme de François Bégaudeau. On pourrait pasticher cette formule en inscrivant au fronton de la classe de français : « entre les mots ». Car c’est bien là que se joue le cours, dans l’espace délimité par les mots. Par leur signification, plus souvent polysémique que monosémique, mais fréquemment singulière à leurs oreilles. Celui ou celle qui n’a pas cette donnée en tête à chaque seconde de sa présence avec les élèves se retrouve à coup sûr dans les ornières de la pédagogie. Pour un nombre importants de jeunes adolescents les mots de la classe se révèlent être des murs qui enferment, des barrières qui isolent dans un refuge aux parois sans signes ni symboles, sans peintures, sans lumière. Dans le journal local (La Nouvelle République, datée du 25 septembre), une enquête fait état de 22% d’élèves d’école élémentaire ou de collège qui, « souvent », ne comprennent pas ce qu’on leur demande à l’école. La question précise étant : « En classe, est-ce que tu comprends toujours ce que l’on te demande de faire ? ». Seulement 15% d’entre eux n’éprouvent aucune difficulté  de compréhension – « je comprends toujours » - , les 63% restants ressentant ce phénomène « certaines fois ». Dans un cours récent avec une classe de troisième, nous avions travaillé sur le sens de mots comme  « subordonnées, juxtaposition, coordination… mon impression finale avait été bonne – je pensais avoir débloqué une barrière méta linguistique en démystifiant des mots mille fois entendus par eux , mais qui bourdonnaient dans leur tête comme un frelon fou cherchant la sortie à l’air libre. Hier je leur annonce qu’il y aura un contrôle sur ces révisions de début d’année. Panique générale. « Mais pourtant, nous avons bien travaillé sur les subordonnées ? » « Oh ! non monsieur, on n’a pas vu ça… »

Ma stupeur. J’essaie de savoir le fond de leur pensée. Il reconnaissent quand même que l’on a bien vu ça, mais en fait ils n’ont pas bien compris, voire pas du tout. Je reprends une énième explication que j’essaie de rendre différente, avec une autre approche. Je sens bien que ce ne sera suffisant. Entre les mots, il y a bien matière à enfermement linguistique. Je me fais humble dans mes prétentions pédagogiques. J’ai presque envie de me dire : « A quoi sert tout cet attirail de nomenclature et de code ? A quoi ça sert vraiment ? » Moment de fatigue passagère. Après tout, on peut bien vivre sans connaître tout ce fatras scolaire, tout ce langage qui veut tout nommer, tout désigner ; avec un vocabulaire de base, on peut se débrouiller. Affronter le monde hors des murs de l’Ecole. Pas si sûr. Ne pas pouvoir nommer la chose, l’objet, la sensation, le sentiment ; ne pas pouvoir développer l’idée que l’on a en tête, ne facilite pas l’apprentissage. Je mets en parallèle la principale du collège avec la proposition principale de la phrase complexe, et les personnels qui travaillent avec elles comme ses « subordonnés » - d’aucuns diraient collègues, collaborateurs…, et de fait dépendent de son autorité (institutionnelle). C’est plus clair. Lorsque des images, des représentations concrètes émergent, le sens sourd petit à petit. C’est un détour indispensable pour ne pas se retrouver seul dans un désert didactique et pédagogique. C’est la définition de l’accompagnement. Etre à la même hauteur de celui avec qui l’on est, mais en sachant où l’on va ! Le pédagogue doit sans cesse réinventer sa parole. Elle ne peut être fixée dans le marbre. Sa vérité est dans sa recherche d’un chemin approprié, jamais certain, toujours espéré. Elle est une tension entre deux rives. Sa coulée existe à ce prix.