CONNAITRE (L'ENFANT, L'ELEVE)

La plupart des enseignants   - ceux qui s'intéressent à la pédagogie tout au moins - considèrent que la connaissance de l'élève est un élément majeur de la réussite pédagogique. Une telle conception a, sans doute, permis le développement de très nombreuses recherches. Les plus connues sont les typologies caractérologiques de toutes sortes qui permettent de classer les élèves dans des catégories plus ou moins schématiques: que l'on se souvienne de la caractérologie de LE SENNE qui proposait un classement en affectifs, primaires, etc., que l'on repense aux classifications astrologiques de FERRIERE, que l'on observe, autour de nous, le succès de la distinction auditif-visuel... et nous pourrons mesurer l'attraction qu'exerce ce type de théories sur les enseignants. Elles semblent représenter pour eux un gage d'efficacité dans la mesure où, grâce à elles, il serait possible d'ajuster les interventions pédagogiques à la "nature" de l'élève, de lui proposer systématiquement les méthodes et les objectifs qui lui conviennent. Certes, beaucoup de chercheurs ont perçu, assez tôt, le caractère dangereux d'un enfermement du sujet dans une hypothétique "nature" et ont souligné la nécessité de concevoir les données caractérologiques plutôt comme des points d'appui permettant au sujet d'effectuer des acquisitions lui permettant précisément de se développer et de s'enrichir... Il reste néanmoins que la tentation est très forte, quand on dispose d'outils dont on peut se saisir facilement, de sombrer dans ce qu'il faut bien appeler un "délire classificatoire" qui semble ressurgir toujours en dépit de toutes les mises en garde.

Plus modestement, en raison, précisément, de la complexité de ses apports et de leur caractère difficilement saisissable, la psychologie cognitive - essentiellement dans la mouvance des apports de PIAGET et de ses successeurs - a nourri de très nombreux travaux, en particulier dans l'interaction qu'elle entretient avec les didactiques. Il s'agit là de comprendre quels sont les processus qui sont à l'oeuvre chez le sujet apprenant, où se situent les blocages, quelles opérations mentales doivent être effectuées pour les surmonter, comment celles-ci s'articulent avec les contenus de connaissance à transmettre. Les recherches effectuées, dans ce domaine, sur l'acquisition des structures logiques ou du langage sont extrêmement prometteuses, même si - il faut bien le reconnaître - elles semblent réduites à une certaine marginalité en raison de leur complexité même.

C'est pourquoi, sans doute, les travaux qui se développent dans le cadre de ce que l'on appelle "l'éducabilité cognitive" ont-ils tant de succès. L'idée que l'on puisse diagnostiquer précisément les opérations mentales défaillantes chez un sujet et proposer, exactement, les exercices de remédiation appropriés est extrêmement séduisante. Elle semble réaliser, enfin, l'idéal de l'"Education Nouvelle" ou, du moins, de certaines de ses orientations: à partir d'une connaissance rigoureuse du sujet on lui propose des activités lui permettant de se développer et de constituer le "terrain" sur lequel pourront être construites des connaissances spécialisées... Il n'est pas dans mon propos, ici, de discuter cette thèse qui pose l'épineux problème du "transfert" et de la possibilité d'un entraînement mental "à vide" qui serait la condition préalable d'acquisitions spécialisées. De toute évidence, la discussion sur cette thèse occupera les experts pendants les années qui viennent et la bataille sera rude. Mais reconnaissons ici, dans le cadre limité de cet article, que ce courant prend le relais des précédents et prétend subordonner l'efficacité pédagogique à la connaissance du sujet apprenant.

UNE REACTION SAINE CONTRE L'ACADEMISME...

Il est certain que, au regard de l'histoire des idées pédagogiques, de telles conceptions ont fait faire de notables progrès aux pratiques didactiques. En particulier parce qu'elles ont contribué à montré l'illusion de l'académisme et de son égalitarisme de façade. On sait, en effet, qu'il y a tout un courant, dans la réflexion éducative, qui considère que l'attention aux personnes et à leurs différences est constitutivement contradictoire avec le "projet d'éduquer" qui, étant projet d'universalité, doit précisément amener les sujets à quitter leurs particularités et à laisser de côté leurs différences d'ordre psychologique et sociologique, pour accéder à ce qui est l'objet même de l'Education et qui dépasse, évidemment, "les petits problèmes de chacun". En ce sens, les élèves seraient, par définition, des "sujets de droit" dont on devrait ignorer méthodiquement les spécificités, puisqu'on veut précisément leur permettre de les dépasser... Or, si tant est que l'on partage les finalités ainsi exprimées, on doit impérativement dénoncer la confusion qui règne ici entre les objectifs et les moyens. Que "la culture" soit accès à l'Universel n'interdit pas, bien au contraire, de prendre en compte les particularités: si l'Universel ne veut pas être un "universel du vide", il doit bien se construire à partir d'un matériau qui doit, certes, être questionné, confronté, mis en perspective... mais qui doit être pris en compte.

Par ailleurs, la conception de "l'élève-sujet de droit" fait hypocritement le silence sur le fait que certains enfants et adolescents sont capables, en raison des stimulations de leur entourage familial et social, d'accéder relativement aisément à l'abstraction, de se dégager des "contingences matérielles"... alors que d'autres éprouvent de terribles difficultés pour y parvenir. Le "cours magistral", dans sa belle neutralité républicaine, ignore qu'il sélectionne ceux qui sont capables de le recevoir et, en ce sens, c'est une véritable imposture que de prétendre en faire le garant de l'accés de tous à l'universalité de la culture.

On ne soulignera donc jamais assez toute l'importance de cette affirmation: "Quoi que l'on veuille lui faire apprendre, c'est toujours l'élève qui apprend et il apprend avec ce qu'il est, avec ce que son histoire lui a permis de construire comme stratégie d'apprentissage, avec sa personne dans toutes ses dimensions. Que l'on veuille légitimement l'aider à dépasser sa propre histoire et s'exhausser au dessus de ce qui l'a constitué ne peut justifier d'ignorer cette histoire... bien au contraire. Cela impose de chercher inlassablement, dans ce que l'élève sait déjà et est déjà, des points d'appui pour articuler en lui de nouveaux savoirs et lui offrir de nouvelles perspectives". Cela suffit très largement à justifier la fonction pédagogique et le caractère particulièrement fécond de l'affirmation: "pour enseigner les mathématiques à John, il faut connaître John tout autant que les mathématiques".

LES DANGERS DE L'INQUISITION BIENVEILLANTE...

Mais on ne peut s'en tenir là. Car, malgré nos dénégations et notre constante détermination à séparer la connaissance de l'élève - qui peut nous aider à le faire progresser - et la connaissance de la personne - qui risque de nous entraîner subrepticement dans une abusive "direction de conscience" - , il existe une tentation permanente, toute empreinte de "gentillesse" et de "bonne volonté", de chercher à "comprendre à tout prix"... et de faire ainsi de l'autre l'objet de ma propre interprétation, l'objet de ma propre pensée.

Tout commence en douceur... justement dans cette "douceur" qui met hors d'eux les adolescents et les font se rétracter dans le mutisme ou se réfugier dans la violence. "Je voudrais bien comprendre, mieux te comprendre, mieux te connaître pour pouvoir vraiment t'aider. Je ne te demande pas de ma parler de ta vie privée... mais j'ai conscience que tes résultats scolaires, ton comportement en classe, sont inextricablement liés à toute cette part de toi-même que tu me caches. Oh, je ne veux pas te forcer à m'en parler, mais sache que tu trouveras toujours en moi une oreille attentive!" Bien sûr, personne ne dit vraiment ça à quiconque! Mais il nous arrive parfois de rêver à cette "connaissance intégrale" qui nous permettrait d'accéder, enfin, à une véritable efficacité. Et c'est vrai que nous avons de "bonnes raisons" de jouer ainsi, seuls ou en conseil de classe, dans le dialogue avec l'élève ou avec ses parents, au "psychologue de service": il est vrai que, si nous en savions plus, nous pourrions adapter nos attitudes, éviter des maladresses, ajuster nos interventions...

Mais n'y-a-t-il pas, derrière cette bienveillance, tapie derrière nos bonnes intentions, une sournoise volonté de "maîtrise", une désir irrépréssible de réduire l'inconnu de l'Autre, voire de réduire l'Autre à ce que je peux en comprendre, c'est-à-dire, au fond, de le réduire à tout autre chose qu'un Autre? Cette volonté de le "connaître" n'est-elle pas l'expression de notre peur? Peur devant l'inconnu, devant ce qui échappe à nos catégories, se défile devant notre projet, récuse notre "projet de l'éduquer"? La "connaissance" de l'élève n'est-elle pas, ainsi, un obstacle à l'accession à cette dimension éthique de l'Education, quand on ne cherche pas seulement à instrumenter un sujet social mais aussi, et surtout, à susciter l'émergence d'une liberté, à prendre le risque d'un "exotisme radical", comme le dit BAUDRILLARD, un exotisme que je ne peux pas, d'aucune manière, récupérer?

L'ETHIQUE ET LE NON-SAVOIR SUR L'AUTRE...

Si le slogan n'avait été utilisé dans des perspectives idéologiques douteuses, je dirais volontiers, pour parler de nos élèves et de notre effort pour mieux les "comprendre": "laissez-les-vivre!" Laissez-les, en particulier, parler et agir sans faire peser sur eux la pression permanente de l'"interprétation". Rien n'est pire, plus paralysant, plus inquiétant, que de savoir que nos moindres faits et gestes feront l'objet d'une attention toute particulière et que quelqu'un va systématiquement "leur donner du sens". Car, nous savons bien que si le tragique c'est, parfois, le manque de sens, c'est aussi, et bien plus souvent que l'on ne croit, l'excés de sens. Le tragique c'est quand rien n'échappe à l'interprétation, que tout est réinterprété systématiquement, mis sur le compte d'une intentionalité postulée comme permanente et toute-puissante. Le tragique c'est quand un moment de fatigue ou d'inattention, un souci dérisoire et totalement extérieur à la situation, des ennuis matériels qui vous sont tombés dessus, une circonstance dans laquelle vous n'êtes pour rien , un hasard... tout cela n'est pas intégré et vos paroles et actions portées quand même à votre débit. Le tragique c'est quand on se sent enserré dans un véritable filet qui fait que rien n'échappe à la traque inquisitrice et que, quoiqu'on fasse, on est piégé: "s'il a fait cela c'est parce que... et parce que..." Et s'il avait fait cela sans "parce que", ou pour des raisons qui m'échappent et lui échappent, peut-être, à lui aussi? Si je devais accepter de ne pas savoir, rien que pour, comme il le dit lui-même, "lui lâcher un peu les baskets"?

Mais, plus encore, il me semble que la volonté de tout savoir sur l'élève risque de dériver vers des formes plus ou moins ouvertes de violence. Nous savons bien que tout effort éducatif bute irréductiblement sur "l'opacité incontournable de la conscience d'autrui". Aussi habile et rigoureuse que soit mon activité pédagogique, je ne peux contrôler mon efficacité qu'avec ce que je vois c'est-à-dire qu'avec les comportements que les éduqués me donnent à observer... je dois me résigner à ignorer, à jamais, ce qu'ils pensent. Car, aussi dociles soient ces comportements, rien ne me permet d'écarter absolument et définitivement l'hypothèse qu'"ils n'en pensent pas moins". Et c'est bien ce que l'éducateur démiurge ne peut pas supporter; c'est bien ce qui le met en rage et lui fait inventer - mais toujours en vain - des dispositifs toujours plus sophistiqués pour découvrir "ce qui se passe vraiment dans la tête de l'autre"; c'est bien là où s'origine le violence éducative, celle qui préfère exclure quand elle ne maîtrise pas, celle qui préfère la mort - n'importe quelle forme de mort - à une soumission toujours incertaine. Et c'est contre une telle dérive qu'il est bon, parfois, de rappeler que nous ne savons vraiment jamais rien sur l'Autre , rien, en tout cas, qui lui soit véritablement propre, rien qui ressemble à son altérité radicale, rien qui l'implique dans sa liberté. Nous pouvons, parfois, souffrir de ce non-savoir; la volonté de le dépasser peut, de temps en temps, être un principe dynamogène pour nos investigations psychologiques... mais nous devons accepter le fait qu'aussi précise soit notre observation, aussi complète soit notre collecte de faits, nous n'atteindrons pas plus l'intention qui leur a donné naissance que nous ne pourrions, comme le rappelle SARTRE, "obtenir l'unité en entassant des 9 à la droite de 0,99".

Et c'est d'ailleurs, à tout prendre, très bien ainsi: car si nous parvenions à comprendre complètement l'Autre, nous le perdrions dans sa radicale étrangeté, c'est-à-dire dans ce qui fait sa richesse. Si nous étions capables de le réduire à ce que nous sommes - ne serait-ce qu'en expliquant ses moindres faits et gestes - nous serions dans le domaine du clonage et pas du tout dans celui de l'éducation. Pire encore, nous nous condamnerions à arrêter l'évolution, à interdire la création, à supprimer la différence. Nous perdrions jusqu'au goût de vivre puisque nous pourrions tout prévoir et que jamais un événement ne viendrait interrompre la tranquille "reproduction". Aucune rencontre ne serait possible. Aucun échange ne viendrait troubler la tranquille transmission. Aucune surprise ne viendrait susciter un peu de tendresse devant l'arrivée inopinée d'un signe d'humanité. Or, je tien la tendresse devant le signe de la liberté de l'Autre comme la vertu éducative par excellence... non pas une tendresse niaise, mais une tendresse joyeuse, rayonnante, émerveillée devant la découverte que notre non-savoir a rendu possible.

Et, enfin, je suis convaincu que mon non-savoir sur l'Autre est à la source de cette interrogation qui est au coeur même de l'éthique: "ce dont je jouis, l'autre jouit-il?". Pierre Julien écrit, dans un très beau petit ouvrage récent (Le manteau de Noë, essai sur la paternité, Desclée, 1991) que c'est dans le mystère représenté par l'autre sexe - mystère absolu pour moi - que s'enracine la question éthique de ma responsabilité. C'est parce que la jouissance de l'autre restera, à tout jamais, pour moi, un inconnu, quelque chose hors de la portée de mon imagination elle-même, que je ne cesserai de m'interroger sur la légitimité de mes actes. Que ce mystère disparaisse, que la certitude de "connaître" vraiment l'Autre se substitue au mystère, et je basculerai dans la suffisance arrogante ou la culpabilité morbide. Le non-savoir sur l'Autre est donc bien la condition pour que reste posée la question, pour que de "l'ouvert" subsiste dans mon rapport à lui, de "l'ouvert" où peut s'insinuer l'éthique, de manière précaire et fragile mais, oh combien, précieuse!

ET ENFIN...

Comment concilier, alors, la nécessité de connaître nos élèves pour leur proposer des médiations qui leur permettent de s'approprier les savoirs que nous sommes chargés de leur transmettre... avec l'impératif éthique du non-savoir qui nous permet de respecter en eux un Autre irréductiblement autre, une liberté en puissance?   Certes, on peut concevoir - et je le crois largement - qu'à partir du moment où l'enseignant ne cherche pas à connaître l'élève de l'extérieur, mais implique l'élève lui-même dans cette recherche et le met en situation de réfléchir sur ses apprentissages, la contradiction est partiellement levée. Mais pas complètement, à mon sens. Il y a toujours bien deux "ordres" de travail qui ne peuvent que coexister difficilement. Et, là comme ailleurs, il nous faut peut-être accepter la contradiction? Accepter que nos investigations nous permettent de fourbir de beaux dispositifs, mais accepter le fait que ces dispositifs n'apprendront jamais à la place du sujet et ne se substitueront pas à sa liberté. Accepter que nos recherches pour mieux "connaître" nos élèves servent à réguler notre action mais n'en soient pas le véritable "moteur". Accepter qu'elles nous fournissent des indicateurs pour un travail dont le ressort se situe ailleurs: dans l'effort pour qu'une liberté émerge, nous résiste, s'empare des moyens pour échapper à l'influence que, de toutes nos forces, nous voulons exercer sur elle.

                                Philippe MEIRIEU