EDUCATION FORMELLE ET NON FORMELLE

1 - L'École peut-elle, à elle seule, produire la réussite scolaire et sociale des enfants ?

Pour répondre à cette question, il convient de faire un petit retour en arrière et de comprendre les finalités les objectifs et les méthodes de l'institution scolaire. Cette institution, sous la forme que nous lui connaissons aujourd'hui, est extrêmement récente au regard de notre histoire : un siècle et demi, guère plus ! Ses principes de fonctionnement datent de Comenius, un philosophe et pédagogue tchèque protestant, qui les formula et les mit en oeuvre dans ses ouvrages à la fin du XVIIème siècle. Comenius avait observé que les apprentissages de toutes sortes, y compris professionnels, s'effectuaient de manière bien trop aléatoire et il souhaitait les rendre, tout à la fois, plus égalitaires et plus rigoureux. Pour que tous les enfants accèdent aux savoirs jugés fondamentaux, il mit en place un système qui tendait à en faire, pour tous sans exception, des apprentissages obligatoires, progressifs et exhaustifs.

Obligatoires, parce que, dans « la vie », les individus ont toujours tendance à se débrouiller pour s'en sortir sans apprendre : en renonçant à un projet pour lequel ils n'ont pas les compétences, en faisant appel à une personne disposant de ces compétences et qui évite d'avoir à les acquérir soi-même ou en se procurant tout fait ce qu'ils cherchaient à faire... C'est d'ailleurs là notre comportement quotidien : quand notre télévision ou notre voiture est en panne, nous ne nous engageons pas dans l'apprentissage de l'électronique ou de la mécanique, nous nous adressons à quelqu'un que nous savons déjà expert du domaine. Or, ce comportement est interdit dans l'École : quand un enfant est « en panne » devant son exercice de mathématiques, il n'a pas le droit de le faire faire par un bon mathématicien. L'objectif de l'École est qu'il apprenne lui-même les mathématiques ; c'est pourquoi l'École rend les apprentissages obligatoires : elle met en place des situations dont on ne peut pas se sortir sans apprendre ... Et pour que ces situations soient efficaces, il faut que les apprentissages soient progressifs. Là encore, c'est très différent de ce qui se passe dans « la vie » où les problèmes se présentent à nous dans le désordre, le plus complexe anticipant souvent le moins complexe : si je fais un stage chez un garagiste, rien ne dit que, le premier jour, je n'aurais qu'à changer une roue et que c'est seulement au bout de six mois, quand j'aurais franchi toutes les étapes intermédiaires, que je devrais changer une bielle ! Or l'École ne peut accepter ce « désordre », qui est très contre-productif dès lors qu'elle veut que tout le monde progresse et progresse à peu près à la même vitesse. C'est pourquoi elle met en place des programmes qui vont du simple au compliqué, des « bases » aux savoirs élaborés, des prérequis aux objectifs de haut niveau taxonomique... Et, enfin, dans cette même perspective, l'École cherche à éviter que les enfants n'apprennent que ce qui leur est proposé, de manière très inégalitaire, par leur entourage immédiat : d'où son souci d' exhaustivité qui est censé faire échapper les apprentissages à l'aléatoire des rencontres individuelles plus ou moins favorables... Au total, on le voit, le projet de Comenius, anticipe le projet encyclopédique et porte en germe toute l'organisation scolaire telle qu'elle sera systématisée au XIXème et au XXème siècle : extraire les savoirs du champ social où ils sont éparpillés et les présenter de manière égalitaire, dans des structures adaptées, à tous les enfants pour qu'ils parviennent à se les approprier. La « classe », les « programmes », les « manuels », les « examens »... tout cela est en germe dans la vision - très progressiste - de Comenius...

Il ne peut donc pas être question de revenir sur ces acquis fondamentaux, au risque d'abandonner tout espoir d'un enseignement démocratique... Mais, justement, il ne peut être question, non plus, d'en rester là, car les méthodes directement inspirées du projet encyclopédique ont aussi - nous le savons aujourd'hui - des effets anti-démocratiques et nous pouvons en pointer au moins trois... D'une part, la présentation programmatique des savoirs les déconnecte des questions qui leur ont donné naissance et des usages qui leur donnent sens  : ce qu'on gagne en progressivité et exhaustivité, on le perd en implication dans les apprentissages, en mobilisation pour apprendre. Et ce sont les enfants les moins stimulés culturellement et les plus fragiles socialement qui sont, ici, les plus défavorisés : alors que leurs camarades comprennent « à quoi ça répond » et « à quoi ça sert », alors que ces derniers ont appris à trouver des satisfactions personnelles dans une combinatoire esthétique des savoirs encyclopédiques, eux peinent à comprendre quel est l'intérêt de ces objets fossiles dont on se contente de leur dire : « Apprends... Tu comprendras plus tard à quoi ça sert ! »... D'autre part, et dans les mêmes perspectives, la postulation de l'égalité de droit des élèves devant les savoirs laisse se creuser les inégalités  : car les élèves n'arrivent pas tous en classe avec le même « capital culturel » et leurs chances d'accéder aux connaissances sont subordonnées à la qualité de leur environnement linguistique et psychologique, à la structuration de leur milieu familial, à l'aide dont ils peuvent bénéficier en dehors de l'École. Plus largement encore, nous savons que l'enseignement scolaire favorise certaines stratégies d'apprentissage : pour peu que ces stratégies d'apprentissage soient en déphasage avec les manières d'apprendre que le sujet s'est construit dans son histoire et qu'il ne dispose d'aucun soutien pour « faire le pont », il risque d'être mis en difficulté, voire en échec... Enfin, il existe aujourd'hui des élèves qui se mettent délibérément en dehors du jeu scolaire  : soit qu'ils considèrent, plus ou moins explicitement, que « ce jeu n'en vaut pas la chandelle » (la diminution notable de la mobilité sociale par l'École semble, malheureusement, leur donner raison) ; soit qu'ils se sentent tellement étrangers à l'École que la soumission à ses règles et ses codes leur apparaîtrait une trahison.

Face à ces problèmes inhérents en quelque sorte aux principes organisateurs de l'institution scolaire, l'École a tenté de trouver des solutions en interne : introduction de la « pédagogie de projet » pour donner sens aux savoirs en les articulant à des « situations problèmes » identifiées ; organisation de moments d'aide, de suivi ou de soutien afin d'apporter à chacun l'accompagnement qui lui est nécessaire pour qu'il bénéficie au mieux de l'enseignement donné à tous ; mise en place de structures spécifiques en direction des « décrocheurs » fondées sur une « pédagogie du détour » susceptible de les réconcilier avec l'École. Plus globalement, j'ai proposé, en 1998, au moment où j'ai été chargé de la réforme des lycées, de donner comme fil directeur à l'ensemble de ces initiatives la maxime : « L'École doit être à elle-même son propre recours. » Je crois que cette maxime est plus que jamais d'actualité : une École démocratique ne peut accepter de laisser des problèmes en suspend, de renvoyer des élèves en difficulté ou en échec vers des structures ou des initiatives privées payantes... Elle doit proposer à tous les enfants et à leurs familles des solutions en interne, gratuites évidemment.

Cela dit, d'une part nous en sommes très loin... Et, d'autre part, on peut se demander si, dans le cas où l'École parviendrait à installer ces recours internes systématiques, elle n'aurait quand même pas besoin de partenaires...

2 - En quoi l'Éducation populaire que l'on nomme aujourd'hui, au niveau européen, « non formelle » peut-elle être complémentaire de l'action de l'École ?

L'action de l'École ne peut pas être totalisante, au risque de devenir totalitaire. Je crois absolument qu'il faut améliorer l'École mais, en même temps, je suis convaincu que rien ne serait plus dangereux que le « tout école ». Le « tout école », en effet, c'est l'enrégimentement des personnes dans une structure unique normative dont les romans de science-fiction les plus noirs nous montrent bien qu'elle est le corollaire de la dictature. Le « tout école », c'est l'interdiction d'apprendre en dehors du cadre scolaire, c'est donc l'obligation de n'apprendre que ce que l'École définit et de la manière dont elle le définit... La démocratie doit faire de l'École un chantier absolument prioritaire, mais pas au prix de l'abolition de toute forme de pensée en dehors de l'École ! C'est d'ailleurs le point de vue que l'Éducation populaire a défendu dès son apparition, après l'affaire Dreyfus, et qu'elle a promu très fortement sous le Front populaire : elle a, simultanément, milité contre la suffisance institutionnelle d'une école qui prétendrait prendre en charge la totalité de la transmission des savoirs et des valeurs dans une société donnée et contre la démission de l'État qui renverrait systématiquement au tissu associatif la responsabilité d'assurer la justice sociale au nom du principe de subsidiarité. Ainsi l'Éducation populaire a-t-elle toujours promu une forme de complémentarité et, même, de fécondation réciproque, de « l'institution » et de « l'association ».

Plus précisément, s'agissant de « l'éducation non formelle », telle qu'elle est définie aujourd'hui, je crois qu'il s'agit d'un outil d'éducation infiniment précieux sur au moins trois plans...

D'abord, parce que l'éducation non formelle donne corps, à côté de la famille et de l'École, à une posture éducative spécifique, absolument nécessaire au développement de l'enfant et de l'adolescent. Si la famille, en effet, est le lieu de la filiation, l'École le cadre de la transmission systématique, l'éducation non formelle, elle, est l'occasion de la rencontre avec des adultes qui ne disposent ni de l'autorité parentale ni de l'autorité professorale, mais sont néanmoins présents auprès de l'enfant et de l'adolescent pour les accompagner. Ces « adultes-tiers » ne sont pas des pairs, ils ne sont pas, non plus, des « supérieurs ». Ils peuvent entendre des choses que des adultes investis d'une autorité familiale ou scolaire ne peuvent pas entendre, ils peuvent dire des choses que ni les parents ni les professeurs ne peuvent dire, mais ils n'en sont que plus libres pour exprimer franchement leur désaccord, voire leur colère. Ils peuvent même se fâcher gravement, simplement ils n'ont pas le pouvoir de sanctionner institutionnellement les personnes et cela change tout. Leur point de vue est d'autant mieux entendu qu'ils ne peuvent pas l'imposer. Ils sont dans la proximité sans être dans la complicité... Nous sommes là dans la zone du « passage » par excellence, celle où l'on rencontre un passeur qui vous aide à déjouer les pièges du douanier ; quelqu'un qui fait confiance et, en même temps, reste présent à vos côtés pour vous assister en cas de coup dur. Or, cette fonction intermédiaire du passeur a tendance à disparaître dans nos sociétés : les clercs ou les moniteurs qui en étaient chargés ont largement disparu, les personnes « âgées » sont sollicitées pour rester de plus en plus « jeunes » et voient leur statut de « sage » contesté, beaucoup d'associations se sont « professionnalisées », c'est-à-dire, malheureusement, scolarisées, leurs cadres devenant des experts qui prétendent au statut de professeurs et perdent ainsi leur capacité d'écoute. Et puis l'oncle ou la tante qui, souvent, jouaient ce rôle de passeur sont embarqués aujourd'hui dans une vie professionnelle où ils n'ont plus guère de disponibilités, quand ils ne sont pas mutés à l'autre bout du pays : ils ne sont donc plus disponibles et les enfants, plutôt que d'aller bricoler avec eux - et avoir quelques discussions au passage - restent devant la télévision ou l'ordinateur... Je suis convaincu que nous sous-estimons énormément la part d'éducation qui s'effectuait là : se transmettaient des traditions - au bon sens du terme : des habitudes qui permettent de faire face à des situations difficiles -, une histoire - la grande, celle de nos héros et de nos mythes collectifs -, des histoires - les petites, celles qu'on se raconte dans le quartier ou le village -, mais aussi des « recettes » pour relativiser les choses ou se tirer d'un mauvais pas. On ne peut grandir, en effet, que si, à côté de l'autorité nécessaire qui indique la voie et marque les interdits, on est accompagné par un adulte qui sait conjuguer altérité et identité : qui sait montrer qu'il est différent et dispose d'une expérience précieuse à transmettre, mais aussi qu'il est « le même » et connaît de l'intérieur les tourments inévitables de toute croissance... Il y a donc, dans l'éducation non formelle, une forme indispensable de la présence éducative adulte, une forme essentielle de lien social entre générations. Les jeunes qui en sont privés sont lourdement pénalisés.

Ensuite, l'éducation non formelle permet d'incarner un autre rapport au savoir que celui qui prévaut à l'École . Ceux et celles qui l'effectuent peuvent, en effet, se situer « du même coté du savoir » que celui qui apprend. Certes, ils connaissent plus de choses que l'enfant et l'adolescent auxquels ils s'adressent, certes ils disposent d'une longueur d'avance - ne serait-ce que sur le plan de la maturité et de la méthodologie -, certes ils ont vécu des expériences plus élaborées, mais, néanmoins, ils ne sont pas, comme l'enseignant, dans une situation de « certitude professorale ». Ainsi, ce qui pourrait apparaître comme un handicap peut, bien utilisé, devenir un avantage : l'accompagnateur se place auprès de l'élève en situation de « chercheur ». S'il avoue simplement ses tâtonnements et les explique, s'il élucide ses perplexités et démonte la manière dont il les dépasse, il peut dédramatiser les difficultés et donner les moyens de les surmonter. L'élève, de cette manière, entre dans les savoirs du côté de leur genèse, de leur élaboration, de leur appropriation. Il peut même vivre cela comme une sorte d'aventure qui n'a rien à envier à d'autres exploits plus médiatiques et spectaculaires. L'accompagnement scolaire devient ainsi une occasion de redécouvrir le goût d'apprendre, de comprendre le caractère extraordinaire de la confrontation avec les savoirs, de voir le plaisir qu'on peut prendre à résoudre des énigmes de la connaissance, de vivre comme des défis et des occasions de dépassement ce qui, sinon, risquerait d'être vécu comme un échec... Évidemment, il revient à l'École de faire découvrir aussi « la saveur des savoirs », c'est même une de ses tâches essentielles. Mais la chose est complexe et si, d'un autre côté, avec d'autres moyens, on vient accompagner son effort, elle a plus de chances de réussite.

Enfin, l'éducation non formelle est un moyen particulièrement précieux de lutter contre les injustices sociales . On ne le répètera jamais assez : trop de ce qui détermine le succès dans l'École se trouve en dehors de l'École. Et nous assistons aujourd'hui à une fantastique montée en puissance du « marché parascolaire » qui est, évidemment, générateur d'inégalités... Ce marché concerne, d'abord, la multiplication des officines privées de soutien scolaire qui proposent aujourd'hui des « produits » particulièrement diversifiés qui vont de la traditionnelle leçon particulière au stage de préparation à la rentrée, en passant par le bilan de connaissances ou le « diagnostic psychopédagogique ». La plupart de ces « produits » n'ont pas, a priori , d'utilité et ne devraient pas en avoir si l'École avait les moyens de fonctionner correctement. Mais la disparition des personnels qui assuraient les tâches d'accompagnement dans l'école (comme les aides éducateurs) entre en conjonction avec l'angoisse des familles qui se mettent, même dans les milieux modestes, à faire appel à tout ce qui leur est proposé, même à des prix faramineux, « pour mettre toutes les chances de leur côté ». Il n'est pas certain que cela soit vraiment efficace, mais, incontestablement, ceux et celles qui en bénéficient sont favorisés, ne serait-ce que par ce qu'il y a toujours, dans ces cas-là, un effet placebo. Par ailleurs, je m'inquiète du glissement progressif et insidieux que cela entraîne : on finit par installer l'idée que le service public ne fournit qu'un « minimum »   et qu'il faut aller chercher ailleurs la véritable clé de la réussite... Mais il faut aussi citer le grand développement des ouvrages parascolaires (devoirs de vacances et opuscules de synthèses, annales et outils méthodologiques de toutes sortes) : les élèves en consomment beaucoup trop et souvent fort mal ; leur capacité à les utiliser est, à l'évidence, déterminée par l'environnement familial... Il faut, enfin, évoquer Internet et le e-learning  : là encore, il y a beaucoup d'illusions. Le « fracture numérique » est loin d'être comblée et l'usage des outils disponibles sur « la toile » demande un véritable guidage qui n'est présent que dans certaines familles favorisées... Bref, tout cela constitue une déferlante qui, tout à la fois, entraîne le travail scolaire vers la logique marchande et favorise ceux et celles qui sont en mesure de s'offrir les services les plus coûteux... Au regard de ce phénomène, l'éducation non formelle, en particulier quand elle est ciblée sur les publics les plus fragiles, constitue un efficace contrepoint. Elle lutte contre les inégalités et peut redonner espoir à ceux et celles qui croient légitimement que le marché ne doit pas envahir le champ de l'éducation.

3 - Est-ce que le monde de l'éducation non formelle fait partie de l'univers de formation des futurs enseignants ?

Bien trop peu, malheureusement. Certains étudiants, en particulier ceux qui se destinent au professorat des écoles et veulent bénéficier d'un bonus pour entrer à l'IUFM préparer le concours, s'investissent dans ce domaine. D'autres aussi, qui ont un véritable engagement militant... Mais, au sein même de la formation, la plupart du temps, rien n'est organisée de façon systématique. Les contacts sont laissés à l'initiative des formateurs et des stagiaires. La question est souvent abordée au plan théorique, mais brièvement...

Pour ma part, je souhaiterais que l'engagement dans une initiative d'éducation non formelle fasse complètement partie de la formation, que chaque étudiant et stagiaire acquière, dans ce domaine, une expérience sur laquelle il puisse développer des analyses. Mais cela supposerait que l'on conçoive la formation des professeurs sur deux véritables années et que l'on se donne le temps d'aborder les différentes facettes du métier comme les différents types de partenariat avec lesquels on sera amené à travailler. Aujourd'hui, la formation professionnelle dure, tout au plus, sept mois (la première année d'IUFM n'est guère qu'une année de bachotage pour préparer le concours) et, dans ces sept mois, les stages en responsabilité occupent une place importante. Il y a tant de choses à faire en si peu de temps que les formateurs hésitent à travailler sur des champs qui ne leur apparaissent pas centraux. Pour l'éducation non formelle, ils ont tort, car, c'est un domaine essentiel... Mais la culture de l'Éducation populaire s'est perdue ! Le divorce, maintenant consommé, entre l'Éducation nationale et l'Éducation populaire est, à mes yeux, une des erreurs politiques majeures de ces trente dernières années...

4 - Est-ce que l'Éducation populaire qui investit dans le secteur non formel est adaptée pour relever les enjeux éducatifs de notre société ?

Quels sont les enjeux éducatifs majeurs de notre société ? Donner à tous les enfants, quelle que soit leur origine, les moyens de comprendre le monde... leur donner, dans le même mouvement, les moyens de se comprendre entre eux, de remplacer les rapports de force et la violence par l'argumentation, le respect du point de vue de l'autre et la probité intellectuelle... aider les jeunes à échapper à la pression à la norme qui s'exerce si fortement dans tous les domaines (la mode, les comportements groupaux, le communautarisme, les sectes, etc.) afin qu'ils puissent « oser penser par eux-mêmes »... et, enfin, former à la démocratie en apprenant à chacun à se dégager de son intérêt immédiat pour considérer les choses d'un point de vue plus large, en intégrant des collectifs de plus en plus vastes : la classe, l'école, le quartier, la ville, la région, le pays, le continent, la Terre, l'univers... Autant de défis difficiles et essentiels !

Pour les relever, nous avons besoin de tous les efforts possibles : d'un vrai projet éducatif au plan politique (qui, aujourd'hui, fait cruellement défaut), d'une École à qui l'on fixe et cap et donne les moyens de son bon fonctionnement, de familles épaulées pour faire face à des situations inédites et, enfin, d'un tissu associatif fort, capable d'irriguer le tissu social de manière très capillarisée. Et c'est sur ce point-là que l'Éducation populaire qui investit dans l'Éducation non formelle est infiniment précieuse : elle fabrique au quotidien ces révolutions minuscules par lesquelles les individus retrouvent l'espoir, le goût d'apprendre et le souci de la vérité. Elle reconnaît chacun dans sa dignité et postule son éducabilité. Elle permet à tous de comprendre en quoi les apprentissages les rendent plus libres et plus capables, donc, de s'associer librement et de décider collectivement. Elle permet de sortir du « tout-tout de suite » qui est rétention dans le caprice et l'infantile, pour accéder à la réflexion et permettre à chacun de devenir « citoyen du monde ».

Quand la politique est tout entière vouée à « l'événementiel », démagogique et fugace, quand les médias cultivent la facilité et la médiocrité, quand le tissu social se déchire et que les clivages se renforcent partout entre des groupes sociaux qui s'ignorent, l'éducation non formelle fabrique, modestement et obstinément, l'essentiel : du lien social. Du lien entre des personnes qui ont tendance à se mépriser réciproquement, du lien entre des générations qui ne se parlent plus guère, du lien entre des institutions qui travaillent, trop souvent, chacune de leur côté. Du lien entre les hommes : ceux du passé, dont on transmet les savoirs, et ceux du futur, qui doivent se les approprier pour innover, ceux d'ici, que l'on connaît mieux, et ceux d'ailleurs, que l'on méconnaît trop souvent... Les militants de l'éducation non formelle, à cet égard, sont porteurs d'espérance. D'une espérance active. La seule qui vaille, à vrai dire.

Philippe Meirieu