EDUCATION POPULAIRE

 

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1. Comment définiriez vous la « complémentarité  éducative »  (ou l'articulation entre service public d'éducation et partenaires éducatifs) dans l'éducation, l'instruction et la formation des citoyens? Quel intérêt ? Quelles limites ou quels risques ?

Avant de définir la « complémentarité éducative », il faut rappeler que l'éducation est toujours « une » : certes, un enfant ou un adolescent peuvent recevoir diverses influences éducatives, plus ou moins convergentes, mais, au total, c'est bien d' une éducation qu'il s'agit, puisque c'est une personne que l'on éduque et qui, progressivement, se constitue dans son unité, transformant précisément l'ensemble de ce qu'elle reçoit en un projet qui devient le sien. Pour aller à l'essentiel, on peut dire que l'éducation est toujours une relation asymétrique - puisque les éducateurs disposent d'expériences et de connaissances dont le nouveau venu est démuni - mais provisoire - puisque l'objectif est l'émergence d'un sujet libre qui puisse, selon l'expression du pédagogue Pestalozzi, « faire oeuvre de lui-même ».

Et, dès lors que l'émergence du sujet est placée au coeur de l'éducation, il nous faut sortir d'une représentation « physique » de celle-ci, la personne étant en quelque sorte « la résultante » des différentes forces qui s'exercent sur lui ; il faut se dégager, comme le montre bien Francis Imbert à travers tout son travail, de la conception de « l'éducation-poïesis » (l'éducation comme fabrication), pour aller vers une « éducation praxis », c'est-à-dire l'accompagnement d'une personne dans un chemin qu'elle tracera progressivement elle-même.

Quelle conséquence peut-on tirer de cela sur la « complémentarité éducative » ? Qu'elle n'est pas, ne peut pas être, une sorte d' « effet de tenaille », mais doit, en revanche, s'assumer comme « ouverture d'un espace ». En d'autres termes, il ne s'agit pas de s'entendre pour façonner ensemble un individu qui, ainsi, ne pourrait plus nous échapper. Il s'agit de travailler en commun afin de permettre à cet individu de se construire lui-même. C'est pourquoi complémentarité ne signifie nullement confusion ni même complicité. Complémentarité signifie, d'abord, repérage des fonctions spécifiques de chaque éducateur et de la manière dont elles s'agencent pour ouvrir un espace à l'expression d'un sujet.

Pour mieux comprendre cela, il nous faut revenir à quelques fondamentaux : un enfant ne peut grandir, à mes yeux, que s'il est entouré de trois types de présence éducative : celle de la famille qui assume la fonction de filiation, celle de l'école qui est dans le registre de l'instruction et celle du « groupe de pairs » qui constitue un lieu possible d'élection. La famille est, en effet, le cadre nécessaire de la filiation : nul ne peut s'auto-engendrer, ni physiquement, ni symboliquement ; qui n'a pas de parents devra s'en inventer ; qui tente, par une quelconque gymnastique personnelle, de dénier ses propres fonctions parentales ne peut que condamner ses enfants à rechercher une origine plus ou moins mythologique à laquelle ils vont s'enchaîner. La filiation inscrit l'enfant dans une histoire et un territoire ; elle lui fournit ce minimum vital sans lequel il ne peut ni croître ni se développer, ni, évidemment, choisir de trahir ses propres parents. La filiation permet de se nommer et, par le nom, déjà, de se projeter dans un futur. Alain Durand et Nadia Ben Saïd n'existent, d'abord, que par leur nom, une coquille presque vide qu'il leur reviendra de remplir tout au long de leur vie. Un nom, qui les inscrit dans une lignée, et un prénom qui affirme leur droit à la différence... Mais il n'est pas si facile que cela d'utiliser ce droit. Car la famille, parce qu'elle inscrit, attache. Attachements affectif, social, culturel, national, etc. Attachements légitimes et nécessaires pour commencer à exister, pour trouver une place. Mais attachements qui peuvent aussi emprisonner et empêcher de changer de place. C'est pourquoi l'école remplit ici une fonction d'arrachement : parce qu'elle permet de se confronter à d'autres histoires familiales, de côtoyer des enfants qui ont d'autres systèmes de valeurs et de croyances, de rencontrer des savoirs qui ouvrent l'horizon et élargissent le monde, elle joue le rôle d'un précieux contrepoids. Non en ce qu'elle chercherait à éradiquer l'influence des familles, mais parce qu'elle permet de les mettre en perspective. Et, à condition, bien sûr, que l'école assume sa fonction de rupture : qu'elle ne soit pas un simple prolongement de la famille ou un regroupement de familles qui se seraient choisies de manière à prolonger leur influence collective religieuse, idéologique, culturelle ou sociale... Cela dit, le risque est réel que la tension entre la famille et l'école tourne à la confrontation : l'histoire et l'actualité nous le montrent largement. L'enfant, loin de devenir un sujet qu'on accompagne dans l'émergence de sa liberté, devient alors un enjeu : c'est à qui sera le plus fort pour l'attirer de son côté et en faire son allié contre « l'adversaire ». Aussi, il est particulièrement nécessaire qu'il existe un « tiers lieu » : un lieu où l'enfant puisse rencontrer des adultes qui n'ont avec lui aucun pouvoir d'autorité familial ou institutionnel. Un lieu où il puisse faire des choix en fonction de ses goûts personnels, sans craindre de peiner ses parents ou de s'écarter du programme ; un lieu où il puisse parler plus librement avec des adultes qui ne renient pas leur adultité, mais qui lui permettent d'accéder à une forme d'autorité absolument nécessaire à la formation du citoyen : l'autorité que confèrent la compétence et le fait d'incarner le bien commun dans la réalisation collective d'un projet.

La « complémentarité éducative », c'est donc, pour moi, l'effort des adultes pour que les enfants disposent de la possibilité de rencontrer ces trois types de présence éducative au cours de leur croissance. L'effort pour que ces trois types de présence ouvrent, par l'espace même qui existe entre eux, la possibilité de se reconnaître « fils ou fille de... », conscient des limites de sa famille et, en même temps, capable d'engager avec d'autres des rapports qui préfigurent une démocratie solidaire. C'est par cette complémentarité que l'émergence de la liberté est possible.

2. Le projet éducatif et social dont sont porteurs les associations d'éducation populaire et les mouvements pédagogiques, vous semble-t-il un projet adapté aux enjeux de l'Ecole et de la société du XXIème siècle ?

Si j'avais à résumer très brièvement l'apport essentiel de l'Éducation populaire, je dirais que c'est l'affirmation que le « faire ensemble » fonde le « vivre ensemble ». Cela peut paraître simpliste. Mais, c'est très loin de l'être. Aujourd'hui, en effet, nous sommes submergés par deux types de discours qui, quoique apparemment contradictoires, se renforcent réciproquement : les discours qui prétendent fonder le « vivre ensemble » sur le communautarisme et ceux qui veulent le fonder sur l'autoritarisme. D'un côté, on nous explique qu'il faudrait appartenir à la même communauté idéologique, religieuse, culturelle ou sociale (quand ce n'est pas ethnique) pour pouvoir vivre ensemble ; ici, ce qui fait « tenir » une collectivité, c'est l'adhésion identitaire. D'un autre côté, on ne pourfend les dangers du communautarisme que pour mieux installer le pouvoir d'une hiérarchie, d'une caste, d'une police qui seraient détentrices de la seule légitimité ; là, ce qui fait « tenir » une collectivité, c'est la crainte de la répression. Or, justement, la tradition de l'Éducation populaire récuse ces deux visions : elle ne veut ni du « qui se ressemble s'assemble », ni du retour de la carotte et du bâton. Elle propose que nous nous donnions des projets communs au service du développement des hommes et qu'au sein de ces projets nous mettions en oeuvre une forme particulière d'autorité fondée sur la recherche du bien commun et la possibilité pour chacun de prendre une place dans le monde... et de changer de place.

Rien d'évident ni de spontané dans cette ambition : les groupes humains sont toujours, en effet, tentés d'osciller entre le communautarisme et l'autoritarisme qui, l'un et l'autre, engendrent des exclusions, sont même fondés sur l'exclusion. Partir du « faire ensemble », c'est, en revanche, militer pour l'intégration : faire en sorte que les projets engagés concernent chacune et chacun, que toute personne puisse y prendre sa part, sans jamais, pour autant, s'y aliéner.

3. Ces structures « historiques », ont-elles encore selon vous une place et un rôle spécifiques à tenir aujourd'hui? Si oui lesquels ?

Ces structures sont, par excellence, des lieux d'apprentissage et de construction d'une démocratie de proximité. Pleinement cohérentes avec la loi sur les associations de 1901 - la seule loi en France qui soit vraiment d'inspiration rousseauiste - elle permettent de découvrir que « l'apprentissage à la loi qu'on s'est soi-même prescrite est liberté. » C'est un apprentissage absolument fondamental : celui d'une vraie démocratie solidaire, celui d'une organisation à taille humaine qui ne broie pas les personnes, celui du débat collectif, celui de la confrontation serrée, exigeante mais tolérante, celui de la construction de projets pour améliorer le monde, celui de la reconstruction d'une espérance collective.

Plus concrètement, je crois qu'il faut redonner à l'éducation populaire les moyens d'impulser une politique éducative et sociale qui sorte, tout à la fois, de la stratégie du guichet et du libéralisme ambiant. Ainsi, par exemple, sur le soutien scolaire : il faut, en même temps, éviter ces aides misérabilistes offertes aux familles avec une vague idéologie de la charité et, en face, ces offres émanant d'officines privées plus ou moins douteuses qui monnayent très chèrement leurs services. Mettre en place, en revanche, des moyens de responsabiliser les enseignants comme les parents et de lutter contre les injustices, voilà l'enjeu. Réunir tous les acteurs concernés, les faire se rencontrer, réfléchir sur leurs collaborations possibles et aussi sur l'espace de liberté à laisser à l'enfant, voilà l'objectif.

Plus globalement, il me semble que les mouvements d'Éducation populaire ont deux missions au regard de la complémentarité éducative que j'évoquais plus haut : une mission spécifique sur les « tiers-lieux » qui font aujourd'hui terriblement défaut et une mission plus générale de réflexion et d'animation sur la complémentarité éducative elle-même. Il est temps de réfléchir avec les parents et les enseignants sur la place réciproque de chacun d'eux. Et les médiateurs que sont les mouvements d'Éducation populaire peuvent être, à cet égard, des acteurs décisifs. À un moment où le risque est grand de voir les enseignants accuser les parents de consumérisme et les parents traiter les enseignants de corporatistes, le dialogue est plus que jamais nécessaire.

4. Est-il justifié qu'elles continuent à bénéficier de la reconnaissance et de l'aide de l'Etat pour réaliser leurs projets éducatifs ?

C'est, à mes yeux, totalement indispensable, même s'il faut, sans doute revoir les modalités d'attribution de cette aide. Je suis partisan, pour ma part, d'une aide forte en matière d'infrastructure et, ensuite, d'une aide sur projets. Avec une incitation maximale à travailler ensemble et à se regrouper autour d'un cahier des charges précis, en particulier en termes de mixité sociale des activités proposées. Plus globalement, cette aide doit s'inscrire dans le cadre d'une politique de discrimination positive et de responsabilisation des acteurs... Rien, aujourd'hui, ne me paraît plus grave que ces jeunes qui « rouillent » au pied des tours - ou ailleurs - sans perspectives. Les impliquer dans des projets où ils puissent trouver, enfin, une place me paraît une urgence absolue. Les mouvements d'Éducation populaire ont là un vaste chantier.

Philippe Meirieu

 

Née des Universités populaires qui, au moment de l'affaire Dreyfus, avaient réuni universitaires et ouvriers dans un puissant mouvement de solidarité contre l'injustice, l'Éducation populaire a capitalisé l'héritage des mouvements de jeunesse chrétiens et de la Ligne de l'Enseignement laïque ; elle s'est développée après la première guerre mondiale, dans la mouvance socialiste et s'est structurée en 1936, sous le Front populaire. Léo Lagrange, sous-secrétaire à la Santé, chargé des loisirs et des sports, profitant de la réduction du temps de travail et des congés payés a, alors, impulsé une multitude d'initiatives : création de clubs de sports et de centres de plein air, incitations au tourisme social et développement des Auberges de jeunesse, multiplication des « loisirs culturels », des bibliothèques, des groupes et ateliers de théâtre, des ciné-clubs, des Maisons de la culture, etc. Léo Lagrange trouvera la mort dans une action volontaire, face à l'ennemi, le 9 juin 1940. L'oeuvre du Front populaire aura été interrompue brutalement, mais elle renaîtra sous la direction de Jean Guéhenno, à la Libération. Elle vit encore aujourd'hui, malgré les hésitations et les abandons successifs de la plupart des politiques. Toujours fidèle au « Manifeste de Pontigny », rédigé en septembre 1937 par des syndicalistes, des militants associatifs, des enseignants et universitaires de plusieurs pays européens réunis pour penser « l'éducation du futur » : « Il ne s'agit pas de diffuser un nouveau catéchisme, même un catéchisme populaire. Il s'agit de former des hommes capables d'esprit critique. Avoir l'esprit critique, c'est vouloir comprendre avant d'accepter, pouvoir juger pour choisir. (...) Persuadés du rôle primordial des faits économiques dans l'évolution des sociétés, certains en étaient venus à méconnaître les facteurs psychologiques et sociaux. Ils oubliaient qu'il ne servirait à rien de bâtir un monde économique nouveau si l'on ne préparait pas dès maintenant des hommes capables d'y bien vivre. Sinon l'équipe gouvernante changera peut-être, mais l'oppression et l'injustice renaîtront d'elle-même... Il faut, en particulier, que nous puissions nourrir les aspirations des jeunes, que nous puissions offrir à leur énergie autre chose que l'exaltation de telle vedette, ou la haine partisane née dans l'aveuglement, ou même une déification sommaire du sport... »

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