NUMERIQUE

Il y a finalement peu de temps que les « technologies de l’information et de la communication » ne sont plus vraiment « nouvelles ». Les premiers ordinateurs personnels ne sont apparus qu’à la fin des années 1970 et le web ne fut créé, lui, qu’en 1990. En vingt-cinq ans, cependant, il a bouleversé radicalement notre univers technologique et professionnel, social et personnel, au point qu’on peut véritablement parler d’une « révolution numérique », probablement aussi importante que celles que constituèrent, jadis, l’apparition de l’écriture puis celle de l’imprimerie.

Plus qu’un ensemble d’« outils », le numérique représente, en effet, aujourd’hui, une mutation civilisationnelle dont les caractéristiques nous sont devenues tellement évidentes que, comme la lettre volée d’Edgar Poe, on peine à les repérer : communication immédiate entre humains, accélération vertigineuse de toutes les tâches de manipulation de données, accès extrêmement rapide à une quantité prodigieuse d’informations, amélioration considérable de l’adaptation de nos techniques aux contextes spécifiques… Mais aussi virtualisation du réel - les prix établis par les « robots traders », qui surenchérissent au centième de seconde, ne correspondent en rien à la réalité des coûts humains et écologiques des produits ainsi commercialisés - et possibilité de « tracer » les personnes dans un vaste réseau qui pourrait, à terme, préfigurer la « société de contrôle », que Gilles Deleuze voyait déjà se dessiner en 1990 : « Il n’y a pas besoin de science-fiction pour concevoir un mécanisme de contrôle qui donne à chaque instant la position d’un élément en milieu ouvert, animal dans une réserve, homme dans une entreprise. Félix Guattari imaginait une ville où chacun pouvait quitter son appartement, sa rue, son quartier, grâce à sa carte électronique qui faisait lever telle ou telle barrière ; mais aussi bien la carte pouvait être recrachée tel jour, ou entre telles heures ; ce qui compte n’est pas la barrière, mais l’ordinateur qui repère la position de chacun, licite ou illicite, et opère une modulation universelle. » (1)

Ni technophile, ni technophobe…
On voit bien que, dans ces conditions, il ne peut être question ni d’être totalement technophile, ni d’être totalement technophobe : le numérique est, tout à la fois, la meilleure et la pire des choses, aussi bien pour le développement d’une démocratie solidaire à l’échelle planétaire que pour celui d’une éducation de chacune et de chacun à la culture et à la citoyenneté. Dans ce domaine, en effet, on peut, tout aussi bien, imaginer le triomphe des songeries les plus extravagantes et les plus dangereuses… que l’avènement d’une nouvelle École, rompant avec la juxtaposition des individualismes et promouvant la coopération authentique comme principe pédagogique essentiel.

D’un côté, on voit bien comment les industries du numérique pourraient nous conduire vers la multiplication de services éducatifs en ligne liés à de gigantesques « banques de ressources » (probablement installées sur les îles Caïmans pour être défiscalisées !) et auxquelles chacun pourrait (en fonction de ses revenus) se connecter pour recevoir un enseignement individuel, strictement calibré à partir de ses « demandes », de ses « besoins » et de ses « stratégies d’apprentissage ». Dans cette juxtaposition d’individus-clients, nous perdrions, bien évidemment, le sens du collectif mais aussi celui de l’exploration et du dépassement, chacun étant assigné à une trajectoire prolongeant son histoire et correspondant à son niveau d’expectation (2). De plus, chaque sujet serait réduit à son statut d’« apprenant », enfermé dans des progressions techniques, enchaînant prises d’informations et exercices pour « construire des compétences », sans pouvoir jamais accéder à cette relation d’humain à humain, où s’engrènent la joie d’expliquer et le plaisir de comprendre. Si, comme le dit Régis Debray, « il y a des machines à communiquer, pas des machines à transmettre (3), c’est que la transmission requiert une appropriation qui passe nécessairement par des « situations vivantes », des situations où les informations font sens au-delà de leur utilité immédiate, s’inscrivent dans une historicité à la fois épistémologique (qui permet de comprendre l’émergence des savoirs dans l’histoire de l’humanité) et pédagogique (qui dépasse la simple « connexion » pour susciter l’« adhésion » d’une liberté en quête de précision, de justesse et de vérité).

Mais ce « scénario catastrophe », porté par des intérêts financiers colossaux, n’est pas inévitable. Certes, il se développe aujourd’hui de manière aussi insidieuse que systématique, en « complément » d’une école qui, ne parvenant pas à lutter efficacement contre l’échec, externalise, de plus en plus, les dispositifs d’aide et d’accompagnement des élèves. Il s’insinue aussi dans les failles d’un système de plus en plus dominé par les préparations aux tests, examens et concours de toutes sortes, au sein d’une société où quantité d’officines n’hésitent pas à spéculer sur l’angoisse, bien compréhensible, des familles… Mais on voit aussi, symétriquement, se développer une « culture du numérique » qui « fait École », aux deux sens du terme. Elle convainc de plus en plus d’enseignants de réfléchir aux usages éducatifs du numérique tout en revendiquant de porter les valeurs fondatrices de l’École : l’instauration de temps où la pensée peut se nourrir de la culture, le travail de désintrication, sans cesse à remettre en chantier, du « croire » et du « savoir », l’inscription de chacun dans un collectif apprenant solidaire pour « faire ensemble société ».

Quelles conditions pour que le numérique soit éducatif ?
Pour que le numérique « fasse École », il faut d’abord se débarrasser de toute une série de lieux communs qu’André Tricot et Frank Amadieu nomment des « mythes » (4) : il n’est pas certain qu’en donnant accès aux supports de connaissances, par Internet ou avec des logiciels, on donne accès plus facilement aux connaissances elles-mêmes ; il n’est pas sûr que le numérique favorise systématiquement un apprentissage plus actif mentalement ; il n’est pas vrai que le numérique forme à l’autonomie… tout au contraire, son usage requiert une autonomie qu’il faut former par ailleurs, si l’on ne veut pas que le taux d’abandon des MOOC reste, comme aujourd’hui, à près de 95%.

Plus fondamentalement encore, l’usage du numérique doit obéir à quatre principes essentiels : l’apprentissage du sursis, la construction du symbolique, la recherche de la vérité et la formation à la coopération.

Ce qu’on nomme aujourd’hui, à tort, le « temps réel » est, en réalité, l’abolition du temps et, avec elle, l’immédiateté de la réaction, de l’avis, du jugement, de la décision ; c’est l’atrophie de la réflexion jusqu’à sa disparition. De toute évidence, les technologies numériques offrent, pour cela, des possibilités insoupçonnées. Mais on aurait tort de croire que le numérique est consubstantiellement lié à ce phénomène : le passage à l’acte, sous toutes ses formes (l’insulte, la colère, la violence, l’addiction, etc.), n’est pas né avec le numérique. De même qu’évidemment on peut utiliser le numérique (y compris la messagerie électronique et les textos !) en prenant le temps de surseoir à ses pulsions, de réfléchir, de se documenter, d’anticiper les conséquences de ses propos et de ses actes, etc. Dans ce domaine-là, le numérique apporte même de nouvelles ressources, mais à condition, bien sûr, que l’éducateur fasse de l’apprentissage du sursis un principe de son action…
Et, dans ce sursis, il convient de permettre à l’enfant, l’adolescent ou l’adulte, d’accéder au symbolique : le symbolique, c’est la possibilité de se représenter l’absence, de forger des notions et des concepts, de construire des modèles et des théories : c’est l’accès à l’abstraction qui rend l’humain et le monde intelligibles. Or l’École a pour mission de substituer progressivement, dans le psychisme enfantin, la joie contagieuse du comprendre à la satisfaction pulsionnelle immédiate qui abolit tout véritable désir. Là encore, le numérique peut jouer un rôle essentiel : dès lors qu’il offre des moyens de se dégager de la sidération des « effets » pour accéder à la compréhension des causes…

Cette démarche, d’ailleurs, n’est vraiment féconde que si elle est vectorisée par la recherche exigeante de la vérité. Et l’on sait bien que le numérique, à cet égard, n’est pas une garantie en soi. Les moteurs de recherche – qui ne cherchent, d’ailleurs, que ce qu’on leur demande et dont on connaît donc déjà l’existence – ne classent nullement leurs résultats en fonction de leur degré de vérité mais bien plutôt de leur degré d’attractivité. Ils nous donnent accès à une multitude de données, mais ne disent rien au néophyte de leur validité. C’est dire s’ils sont, tout à la fois, infiniment précieux et complètement insuffisants…

Enfin, il est absolument essentiel aujourd’hui de former élèves et étudiants à la véritable coopération : non à un travail de groupe où s’organise très vite une division du travail entre concepteurs, exécutants, chômeurs et gêneurs, mais à une « économie contributive » où chacun cherche et progresse tout en aidant les autres à chercher et progresser. Or le numérique représente, à travers les logiciels coopératifs et collaboratifs, comme à travers la multitude des échanges de savoirs qu’ils permettent, un outil infiniment précieux pour cela : il permet de substituer à la consommation individuelle de savoir-faire régie par la loi du marché la contribution de chacune et de chacun à l’œuvre commune.
Rien de miraculeux, donc, dans les usages éducatifs du numérique. Mais de nombreuses possibilités d’apprentissage : des recherches documentaires facilitées si l’on apprend à vérifier et évaluer ses sources ; des visionnages de séquences qu’on pourra utiliser dans des « classes inversées », dès lors qu’on aura appris à regarder, mémoriser, décrire et interpréter ce qu’on a vu ; des activités d’exploration et de découverte mobilisatrices grâce à des logiciels interactifs ; des entraînements systématiques avec des tutoriels qui disposent – contrairement à certains adultes – de la patience nécessaire pour aider à corriger chaque erreur ; des temps de formalisation guidés par des didacticiels permettant d’élaborer et de présenter des modèles intégrateurs ; des apprentissages complexes favorisant la prise en compte de plusieurs facteurs et la prise de décision réfléchie grâce à des logiciels de simulation, etc.

Tout cela est évidemment fort utile à une École qui doit garder, en même temps, sa spécificité intellectuelle et institutionnelle. Dans cette École-là, en effet, on justifie, on explique et on rend compte : la vérité d’un discours n’est pas relatif à la séduction ou à la force de celui qui le profère, mais à sa capacité à démontrer. Dans cette École-là, on apprend ensemble, en acceptant les différences de chacune et de chacun, mais sans jamais abandonner la quête nécessaire et inlassable de ce qui réunit et permet de « faire société ».

Une piste pour se dégager de la « forme scolaire » ?
La structure de notre école doit, en réalité, plus à Guizot qu’à Ferry : c’est Guizot, en effet, qui imposa, dans les années 1830, le « modèle simultané » contre le « modèle mutuel ». S’inspirant de Jean-Baptiste de Lasalle, il voulut que nos classes regroupent systématiquement des élèves du même âge et du même niveau, faisant tous la même chose en même temps sous le contrôle du maître (5). Depuis, nous restons très largement tributaires de cette « forme scolaire »… qui ne cesse de s’essouffler et d’épuiser les maîtres chargés d’en conserver, coûte que coûte, les apparences.

Or, nul « dieu scolaire » n’a jamais gravé de « tables de la loi » où serait inscrit que la classe homogène et simultanée est le seul moyen d’éduquer notre jeunesse. Ce n’est là qu’un modalité parmi d’autres, historiquement datée et nullement intangible. Pour autant, nous ne devons pas abandonner le projet d’une « École maison commune », tout à la fois creuset social, cadre institué pour l’apprentissage de la pensée, centre de ressources culturelles, lieu de formation à la coopération et de construction de la citoyenneté.
Peut-être pouvons-nous alors espérer refonder cette « maison commune » sur des principes et des pratiques qui permettraient, plutôt que de se crisper sur des modalités, d’en incarner les véritables finalités au quotidien. Gageons que le numérique, peut, dans cette perspective trouver une place précieuse. D’autant plus précieuse qu’elle ne sera pas hégémonique.

 

NOTES

(1) Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », L’autre journal, n°1, mai 1990.

(2) Le « niveau d’expectation » correspond à un objectif que l’on se donne comme « réaliste », en fonction de l’information donnée par l’entourage, de la représentation de ses ressources et des possibilités offertes concrètement par la société. On observe que les enfants de milieux défavorisés rabattent systématiquement leur « niveau d’aspiration » (but idéal) sur leur « niveau d’expectation » (but que l’on se représente comme atteignable).

(3) Régis Debray, Introduction à la médiologie, PUF, 2000.

(4) André Tricot et Franck Amadieu, Apprendre avec le numérique : mythes et réalités, Retz, 2014.

(5) Cf. Sylvie Jouan, La classe multiâge d’hier à aujourd’hui – Archaïsme ou école de demain, ESF, 2015.

Philippe Meirieu