PARENT D'ELEVE

Depuis la création de l'École républicaine et jusqu'à ces dernières années, les exigences des familles envers l'École étaient, pour l'essentiel, régulées par une représentation largement partagée de l'intérêt général. Soupçonner l'École, critiquer ses enseignants, c'était s'attaquer à des croyances collectives auxquelles on adhérait et qu'il n'était pas bienséant de remettre en question. Or, aujourd'hui, la disparition des consensus philosophiques et moraux, de la confiance dans la promotion par le travail et le mérite, de l'espoir de voir l'École compenser - au moins partiellement - les inégalités de fortune, font naître chez les parents ce que Robert Ballion nomme, dès 1980, " la consommation d'école ". Plus question d'adhérer les yeux fermés au discours des maîtres : de tous côtés émerge " le droit de regard ". Chacun exige que l'École fasse droit à sa demande sans cesse répétée : " Je veux que mes enfants réussissent en classe. Je ne tolèrerai pas le moindre échec. " La revendication individuelle vient éroder chaque jour un peu plus le projet collectif.

Et chacun est ainsi tenté de se complaire dans la plainte : les enseignants, parce qu'ils ne sont plus respectés et que les élèves se croient tout permis ; les parents, parce qu'ils vivent le pouvoir des enseignants sur l'avenir scolaire de leurs enfants comme discrétionnaire ; les enseignants, parce qu'ils sont l'objet de pressions insupportables de la part des familles qui cherchent en permanence à faire intrusion dans leur champ de compétences ; les parents, parce qu'ils vivent les inégalités entre les établissements et les classes où sont placés leurs enfants comme des injustices inacceptables ; les enseignants, parce qu'ils sont mis en demeure de faire réussir des élèves qui sont dans des situations familiales et sociales difficiles ; les parents, parce qu'ils se sentent tenus à l'écart ; les enseignants, parce qu'ils se sentent méprisés... et les élèves qui sont pris en tenaille entre les deux camps cumulent ou alternent les griefs contre les uns et les autres.

Tout cela est le signe de l'absence d'un " pacte éducatif " entre les différents partenaires, d'une conception commune du " bien commun éducatif ", d'une véritable " institution " capable d'articuler intérêts particuliers et intérêt général. Et ce qui est en jeu, c'est bien la capacité de l'École à promouvoir des valeurs acceptées et reconnues par tous.

Les valeurs spécifiques de l'École à réaffirmer

Alain décrit ainsi le rôle fondamental de l'École : aider les personnes à se dégager des rapports trop affectifs qu'elles peuvent entretenir avec leurs proches, introduire le temps de la réflexion, le détour par l'apprentissage, souvent ingrat, de savoirs qui ne dépendent pas de nous et échappent à toute forme de chantage affectif. Alain l'explique bien : " Le maître ne doit point dire : " Faites ceci ou cela pour me plaire ". C'est usurper sur les parents. [ ... ] L'école fait contraste avec la famille et ce contraste même réveille l'enfant de ce sommeil biologique et de cet instinct familial qui se referme sur lui-même " . Certes - et c'est un point que les disciples d'Alain oublient souvent - il faut savoir " mettre en situation " ce contraste : on ne peut arracher un enfant à sa famille en lui imposant brutalement des comportements en contradiction avec son univers familial. Ceci ne ferait que susciter sa méfiance ou son hostilité. En revanche, il est possible, par la médiation de la culture d'amener un être à se dégager de la sphère familiale sans, pour autant, se renier. Tel est le privilège extraordinaire de la culture : ce que nous avons de plus singulier - nos désirs, notre curiosité, nos contradictions - y retrouve ce qu'il y a de plus universel : les oeuvres élaborées par les hommes tout au long de leur histoire.

La famille dans sa fonction essentielle de filiation n'est pas ici niée, au contraire. L'École, parce qu'elle permet de s'en émanciper sans la trahir, donne les moyens à un enfant, devenu adulte, de fonder une autre famille. En lui fournissant des repères extérieurs, elle lui offre des points d'appui pour l'exercice de sa liberté : connaissance d'autres langages et d'autres mondes, d'autres cultures et d'autres métiers, d'autres hommes et d'autres femmes avec qui nouer de nouveaux liens. L'École joue ici un rôle absolument fondamental : on y découvre l'extériorité et l'on y rencontre des " objets ". On s'y frotte à des réalités qui résistent aux délires de notre imaginaire et à la toute-puissance de notre affectivité. On y apprend à " penser " et à exercer son jugement : c'est la pierre de touche de la formation du citoyen.

L'École, un " service public "

Au service d'un projet d'émancipation à l'égard de toute emprise - y compris de l'emprise familiale et, même, de l'emprise du maître lui-même - l'École ne peut pas, pour autant, s'enfermer dans sa tour d'ivoire et mépriser la demande sociale : elle demeure un " service public ". Or, qui dit " service public ", en effet, dit " service du public ", évaluation de la qualité de ce service par le public, contrôle direct ou indirect par les " usagers ". C'est là, précisément, que le problème se pose : comment concilier une " École publique ", dévouée à des valeurs qui dépassent et réunissent les hommes, et un " service public ", livré aux pressions des " usagers " ?

Si " l'usager " est considéré comme un individu attaché à la seule satisfaction de ses intérêts personnels, il est clair qu'il est éminemment dangereux de soumettre l'École à son diktat. Dangereux et impossible, car les intérêts des usagers sont éminemment contradictoires : chaque parent veut que ses enfants réussissent mais souhaite aussi qu'il y ait assez d'échecs chez les enfants des autres pour que cette réussite constitue un avantage social significatif.

Mais si l'on entend par " usager ", un citoyen qui demande un droit de regard sur une institution qu'il contribue à définir et financer, alors on doit accepter que ceux-ci, dans leur ensemble, exercent un contrôle sur le service public d'éducation. Il ne s'agit pas pour eux, dans ce cas, de réclamer leur propre satisfaction personnelle mais de s'interroger collectivement sur la mise en oeuvre des conditions capables de permettre la meilleure réussite de tous.

Pour cela, c'est " l'obligation de moyens " qui doit progressivement être développée et se substituer à l'actuelle et néfaste " obligation de résultats ". Les parents ne doivent plus être mis en situation d'évaluer - en toute ignorance de ce qui se passe dans " la boite noire " de la classe - les " résultats " d'une école - et donc de ses enseignants ! - dans une logique libérale qui, de plus, ignore tout de la spécificité de l'acte d'apprendre et confond sottement " éducation d'une personne " et " fabrication d'un objet ". Les parents doivent pouvoir, au contraire, s'interroger sur " les moyens " que l'École - au niveau national - et " leur école " - au niveau local - met en oeuvre pour la réussite des élèves. C'est en se plaçant du point de vue de " l'obligation de moyens " qu'ils passeront du statut de " consommateurs d'école " à celui de " citoyens parents d'élèves ". Ils pourront ainsi être associés, très concrètement, à la réflexion indispensable sur " les moyens " à mettre en oeuvre, tout en laissant aux enseignants - véritables professionnels de l'apprentissage - la responsabilité pleine et entière de cette mise en oeuvre. Des concertations, des réunions de travail - et pas seulement d'information - doivent ainsi permettre aux parents de se placer du point de vue de " la réussite de l'école " et non plus seulement de celle de leurs propres enfants : elles peuvent concerner des questions aussi différentes que la lisibilité et l'utilité du carnet de notes, l'élaboration et le respect des règles de vie collective, l'accueil des enfants le matin, la manière d'apprendre ses leçons, l'acquisition d'une démarche scientifique, la formation à la démarche documentaire à l'école et en famille, la lecture et le choix de livres à proposer aux enfants, l'usage de la télévision, etc.

Et, parmi les objets qui doivent faire l'objet d'un travail commun entre les enseignants et les familles, il doit y avoir, en bonne place, la question des remédiations en cas d'échec. En effet, si l'on veut éviter que seuls les élèves qui peuvent mobiliser la logistique familiale ou se payer des répétiteurs privés puissent élucider des consignes mal comprises, retrouver une définition oubliée, surmonter un échec dans un exercice, s'organiser dans la révision d'un contrôle ou d'un examen, trouver les documents pour préparer un exposé... il est essentiel que ce soit dans l'école ou à l'initiative de l'école que les remédiations soient organisées. L'organisation des remédiations par l'établissement est aujourd'hui la seule parade possible pour lutter contre la concurrence entre établissements. C'est parce que les parents trouveront en interne les interlocutions leur permettant de faire face aux difficultés qu'ils rencontrent qu'ils ne seront ni tentés ni contraints de chercher ailleurs ce qui leur sera offert sur place.

Au total, réaffirmer la valeur et les valeurs de l'École n'est donc pas incompatible avec le développement d'un véritable " service public " d'éducation. Mais, pour aller dans ce sens, il faut une vraie volonté politique et, sans doute, un débat national fort sur l'École. Pour refonder l'unité de l'École de la République sur un véritable " pacte social " et à chacun donner sa place dans l'École de tous.

Philippe MEIRIEU

Sur ce thème, vous pouvez télécharger sur ce site l'ouvrage L'école et les parents, la grande explication (coordonné par Philippe Meirieu et Daniel Hameline, publié aux éditions Plon et épuisé).