PROJET

1- Vous présentez l'importance « d'avoir une place et de choisir sa place dans un projet collectif ». Pourquoi est-ce important dès le plus jeune âge ? Comment est-ce possible ?

Il n'est pas rare, aussi bien en famille qu'en classe ou dans n'importe quel groupe, qu'un enfant se fasse remarquer par une attitude que les adultes trouvent envahissante, voire insupportable : c'est un signe qu'il faut savoir interpréter. Quand un enfant veut toute la place, c'est qu'il n'a pas de place. Quand il occupe tout l'espace, c'est qu'il n'a pas d'espace à lui, où se réfugier et d'où se déployer. Quand il veut tous les rôles, c'est qu'il ne se sent affecté à aucun et, donc, profondément inutile. Or, on ne trouve vraiment une place que dans un projet dont on est partie prenante.

« Avoir une place » est indispensable, au risque de vivre en parasite, de compromettre la vie collective et, à terme, d'en être exclu. Ce n'est d'ailleurs pas un des moindres paradoxes de notre société que de finir toujours par exclure, de manière radicale, ceux et celles à qui elle a refusé une place... La véritable lutte contre l'exclusion commence donc très tôt : par notre effort pour donner à chaque enfant une place dans une activité commune qui fait sens pour lui. Et, pour qu'il y ait activité, il faut qu'il y ait, tout à la fois, un « projet » et une « institution ». Un « projet » qui rassemble et permet de se projeter dans le futur, un projet qui donne forme à des espoirs et les rend accessibles, un projet qui permet de concrétiser du « possible ». Ce peut être aussi simple qu'un jeu de construction collectif ou qu'un bricolage familial ; cela peut passer, en famille, par la confection commune d'une recette de cuisine ou, en classe, par la réalisation d'un journal scolaire. Partout, par la fabrication d'une maquette ou d'une fresque, l'implication dans l'organisation d'une sortie et mille et une autres choses qui permettent toutes de « faire ensemble ».

Mais un projet ne suffit pas : pour que chacun trouve une place, il faut « quelque chose » de plus, une « institution ». Faute d'institution, le projet peut tourner à la cacophonie, voire basculer dans le chaos. L'institution, en revanche, structure les places afin que chacun sache ce qu'il peut faire et dans quel cadre il peut agir. Instituer, c'est confier des rôles et autoriser chaque participant à « agir en tant que ». C'est très important « d'agir en tant que... », « de parler en tant que... », « d'exercer son autorité en tant que... ». Un enfant qui n'a pas de place, agit au nom de ses seuls caprices et il impose souvent sa volonté aux autres au nom de ses seuls désirs. Un enfant qui est responsable de quelque chose de précis, qui a un rôle reconnu dans une organisation collective, une « compétence » identifiée (au plan quasi juridique du terme) peut exercer un pouvoir légitime dans un groupe : « J'interdis de cueillir ces fleurs en tant que responsable des plantations... », « je demande que chacun prenne la parole à son tour en tant que responsable de la bonne organisation du débat... ». Voilà un moyen d'avoir une vraie place, de renoncer à sa toute-puissance pour accéder à l'exercice d'un pouvoir légitime dans un groupe.

Reste une difficulté importante : il ne serait pas bon, en effet, qu'un enfant soit assigné à une place ou à un rôle et qu'il y demeure indéfiniment, comme enfermé dans une fonction qui deviendrait, pour lui, une « nature ». Le risque existe que les plus fragiles et les plus démunis soient cantonnés dans des seconds rôles de pure exécution qui ne leur permettent guère de se dépasser. Aux uns, les rôles gratifiants de conception, aux autres des rôles marginaux, sans véritable responsabilité. C'est pourquoi il est si important, pour l'adulte, de veiller à la rotation des tâches. Le jeu, d'ailleurs, nous y invite et c'est un de ses atouts essentiels. Dans tout projet collectif avec des enfants, l'éducateur doit donc être attentif à ce que chacun ait une place et à ce que chacun puisse découvrir les autres places... même si l'enfant est un peu inquiet ou réticent. À nous de le rassurer et de lui permettre de s'exercer à ce qu'il ne connaît pas bien, voire à ce qu'il ne sait pas encore faire. À nous de lui fournir la « formation » nécessaire pour qu'il se lance dans un rôle inédit pour lui. C'est là la condition pour que le projet soit une véritable subversion de toutes les formes de fatalité.

2- Vous dites que l'éducation est affaire de « passage », par exemple « de décisions prises par les adultes à des décisions auxquelles on associe progressivement les intéressés  » Quels lieux vous semblent possibles pour cela ? Quelle relation entre jeunes et adultes à ce moment-là ?

Toute véritable démocratie se caractérise par la fameuse formule de Rousseau : « L'obéissance à la loi qu'on s'est soi-même prescrite est liberté. » Voilà pourquoi il si important que les jeunes aillent voter : nous n'obéissons aux lois que parce que nous sommes associés à la confection de la loi, et il ne faudrait pas que ceux qui se refusent à aller voter s'exonèrent par là même de l'obéissance à la loi. Ce serait la faillite de notre démocratie et une course vers l'autoritarisme. Former un citoyen, c'est donc lui permettre d'accéder à cette démarche de « décision collective » et l'aider à s'y soumettre.

Évidemment, jusqu'à la majorité civile, le champ de décision d'un jeune ne peut être directement le champ politique, de même qu'on ne peut impliquer un enfant dans des choix dont il ne peut comprendre ni les tenants ni les aboutissants. Mais, symétriquement, on ne passe pas, du jour au lendemain et sans préparation, de l'état de personne assujettie à l'état de citoyen responsable. C'est pourquoi le travail éducatif consiste à déterminer les objets et les cadres dans lesquels et sur lesquels les enfants et les adolescents peuvent exercer un pouvoir collectif. Cela peut commencer très tôt : on peut délibérer, dès l'école maternelle, sur les conditions du bon fonctionnement des ateliers de peinture et, au lycée, quelques années plus tard, délibérer sur la place du travail de groupe et de la recherche documentaire dans le déroulement de la classe. Entre temps, toutes les formules sont possibles dès lors qu'elles tiennent compte du niveau de développement de l'enfant et formalisent très clairement ce qui est l'objet du débat démocratique et ce qui lui échappe. Associer progressivement les jeunes à l'exercice du pouvoir impose de distinguer, à chaque étape, ce qui est négociable et ce qui ne l'est pas. C'est là une des rôles fondamentaux de l'adulte qui agit, lui aussi, « en tant qu'il est garant du caractère éducatif de la démarche. »

Cela dit, on peut, bien évidemment, enrichir le processus de formation démocratique en permettant aux jeunes de comprendre comment se prennent les décisions dans un collectif : en effet, pour beaucoup d'enfants et d'adolescents, les décisions politiques (qu'elles soient locales ou nationales) sont souvent vécues comme des nécessités qui s'imposent. C'est là, d'ailleurs, la dérive de toute démocratie : on esquive les enjeux et l'on fait passer une décision parmi d'autres comme la seule décision possible. Former des citoyens, c'est précisément « dénaturaliser » le processus de décision : d'où l'importance de rentrer dans le détail des divers scénarios possibles, de se mettre en face des choix possibles, d'explorer les conséquences de chacun de ces choix. Cela peut se faire à deux niveaux : d'une part, dans les cadres, les activités et les projets spécifiques que mènent les jeunes ; d'autre part, dans l'information approfondie et contradictoire qui peut être faite par les hommes politiques, auprès des jeunes, sur les décisions qu'ils prennent. Il y a, en particulier, un domaine privilégié où ce travail peut être fait, c'est celui de l'environnement et du développement durable. Je souhaiterais vraiment que les hommes politiques de tous bords viennent expliquer aux jeunes le sens des décisions qu'ils prennent dans ce domaine... et qu'ils écoutent aussi ce que les jeunes ont à leur dire, eux qui habiteront le monde qu'ils sont, précisément, en train de construire.

3- Pour vous, «  tant que les humains s'organisent en séries parallèles qui s'ignorent, rien ne peut advenir qui fasse société  ». Vous insistez ainsi sur l'importance de la mixité dans le projet et dans la société. Comment est-ce réellement possible ?

Une société n'est pas une juxtaposition de communautés. C'est autre chose : une manière d'articuler le droit à la différence et le droit à la ressemblance. Pour vivre ensemble, il faut qu'on soit suffisamment proches pour pouvoir se parler et suffisamment différents pour avoir quelque chose à se dire. Or, nous sommes actuellement dans une phase que tous les sociologues s'accordent pour considérer comme « une montée des ghettos ». Une idéologie insidieuse s'impose un peu partout dans l'organisation sociale, dans l'école, les loisirs, la vie professionnelle : « Qui se ressemble s'assemble ». C'est là quelque chose de très dangereux qui compromet le « pacte républicain ». Les forces centripètes prennent partout le dessus, encouragées par la machinerie publicitaire, les médias et toutes les formes de « pression à la norme ». Il faut absolument se fondre dans le groupe et en accepter le pouvoir absolu jusque dans ses comportements les plus intimes, au risque d'être ostracisé. D'où, à terme, le triomphe des groupes fusionnels de toutes sortes, religieux, idéologiques, musicaux, etc. Évidemment, il n'est pas question de nier à ces groupes le droit à l'existence, bien au contraire. Mais il ne faut pas confondre une société avec la simple juxtaposition de communautés. Une société, c'est un groupe humain qui fait de la capacité à intégrer dans des projets des êtres appartenant à d'autres communautés une vertu et un atout pour son développement.

Concrètement, pour lutter contre toutes les formes de ségrégation et de repli communautaire, je suggère d'aider tout particulièrement les projets qui intègrent des êtres différents que l'on n'aurait pas songé à associer. Cela est vrai pour les générations (il faut encourager tous les projets qui font travailler ensemble des « jeunes » et des « vieux »), pour les sensibilités, les engagements, les origines sociales, les affinités culturelles, etc. Chaque fois, alors, on aura un « projet » qui rassemble et des êtres différents qui permettent de ne pas s'asphyxier dans le narcissisme collectif.

4- Vous affirmez que «  Choisir d'éduquer les petits d'hommes, c'est choisir de placer le vivre ensemble au coeur de la politique  ». Avez-vous, par notre biais, envie de transmettre un message aux élus locaux de notre mouvement ? Aux jeunes membres des conseils de jeunes ?

Le message qui me tient vraiment à coeur, c'est de fonder, chaque fois que c'est possible, le « vivre ensemble » sur le « faire ensemble ». De s'éloigner de toutes les illusions totalisantes qui fondent le vivre ensemble sur l'adhésion aveugle au pouvoir d'un leader charismatique ou d'une norme commerciale. Apprendre à « vivre ensemble » par le « faire ensemble » me paraît être la priorité absolue aujourd'hui. Aider tous les projets, même minuscules, qui se donnent cet objectif, plutôt que de financer des opérations qui relèvent de « l'évènementiel prestigieux » et particulièrement dépensier... Que, chaque fois qu'une collectivité dépense 100 000 euros pour organiser un « événement » spectaculaire, elle se demande s'il ne vaudrait pas mieux financer cent projets à mille euros, cent projets où s'impliqueraient des personnes variées qui travailleraient ensemble et sur la durée à rendre notre monde plus vivable.

Philippe MEIRIEU

Sur cette question du projet, pour une analyse plus détaillée de ses ambiguïtés et pour de nombreux exemples concrets, voir l'ouvrage : L'enfant, l'éducateur et la télécommande (Labor, Bruxelles, 2005)