TRANSFERT

La question du transfert des connaissances est, à bien des égards, au centre de toute réflexion sur l'éducation et la formation. A un premier niveau, elle consiste à s'interroger sur les conditions qui permettent à un sujet de réutiliser des connaissances acquises dans une situation pédagogique, ailleurs et à sa propre initiative. Elle est donc liée à toute interrogation sur l'efficacité d'une situation d'apprentissage: celle-ci permet-elle seulement de réussir les épreuves d'évaluation finale (examen, validation interne) ou a-t-elle une portée à plus long terme qui permet au sujet un accès à l'autonomie? Sur un plan plus général, la question du transfert de connaissances renvoie aux moyens que le pédagogue met en oeuvre pour permettre au sujet de se dégager   des liens et systèmes d'aide qui lui auront été nécessaires à un moment donné de son évolution. La recherche dans ce domaine requiert un détour par l'élucidation du rapport entre le développement et les apprentissages.

Les rapports entre développement et apprentissages

De manière schématique, on peut considérer que, sur ce sujet, il existe deux thèses antagonistes: d'une part, il y a ceux qui, interprétant certains écrits de Piaget, considèrent que le développement précède l'apprentissage; pour eux, si un enfant ne parvient pas à apprendre, c'est qu' "il n'est pas assez mûr" ou qu'"il n'a pas atteint le bon stade"; il convient donc d'attendre patiemment que l'enfant se développe pour lui proposer les apprentissages correspondants. D'autre part, il y a ceux qui, croyant témoigner par là de leur confiance absolue dans la "nature humaine", pensent que l'on peut faire apprendre n'importe quoi à n'importe qui n'importe quand et que le développement se réduit à la somme des apprentissages. Les premiers pratiquent une pédagogie attentiste, les autres une pédagogie volontariste... Or, les uns et les autres risquent de basculer dans de dangereuses dérives: l'abstention pédagogique pour les premiers, le dressage pour les seconds.

C'est un psychologue russe mort en 1937, Vygotsky, qui   donne les moyens de dépasser cette alternative: il montre qu'il existe bien une logique du développement (on ne peut pas apprendre n'importe quoi n'importe quand) mais que les apprentissages précèdent et ne suivent pas le développement: on peut apprendre des éléments nouveaux et acquérir des fonctions psychiques qui sont légèrement supérieures au niveau de développement atteint par le sujet à condition de lui fournir les aides didactiques requises. Dans cette perspective, la fonction du pédagogue est d'estimer - avec une marge d'appréciation qui est nécessairement un peu approximative - le niveau de développement atteint et de proposer des acquisitions légèrement mais nettement supérieures: dans un premier temps, le sujet ne pourra fonctionner "au dessus de ses possibilités" qu'avec tout un dispositif d'étayage, dans un second temps, il parviendra à l'autonomie dans l'exercice et l'usage de ces fonctions nouvelles si on prend la peine de procéder à un désétayage progressif.

Plus concrètement, il s'agit d'abord de construire des situations de formation   tant dans leur dimension socio-relationnelle que dans leur dimension cognitive: assurer la réassurance affective requise pour engager un apprentissage qui est souvent déstabilisant et risque de provoquer des rétractations, voire des crispations, par peur de l'inconnu et de la déstabilisation toujours anxiogène que cela provoque... Mais aussi organiser une situation didactique la plus rigoureuse possible, sélectionner les bons matériaux, poser les bonnes questions pour faire construire les bonnes réponses. Ensuite, il convient de permettre au sujet de   se dégager progressivement de cette aide afin d'éviter les situations de dépendance à l'égard de la situation de formation et de l'enseignant... et cela, encore, aussi bien sur le plan socio-relationnel que sur le plan cognitif: pour le premier, il faut apprendre à l'apprenant à se passer d'un soutien affectif qui lui a été, un moment, nécessaire; pour le second, il faut lui donner les moyens de savoir comment réutiliser ce qu'il a appris dans d'autres contextes que le contexte où il l'a appris.

Or si les enseignants et les formateurs savent relativement bien organiser des situations d'étéyage, ils ont des difficulté à organiser des situations de désétayage: ce qui fait qu'ils construisent parfois des murs qui ne tiennent plus dès qu'ils ne sont plus là; en d'autres termes, ils ont des difficultés à former véritablement à l'autonomie. Or, s'ils se donnent cet objectif, ils doivent investir autant d'énergie à construire des situations formatives qu'à organiser la disparition progressive de ces situations: il leur faut, à la fois, faire acquérir des connaissances à l'apprenant et rendre l'apprenant indépendant d'eux dans l'usage qu'il fait de ce qu'ils lui permettent d'acquérir... c'est ce que l'on peut nommer la transformation de connaissances en compétences. Certes, cette transformation est difficile: elle requiert une pratique systématique de la décontextualisation. Qu'est-ce que la décontextualisation? Ce n'est pas le fait, pour l'enseignant, de proposer sans cesse de nouveaux exercices d'application, c'est le fait de faire chercher par l'élève lui-même d'autres situations dans lesquelles il peut utiliser, faire jouer, mobiliser ce qu'il a appris (ce que les anglo-saxons nomment le bridging). C'est là une pratique encore assez rare aujourd'hui et qui rend l'acquisition de l'autonomie aléatoire aux histoires individuelles et aux rencontres favorables que certains apprenants auront pu y faire.

La compétence comme aptitude à corréler une famille de problèmes et un programme de traitement

Les recherches menées aujourd'hui sur la distinction entre "experts" et "novices" permettent de comprendre comment un sujet exerce une compétence: il analyse un problème en ne s'en tenant pas aux indicateurs de surface (le contexte conjoncturel, la nature des exemples utilisés dans les premières rencontres avec lui, les conditions psychologiques de sa résolution) mais en recherchant les indicateurs de structure qui caractérisent véritablement la nature du problème. Ainsi un élève qui aura étudié et saura réciter le théorème de Pythagore ne deviendra-t-il un "expert" de ce théorème que quand il saura l'utiliser dans d'autres domaines que celui qui aura permis de le lui présenter (l'arpentage des champs, par exemple), quand il prendra l'initiative de le mettre en pratique même quand on ne parle pas de triangle rectangle et d'hypothénuse, bref quand il saura identifier les indicateurs de structure de la famille de problèmes qui permet d'utiliser cet outil; ici ces indicateurs sont au nombre de trois: 1) il existe une situation géométrique ou le codage géométrique d'une situation (comme quand il s'agit de calculer une résultante de forces en physique), 2) il existe un angle droit et l'on peut construire un triangle rectangle, 3) l'on peut connaître la longueur de deux des côtés de ce triangle... Une telle analyse peut être faite avec toutes les connaissances, que celles-ci soient à caractère instrumental (comme conduire une réunion), méthodologique (faire la contraction d'un texte argumentatif) ou plus "abstraite" (comprendre en quoi un texte de Rimbaud permet de donner corps et sens à une révolte intérieure).

Une telle conception permet, on le voit, de dépasser le débat entre ceux qui posent l'existence de méthodes strictement disciplinaires et ceux qui postulent la possibilité d'utiliser les mêmes méthodes dans plusieurs disciplines. En effet, en s'efforçant de mettre à jour la structure réelle des problèmes, on découvre que des exercices ayant le même nom dans une même discipline renvoient à des problèmes différents alors que des exercices présentés de manières différentes et correspondant à plusieurs disciplines peuvent comporter la même structure.

Le travail avec les apprenants sur l'identification des structures de problèmes et des outils correspondant s'inscrit dans l'ensemble des procédures de métacognition. Il s'agit par là d'intégrer la réflexion sur les apprentissages dans les apprentissages eux-mêmes afin, précisément, de faciliter les transferts de connaissances et l'accès à l'autonomie.

Philippe MEIRIEU

Pour un travail approfondi sur cette question, voir les documents et le film proposé dans le chapitre "Outils de formation".