La violence et la tendresse

Même si les témoignages et les reportages abondent, nul ne peut vraiment imaginer le choc que représente, pour un professeur, l’arrivée dans l’univers d’un de ces collèges ordinaires qu’on nomme « difficiles ». C’est que l’expérience déborde ici toutes les descriptions sociologiques ou journalistiques. La rencontre subvertit toutes les préparations techniques et mentales. Le premier contact fait voler en éclats toutes les mises en condition formatives ou institutionnelles.

Contrairement à ce que prétend la langue de bois technocratique, on n’est pas ici dans une simple « entrée dans le métier » : impossible de se contenter de mettre en œuvre scrupuleusement les recommandations qui vous ont été faites… impossible de penser la situation nouvelle comme le résultat prévisible d’un rendez-vous professionnel programmé. C’est d’une vraie collision qu’il s’agit : entre un projet généreux - construit de longue date sur un rapport intime au savoir - et des histoires individuelles et collectives, enracinées dans une temporalité et un espace douloureux, bien souvent radicalement étrangères, quand ce n’est pas réfractaires, à toute intrusion éducative.

Le professeur qui débarque en « banlieue » vit ainsi un affrontement. Ce ne sont pas toujours des violences physiques ou des injures répétées ; cela peut  s’exprimer, plus banalement et moins médiatiquement, par une passivité compacte, une indifférence épaisse, écrasant toute velléité d’enseigner vraiment. Ce n’est pas tous les jours un corps à corps, mais c’est souvent un face à face où chaque mot, chaque geste peuvent faire basculer les choses, vers le drame ou, plus banalement, le découragement et la déprime.

Cécile Rossard ne cache rien de cela. De son désarroi et au-delà… Elle ne s’abîme pas, pour autant, dans une esthétique de la désespérance. Elle ne se replie pas, non plus, dans l’anathème ou l’excommunication majeure. Elle ne renie rien de ce qu’elle entend transmettre et faire comprendre. Mais elle tente d’être présente, disponible et exigeante à la fois. Aucun mépris, mais aucune démagogie non plus dans sa démarche. Simplement la volonté de faire place à une rencontre authentique entre des histoires singulières. Une tendresse pour l’humain à mille lieues de toute niaiserie. Rien de folklorique là-dedans. Pas d’émerveillement béât devant les paillettes de l’exotisme, ni de larmoyance compassionnelle pour les victimes. Une attention à l’altérité sans renoncement à son identité.

Pas simple la position de Cécile Rossard. À l’écart des polémiques. Loin des oppositions faciles entre autoritarisme et laxisme, respect des élèves et transmission de la culture scolaire, colonisation et démission. Sur une ligne de crête. Avec, à chaque instant, le danger de perdre l’équilibre, mais aussi l’espoir de faire advenir quelque chose. Un peu de pédagogie. Un peu d’humanité.

Philippe Meirieu