Etre éducateur : une tâche impossible ?

Freud, on le sait, considérait l'éducation, avec la psychanalyse et la politique, comme « un métier impossible ». On a beaucoup commenté et discuté cette affirmation. Mais, paradoxalement, on s'est surtout attaché à l'adjectif « impossible » sans noter que l'essentiel tenait à sa conjonction avec le mot « métier ». Freud n'a pas dit que l'éducation était « une activité impossible ». Il a bien parlé de « métier » et, pour le fondateur de la psychanalyse, on sait ce que cela veut dire en termes d'astreinte, de charges, de contrôle social et de circulation d'argent. Un métier assigne celui qui en assume l'exercice à un échange de services. Il suppose des attentes sociales, met enjeu une évaluation implicite ou explicite du travail effectué, il est garanti par un contrat et, en cas de litige, les contractants peuvent faire appel à un tribunal spécialisé.

On voit bien qu'à ce titre l'éducation ne peut pas être un métier. Il existe sans doute une dimension éducative dans bien des métiers : l'enseignement, la formation d'adultes, l'animation socioculturelle mais aussi la médecine qui ne peut soigner le corps sans accompagner l'esprit ou l'architecture qui crée l'environnement favorable ou défavorable à tels ou tels comportements. Un jardinier peut être éducateur comme un contrôleur de la SNCF, un épicier ou un ingénieur informatique. Chacun, en effet, peut contribuer, dans l'exercice même de ses activités les plus triviales, à favoriser l'émergence de l'humain dans l'homme ; chacun peut permettre le sursis à la violence et l'accès au dialogue argumenté : chacun peut, quand les situations menacent de basculer dans le simple affrontement de volontés qui s'opposent, tenter d'introduire des médiations qui permettent aux hommes de comprendre ce qui les réunit au-delà et en deçà de toutes leurs différences.

Mais nul n'est tenu, dans ces domaines, à l'obligation de résultats. On ne commande pas à l'humain et on ne le fait jamais advenir par décret. Même les institutions, qui en facilitent l'émergence et qui nous sont infiniment précieuses en ce qu'elles endiguent les passions et évitent les face-à-face mortifères, sont parfois submergées sans que nous puissions résister à la force de la vague. L'éducation est fragile, toujours menacée. Elle n'est pas un métier car elle n'est pas oeuvre de fabrication. On ne peut jamais l'assigner à des horaires fixes, l'enfermer dans des exercices comptables ou marchands.

L'extraordinaire gageure du livre que nous présente ici Philippe Gaberan est de ne rien esquiver de ces interrogations, ni de rien abdiquer de ces exigences. Il sait et dit admirablement ce qu'est éduquer Mais il s'efforce d'incarner la tâche éducative dans le cadre des contraintes précises du métier d'éducateur, au sein de ce que l'on nomme « le travail social ». Mission impossible en elle-même tant que l'on n'a pas accédé à la compréhension de ce qu'est éduquer et de qu'est exercer un métier Compréhension qui progresse ici de manière décisive en inscrivant ces termes dans leur tradition historique et en prenant en compte le contexte économique, social et politique de la modernité.

Je laisse le lecteur découvrir comment l'auteur parvient, sans concession et avec une rare authenticité, à dépasser une contradiction qu'il analyse avec courage : il montre qu'il est une façon d'exercer le métier d'éducateur qui permet à chacun de prendre sa place et rend possible, en dépit des injonctions sociales souvent paradoxales, l'émergence d'une liberté toujours imprévisible mais qui doit, néanmoins, rester l'horizon et la référence de toute action. On verra que, dans cette démarche, la manière de travailler sur « les places » et la reconnaissance essentielle du « matérialisme pédagogique » sont les éléments centraux. Centraux et solidaires. Personne ne peut trouver de place si l'on ne reconnaît d'abord son existence irréductible à toutes les manipulations et réductions. Personne ne peut se construire son identité si on ne lui permet pas d'occuper une place. L'éducateur est donc un homme qui "fait de la place" modestement, obstinément, il dégage de l'espace et du temps pour l'humain... conscient que l'organisation de cet espace et de ce temps constitue des appuis nécessaires, les cadres hors desquels le sujet se dissout dans la folie ou dans la violence mais auxquels il ne peut se réduire ou s'identifier totalement.

Ainsi s'esquissent les contours d'un véritable métier. Peut-être même Philippe Gaberan, avec cette générosité un peu maladroite qui le caractérise, contribue-t-il à définir ce qui devrait devenir les exigences centrales de tout métier de l'humain : l'ambition et la modestie. Sans oublier la pudeur. De tout cela je le remercie en avertissant le lecteur : ce livre n'est pas un livre ordinaire, c'est celui d'un véritable acteur social qui est aussi un penseur de l'entreprise éducative. La chose est trop rare pour ne pas être soulignée.