Une pédagogie pour la société qui vient

Le regard paresseux sur l’œuvre pédagogique de Germaine Tortel n’y voit guère qu’une « méthode de dessin » ou, au mieux, un ensemble de propositions issues du courant de l’Éducation nouvelle et appliquées à l’école maternelle dans le champ spécifique de l’éducation artistique… Paradoxalement, d’ailleurs, l’extraordinaire qualité des peintures issues des classes pilotées par Germaine Tortel et ses « disciples », exposées à plusieurs reprises, ne facilite pas toujours l’appréhension de l’immense richesse et de la fantastique cohérence pédagogique de la « pédagogie d’initiation ». On s’attache au « génie » de ces résultats fabuleux sans voir qu’ils ne sont que la petite partie émergée d’un immense iceberg. Parfois même, on soupçonne cette pédagogie de compenser son absence de « système » ou de « doctrine constituée » par la beauté de fresques que les maîtresses auraient fabriquées elles-mêmes !

Ce soupçon – il faut bien l’avouer – n’est pas toujours dénué de fondement : il n’est pas si rare, en effet, que des pratiques pédagogiques ne se légitiment qu’à la qualité des « productions » exhibées lors de la fête de l’école… et que les parents, comme les inspecteurs, admirent béatement sans s’interroger ni sur la réalité de l’implication de chaque élève dans le processus de fabrication, ni sur les acquis stabilisés et les progressions réelles de toutes et tous à l’issue de ce processus. Car, à vrai dire, la perfection du produit final, à elle seule, ne prouve absolument rien : il est parfaitement possible qu’elle ait été obtenue en marginalisant les élèves jugés les moins « doués », en prônant le mimétisme et en sollicitant l’implication, plus ou moins avouée, d’adultes qui ont mis « la main à la pâte » en croyant bien faire. Il est parfaitement possible, même, que la beauté formelle du résultat n’ait guère permis à chacune et à chacun de progresser de manière significative et, surtout, transférable sur le long terme : on s’émerveille, alors, devant des savoir-faire conjoncturels sans effets véritables sur le développement de la personne.

Mais, justement, la « pédagogie d’initiation » de Germaine Tortel est à l’opposé de tout cela. Le caractère saisissant des productions réalisées par les élèves doit justement y être interprété comme un signe de « l’éducation globale » qui est à l’œuvre ici. Education globale qui articule l’expression orale et l’expression plastique. Education globale qui associe l’implication affective et la construction conceptuelle. Education globale qui fait dialoguer tous les sens et toutes les intelligences. Education globale qui permet à chaque sujet d’exister dans et avec un collectif. Education globale qui pousse la perfection du geste jusqu’au moment où il ne fait plus qu’un avec la clarté de la pensée. Education globale qui développe, chez chaque enfant, le parleur et le lecteur, le poète et l’artisan, le danseur et le musicien, l’artiste et le penseur, le philosophe et le citoyen…
On trouvera dans l’ouvrage que j’ai, ici, l’honneur de préfacer, une présentation particulièrement stimulante de cette éducation globale grâce à la « pédagogie d’initiation ». Là encore, le mot peut susciter bien des malentendus et certains ne manqueront pas d’y voir l’expression d’un projet quasi mystique, avec la tentation de manipulations plus ou moins dangereuses pour le psychisme des tout-petits. A quoi veut-on l’initier ? Ne cherche-t-on pas à développer une forme d’emprise sur lui afin de lui imposer un seul et unique chemin ? Or, une nouvelle fois, c’est tout juste du contraire dont il s’agit, puisque le maître mot de la « pédagogie d’initiation » est « prise de conscience ».

N’oublions pas que des sociologues de l’éducation, comme Guy Vincent, ont montré que « la forme scolaire », segmentée, atomisant le temps, l’espace et les savoirs, organisant l’enseignement autour de systèmes d’évaluation standardisés, dévoyait, précisément, le projet d’enseigner en lui substituant une machinerie normalisatrice qui, au final, ne sanctionne que la conformité et décourage tout autant la pensée personnelle que la coopération collective. Il n’est pas étonnant, à ce égard, qu’ils opposent la « forme scolaire » au « modèle initiatique », dans le meilleur sens du terme : un modèle où l’on initie l’enfant à la vie en l’accompagnant, doucement et fermement à la fois, pour que, selon la belle formule de Pestalozzi, il puisse « se faire œuvre de lui-même ». L’initiation, ici, n’a rien d’un processus mystérieux ; c’est simplement la mise en œuvre pédagogique de cette « entrée dans le monde » que nous devons préparer pour ceux qui y arrivent.
Car, pour « entrer dans le monde », l’enfant a besoin d’un cadre structurant, de rituels qui lui permettent de surseoir à ses impulsions, d’exercices où il apprend la maîtrise de lui-même. Il a besoin de situations mobilisatrices où il découvrira que l’expression de soi peut passer par la création plutôt que par la violence et s’effectuer dans une rencontre pacifiée avec l’autre plutôt que dans des affrontements stériles. Bref, pour entrer dans le monde, l’enfant – l’élève de classe maternelle – a besoin qu’on lui fasse une place et qu’on lui permette de prendre sa place. Il a besoin qu’un accompagnateur exercé prépare les outils dont il pourra se saisir et qu’un regard bienveillant anticipe ses réussites pour lui donner « le courage des commencements ». Il a besoin qu’on mette en place autour de lui les conditions qui lui permettront de trouver en lui la force de s’exhausser au-dessus de toute facilité. Il a besoin que des éducateurs l’entourent – sans, pour autant, l’assujettir - pour l’aider à construire son intériorité.

Voilà sans doute le mot essentiel prononcé : l’intériorité. En ces temps étranges où l’injonction consommatoire permanente pousse l’enfant au caprice systématique, en cette époque où l’on n’a que l’expression « développement personnel » à la bouche, mais où nous ne sommes plus que des auxiliaires maniaques de nos propres gadgets, l’intériorité devient une exigence fondatrice. C’est l’exigence essentielle pour reconstruire l’espérance collective d’une école et d’une société apaisées.

C’est pourquoi Germaine Tortel est, plus que jamais, notre contemporaine. Grâce à cet ouvrage et aux outils qui l’accompagnent, on va découvrir sa pédagogie dans toute sa complexité. On va identifier les points de repère pour permettre de s’y lancer sans prendre le moindre risque. On va disposer d’un ensemble de réflexions et de travaux susceptibles de donner corps à un vrai projet original d’école maternelle comme « école première », à tous les sens du terme. Mais on va comprendre aussi que l’on dispose là d’une pédagogie pour la société qui vient. Et que c’est là une chose infiniment précieuse… Que tous ceux et toutes celles qui ont contribué à ce travail en soient vivement remerciés.

Philippe Meirieu
Professeur à l’université LUMIERE-Lyon 2