Ce que nous avons de plus précieux

L’école maternelle a longtemps été considérée, à juste titre, comme un des plus beaux fleurons du système éducatif français. Et, en effet, elle peut se targuer de superbes réussites. Portée par des enseignantes et des enseignants profondément engagés dans une démarche républicaine de démocratisation de l’accès aux savoirs, elle a développé des pratiques nouvelles, soucieuses d’améliorer l’accueil et les apprentissages de toutes et de tous. Elle a élaboré des modèles pédagogiques qui, aujourd’hui, sont utilisés bien au-delà de la petite enfance. Elle a donné lieu à des recherches rigoureuses qui ont permis de valider, mais aussi d’améliorer le travail quotidien. Bien plus que dans tous les autres les niveaux de l’institution scolaire, on y trouve des praticiens et des praticiennes engagés dans des travaux de réflexion individuels ou collectifs. Partout en Europe et ailleurs, on nous envie cette école et les dernières recommandations de l’OCDE invitent à s’inspirer de ce que nous avons réussi à mettre en place.

Pourtant, l’école maternelle française est en danger. Certes, les attaques les plus violentes et les plus caricaturales ont été nuancées, voire démenties. Mais beaucoup de mal est fait : des pamphlétaires sans scrupule, des universitaires trop éloignés du terrain, des parlementaires peu soucieux de regarder objectivement ce qui se passe dans nos écoles maternelles ont semé le doute. La suspicion est là, et aussi la tristesse, voire la souffrance, d’enseignantes et d’enseignants qui se sentent méprisés, déniés dans leur rôle fondateur.

Certes, l’école maternelle n’est pas parfaite. Mais, d’une part, personne ne revendique cette perfection : chacun sait bien qu’il reste beaucoup à faire pour relever les défis d’une éducation démocratique et exigeante dans une société qui ne fait de l’enfant un « roi » que pour mieux exalter ses caprices et faire ainsi marcher le commerce. Et, d’autre part, comment peut-on, à ce point, ignorer les efforts d’une institution qui a su gagner la confiance des familles, se doter d’outils de réflexion associatifs sans égal et se remettre en question régulièrement, quand, par ailleurs, dans notre système, on laisse errer des cohortes d’élèves indifférenciés sans suivi ni accompagnement dignes de ce nom ? Pourquoi cet acharnement contre la maternelle ? Quels sont ces vieux démons qui reviennent aujourd’hui pour, sous des prétextes divers, dénier aux enfants de deux à cinq ans la possibilité d’entrer dans de vrais apprentissages ? Rien de très nouveau en fait : l’ignorance toujours recommencée du fait que, selon la célèbre formule de Freud, « l’enfant est le père de l’homme ». Le mépris affecté pour les « choses du corps » dans lesquelles l’enfant serait empêtré et dont on sait, pourtant, qu’elles sont déterminantes pour son développement. La méfiance à l’égard du jeu sous toutes ses formes, alors que, justement, les traditionnels « bons élèves » sont capables de trouver un plaisir ludique dans les exercices les plus ingrats. La culpabilisation des parents censés être démissionnaires, quand ils sont simplement démunis, et à qui l’on enjoint de porter seuls la responsabilité de l’éducation de leurs enfants à un âge où tant de choses se jouent… Et, au bout du compte, la haine de la pédagogie ! Car – n’en doutons pas – si les attaques contre l’école maternelle sont si violentes, c’est que cette école est celle qui, en France, prend le plus la pédagogie au sérieux. La pédagogie comme entreprise minutieuse et obstinée pour lutter contre toutes les fatalités : fatalités sociales et familiales, fatalités psychologiques et sociologiques… toutes les formes de fatalité qui se gargarisent du « y’a qu’à » pour mieux laisser fonctionner le plus terrible darwinisme éducatif où seuls les plus adaptés survivent !

Il faut donc rappeler inlassablement que l’école maternelle peut jouer un rôle déterminant dans le développement d’un enfant. Elle lui permet de vivre « en douceur » la transition entre l’univers familial, naturellement centré sur l’affectivité, structuré sur le mode de vie et les valeurs des parents… et l’univers scolaire régi par des règles plus « objectives » et qui doit permettre de rencontrer d’autres personnes, d’autres manières de voir le monde, mais aussi d’autres langages, d’autres univers, etc. L’entrée à l’école marque l’arrivée dans un « espace public » et cela doit être accompagné afin d’éviter des ruptures trop brutales qui pourraient engendrer des blocages et compromettre l’avenir. C’est pourquoi la fonction d’accueil de l’école maternelle et l’organisation d’un passage de relais harmonieux avec la famille sont si déterminantes.

Mais, par ailleurs et en même temps, l’école maternelle permet des apprentissages fondamentaux. D’une part, évidemment, dans le domaine du « vivre ensemble », mais aussi dans celui des comportements déterminants pour tout travail intellectuel : surseoir à ses impulsions pour entrer dans la réflexion, écouter et être attentif, comprendre ce qui est vraiment demandé, planifier ses tâches, évaluer ses réussites et chercher des solutions en face de ses difficultés, réutiliser ce qu’on a appris… autant d’objectifs fondamentaux de l’école maternelle. Autant de conditions pour une scolarité et une vie réussies.

Et puis, bien sûr, il y a aussi des apprentissages absolument essentiels en maternelle dans le domaine du langage et de la culture. C’est là qu’on apprend, de manière systématique, à entrer dans la « raison graphique » qui est au cœur de l’École : acquisition de vocabulaire et de la construction de la phrase, mais aussi compréhension de ce qu’est un texte et un savoir : pas facile pour un enfant d’articuler ce qu’il ressent avec ce qui s’exprime dans les œuvres, de comprendre la différence entre le croire et le savoir…

Pour toutes ces raisons et, même si, évidemment, l’école maternelle peut encore progresser, il serait très grave de la remettre en question ou de diminuer le niveau de formation de ses enseignants et enseignantes. Cela renforcerait inévitablement les inégalités sociales… L’école maternelle est bien, à tous égards, une « école première » : la première des écoles et premièrement une école. Elle est cette « école première » sans laquelle tout l’édifice risque bien de s’écrouler.

Ne nous laissons donc pas impressionner par les esprits forts qui règlent leurs comptes avec leur enfance et avec l’enfance sur le dos de nos enfants. Ne nous laissons pas prendre en otage par des gestionnaires butés, incapables d’une vision à long terme. Ne nous laissons pas enfermer dans les caricatures. Regardons et écoutons ce qui se passe en maternelle. Lisons passionnément le livre de Thérèse Boisdon. C’est l’avenir qui est en jeu. Ce que nous avons de plus précieux.

Philippe Meirieu

Professeur en sciences de l’éducation à l’université LUMIERE-Lyon 2

Directeur de la chaîne de télévision pour l’éducation, CAP CANAL