De la résistance en démocratie

Il est des confusions exaspérantes. Disons le une bonne fois pour toutes : l’obéissance n’est pas une valeur. Pas plus que le travail, ni même le courage ! Ils étaient « travailleurs » ceux qui ont construit les camps de la mort et « courageux », à leur manière, ceux qui, dans les années 1960, bravaient la loi en vigueur pour se livrer à des ratonnades… Quant à l’obéissance, elle ne saurait dispenser de l’exercice de la pensée critique, ni au regard de celui qui donne des ordres, ni à la considération des effets de ses propres actes. C’est qu’on peut obéir à des tyrans ou sous l’emprise de gourous. On peut obéir dévotement à une technocratie aveugle ou stupide. On peut obéir par paresse ou par manque d’imagination. Et nul ne peut jamais se prévaloir d’une quelconque « vertu d’obéissance » pour s’exonérer de l’interrogation sur la légitimité du donneur d’ordres… Mais, en même temps, cette interrogation est insuffisante : qu’un dictateur donne l’ordre de prendre soin de ses enfants ou de ne pas rouler en état d’ivresse ne signifie pas qu’il faille lui désobéir. De même que, si un pouvoir légitimement élu impose de contrevenir aux droits fondamentaux de la personne - l’éducation, la santé ou le logement – il ne peut être question de s’y résigner. Car nul ne peut jamais se prévaloir d’une « vertu d’obéissance » - ou « de désobéissance » – pour s’exonérer de la réflexion sur la portée de ses actes.

Pour autant que l’on convienne que la démocratie reste un horizon commun possible et souhaitable… pour autant qu’on accepte de la définir comme un engagement collectif pour la construction du bien commun… pour autant qu’on y affiche que nul, jamais, n’a légitimité à y exercer le pouvoir « par nature », mais toujours provisoirement, par mandat et « en tant que… »… pour autant qu’on renonce à cultiver la nostalgie des théocraties religieuses ou laïques où l’obéissance s’imposait au nom d’une vérité révélée… pour autant, pour tout dire, qu’on reste fidèle à la maxime de Kant, définissant Les Lumières, « sapere aude… ose penser par toi-même »… alors nous devons affirmer que, pour tout citoyen, en démocratie, la question n’est nullement de choisir entre obéir ou désobéir. La vraie question est : quels sont les devoirs du citoyen pour que la démocratie soit autre chose qu’un vœu pieu, un habillage institutionnel des rapports de force ou une sympathique façade derrière laquelle règne la concurrence des démagogies.

Risquons l’énonciation de quelques-uns des devoirs – et je dis bien des devoirs – du citoyen. Son premier devoir est d’assumer les obligations qui relèvent de l’universalité et de la réciprocité citoyennes : ne rien faire qui mette en péril les droits de chacun à exister dans la dignité en tant que citoyen ; nous ne pouvons pas agir envers les autres en niant ce que nous revendiquons pour nous-mêmes ni ce qui rend possible l’existence du collectif démocratique… Le second devoir du citoyen est celui de la participation et de l’implication requises par les institutions démocratiques : voter est un devoir car c’est la condition même de l’existence de la démocratie ; si plus personne ne votait ou si le vote devenait minoritaire, c’est tout notre échafaudage démocratique qui serait mis en péril… Le troisième devoir du citoyen est de connaître les lois et les règles élaborées par nos institutions démocratiques : « nul n’est censé ignorer la loi » n’est pas une maxime satisfaisante ; il vaudrait mieux dire : « chacun doit connaître la loi » ; ce qui impose évidemment que les pouvoirs publics aient, dans ce domaine comme pour toutes les décisions qu’il prend, un principe d’information intégrale et d’explicitation systématique… Le quatrième devoir du citoyen est d’examiner si ces lois et ces règles sont conformes à ce qui fonde le projet démocratique lui-même, en amont de toute idéologie ou de toute « opinion » ; on peut, en effet, dans une démocratie, débattre de tout, sauf de ce qui, justement, permet le débat : le refus du passage à l’acte violent, le refus du caprice et de l’arbitraire, le refus de destituer qui que ce soit de ses droits fondamentaux, le refus de l’exclusion de quiconque du « cercle des humains »… Le cinquième devoir du citoyen est d’engager, en cas de désaccord sur ces points avec ses autorités hiérarchiques, un dialogue inlassable pour expliquer pourquoi « en conscience, il refuse d’obéir »… et de chercher à instaurer les conditions d’un retour à un accord dans le cadre d’une négociation sereine et sans relâche.

Soyons clairs : ces devoirs sont la condition même de l’institution et de la pérennité de la démocratie… et cela contre les cinq tentations majeures qui nous guettent. L’universalité et la réciprocité citoyennes nous garantissent contre le retour à l’aristocratie et à toutes les formes d’oligarchie, c’est-à-dire à la réduction du corps des « citoyens » à quelques privilégiés. L’implication et la participation citoyennes nous garantissent contre la dévitalisation de nos instances et l’abandon du pouvoir aux technocraties de toutes sortes. La publicité systématique des décisions prises par toutes les instances institutionnelles nous garantit contre toutes les formes de manipulation de l’opinion par la rumeur, l’opacité et l’ignorance. L’examen du caractère démocratique de toute décision nous garantit contre les errances de ceux qui confondent le fait d’avoir un mandat électif avec celui d’être propriétaire du pouvoir ; cela rappelle qu’aucune démocratie ne peut décider – même démocratiquement – d’enfreindre les principes qui la fondent. Et, enfin, l’explicitation du désaccord et la recherche du dialogue nous garantissent contre la tyrannie de minorités, fussent-elles « éclairées », qui, certaines de leur bon droit, s’enfermeraient vite dans leur tour d’ivoire avant de basculer dans le terrorisme.
Au regard de ces exigences, le comportement d’Alain Refalo et des « désobéisseurs » est parfaitement exemplaire : c’est, par excellence, un comportement démocratique. Des citoyens « de base », fonctionnaires du service public d’éducation, s’engagent publiquement. Ils le font au nom du « droit à l’éducation pour tous », condition de la démocratie s’il en est. Ils le font en remettant en question clairement des instructions que, par ailleurs, ils jugent contraire aux lois votées. Ils le font sans se dérober aux regards. Ils le font en s’expliquant et en appelant au dialogue. Ils le font sans compromettre le fonctionnement de leur institution et en proposant des alternatives. Ils le font en respectant les instances « disciplinaires », en utilisant les dispositifs institutionnels de recours et en prenant le risque de lourdes sanctions. Ils le font en associant intransigeance éthique et exigence politique.

D’autres, bien sûr, avec les mêmes finalités, pourront faire d’autres choix stratégiques : Alain Refalo et « les désobéisseurs » ne se prétendent nullement, d’ailleurs, les seuls ni les meilleurs dans leur combat pour la qualité du service public d’éducation et la mise en œuvre du fondamental « droit à l’éducation pour tous ». Ils ont la modestie des « grands ». Ils ont pourtant ouvert une voie. Et c’est pour cela qu’ils méritent plus que notre respect. Plus même que notre admiration. Notre solidarité.

Philippe Meirieu
Professeur à l’université LUMIERE-Lyon 2