Le projet contre la déprime

 

Il peut paraître étrange, voire provocateur, d’évoquer aujourd’hui « la dépression à l’école ». Beaucoup de maîtres, en effet, se plaignent, plutôt, d’une excessive excitation des élèves. Ils ont des difficultés à les faire tenir en place, à obtenir d’eux ce qu’ils nomment du « calme ». Et ils s’épuisent à demander du silence, à solliciter de l’attention, à contenir les débordements. « S’ils pouvaient être un plus dépressifs, me disait récemment un professeur, nous parviendrions peut-être à obtenir quelque chose d’eux ! »

C’est que les élèves donnent bien le change. Effectivement, ils sont agités… Mais ils sont aussi dépressifs et c’est justement pour cela qu’ils ne parviennent pas à s’investir dans le travail qui leur est proposé. C’est pour cela que les savoirs scolaires glissent sur eux sans jamais paraître les atteindre. C’est pour cela qu’ils nous renvoient à longueur de journée aux adultes une indifférence plus ou moins affectée. C’est pour cela qu’ils répondent à nos sollicitations par l’affirmation, mille fois répétée sous mille forme, que « la vraie vie est ailleurs ».

En réalité, nos élèves vivent une profonde déprime. Au sens propre du terme : on déprime quand rien ne prime.

Tel est le lot, en effet, des enfants de ce siècle : ils grandissent au milieu d’une multitude de sollicitations de toutes sortes que rien ne permet de hiérarchiser… publicités et informations, messages personnels et signaux institutionnels en tous genres. Entre textos et slogans, titres de journaux et banderoles publicitaires, images de violence et violence des images, interdits de leurs parents et incitation des publicitaires à satisfaire tous leurs caprices, ordres et contre-ordres criés par des adultes de plus en plus excités, ils ont toutes les peines du monde à se donner des priorités, à identifier ce qui est vraiment important. Tout arrive en permanence à leur cerveau et de manière désordonnée. Ils sont pris dans un tourbillon auquel ils ne peuvent jamais faire face sereinement. Et ils finissent par accompagner le mouvement. Grisés par cette accélération vertigineuse du monde, ils se laissent emporter et en rajoutent même. L’excitation engendre de l’excitation. Surtout quand, pour tenter de la calmer, on se lance dans de vigoureuses mises en garde ou qu’on répond au bruit par le cri, aux gestes par la gesticulation, à la violence des mots par celle des actes et à celle des actes par celle des mots. La surenchère survient alors : une fuite en avant vers la destruction du monde ou la destruction de soi. Vers la brutalité ou l’abattement, les coups ou la dépression…

Ainsi nos élèves ont-ils toutes les peines du monde à se fixer. À fixer leur attention. À fixer leur regard. À se fixer dans un endroit et sur un travail. À se fixer des objectifs. À se fixer des limites. Ils ne parviennent pas à se fixer un horizon qui leur permettrait d’avancer… Ils se dispersent, à tous les sens du terme, et ne réussissent que très rarement à trouver une unité.

C’est pourquoi, pour lutter contre la déprime, les éducateurs de la postmodernité doivent mettre en place une pédagogie du projet. Quoique le terme soit usé – parce qu’utilisé à tort et à travers – il renvoie, en effet, à ce qui est constitutif d’un sujet qui se construit et se développe. Par le projet, l’enfant sort du caprice pour mettre en œuvre sa volonté. Par le projet, il vectorise sa vie. Par le projet, il abandonne le tout-présent pour anticiper un futur. Par le projet, il ressaisit ses actes et trouve de la cohérence quand il ne vivait que dans un télescopage d’impulsions chaotiques.

Mais on n’impose pas un projet à un sujet. Ce serait absurde. Par définition, un projet suppose un engagement d’un sujet… Pourtant, symétriquement, on ne peut s’engager seul dans un projet, quand rien ne vous est proposé, quand aucun futur n’est esquissé, quand on n’entrevoit même pas les satisfactions qui pourraient venir. L’adulte ne peut jamais contraindre un enfant à épouser un projet, mais il peut toujours l’inscrire dans des situations propices à cette dynamique… Inutile de le brutaliser : « Mais tu sortiras, bon sang, de ta léthargie ou de ton excitation pour t’intéresser vraiment à quelque chose ! ». Impossible aussi de l’abandonner sans perspectives : « Après tout, c’est ta vie ! Si tu veux la gâcher, c’est ton problème ! »… Nous pouvons, en revanche, organiser un environnement stimulant, favoriser les rencontres fécondes, faire des propositions, ménager des ouvertures, proposer des ressources, aider à s’organiser… tout ce qui caractérise précisément une « pédagogie du projet ».

Ainsi l’élève pourra-t-il s’investir dans quelque chose qui va primer pour lui. Il deviendra lui-même exigeant sur ses propres projets et, si nous savons l’accompagner, il pourra même produire un vrai « chef d’œuvre ». Il pourra, au bout du compte et selon la maxime que Pestalozzi formulait pour toute éducation, « se faire œuvre de lui-même. »

Philippe Meirieu