Réinstitutionnaliser le monde...

Ainsi, lit-on ici où là, le développement du home cinema va-t-il progressivement abolir la frontière entre la télévision et le cinéma. Vous allez pouvoir regarder, chez vous, des films sur écran géant et avec son surround, « comme au cinéma ». Vous aurez donc tous les avantages du cinéma sans avoir l'inconvénient de devoir vous déplacer ! Mais, de plus, vous pourrez interrompre le film quand vous le voudrez, feuilleter le livret du DVD pendant la projection, voire engager une conversation à voix haute pour confronter vos interprétations. Et, bien sûr, vous n'aurez pas à couper votre téléphone portable !

Mais, en réalité, n'est-on pas en train de détruire là ce qui fait la spécificité du cinéma ? Et de le confondre avec ce qui n'en est, en aucun cas, son dérivé, mais plutôt son opposé : la télévision. Regardé sous l'angle anthropologique, le cinéma est, en effet une « institution », alors que la télévision est un « service ».

Quand vous entrez dans un cinéma, vous franchissez un seuil qui marque clairement la césure avec le monde d'où vous venez. Vous entrez dans un espace dédié qui prépare votre esprit à un certain type d'activité. Vous vous installez dans une salle disposée de telle sorte que les regards convergent vers l'écran. Vous attendez qu'il fasse noir et, quand le film commence, vous voilà isolé des autres en train de regarder l'image. Vous pouvez, bien sûr, vous agiter un peu sur votre fauteuil, regarder votre montre, mais vous devez respecter, néanmoins, le comportement qui est attendu de vous dans un tel lieu public... La télévision, en revanche, se regarde dans un espace privé qui ne lui est que rarement dédié : un salon, une salle à manger ou une chambre où l'on continue à pouvoir se livrer aux activités habituelles, que la télévision soit allumée ou pas. En ce sens, la télévision nous offre un service à domicile, mais sans nous imposer de structurer notre attitude autour d'elle. D'ailleurs, nous ne nous privons pas de zapper dès que le programme nous ennuie et de nous livrer, en parallèle, à une multitude d'activités individuelles ou collectives.

Demandons-nous maintenant si, dans ce que nous appelons nos « grandes institutions », nous nous comportons plutôt comme au cinéma ou comme devant la télévision. Certes, la justice « en impose » encore suffisamment... mais les églises - dès lors qu'elles sont fréquentées par les touristes que nous sommes - et les musées - où l'on n'hésite plus à téléphoner - deviennent de plus en plus des self-services. Quant aux écoles, je crains que le modèle télévisuel ne s'y soit complètement installé. C'est cela, aussi, la « crise des institutions » dont on parle tant. Une crise qui n'est pas irréversible, dès lors que nous en comprenons les enjeux et travaillons à « réinstituer » des espaces dédiés qui font tenir les hommes ensemble autour d'un même projet.