A l'occasion de la participation de philippe Meirieu à l'Ecole d'été de Rosa Sensat à Barcelone du 7 au 12 juillet

Trois questions à Philippe Meirieu : du "désir d'apprendre" à "l'école du futur"

- Vous avez dit, à plusieurs occasions, que l'éducateur a la responsabilité de susciter le désir d'apprendre, mais quels éléments permettent d’y parvenir ?

Je fais l’hypothèse, comme la plupart des psychologues et des spécialistes de l’apprentissage, que tout enfant a spontanément le désir de savoir. Il cherche à percer le mystère de ses origines, il veut savoir qui sont ses parents et pourquoi ils le grondent… Il veut savoir comment être aimé, comment obtenir satisfaction… Il veut savoir « comment ça marche », comment fonctionnent les objets qu’il a sous la main et le monde qui l’entoure… Mais vouloir savoir ne signifie pas vouloir apprendre. D’ailleurs, quand on observe un enfant qui veut faire marcher un appareil et qu’on lui demande d’interrompre son tâtonnement fébrile pour écouter une explication précise, il manifeste de l’agacement, reprend l’objet et nous signifie qu’on lui fait perdre du temps. Apprendre, c’est accepter de perdre de vue, au moins un moment, la satisfaction immédiate. Apprendre, c’est, souvent, gâcher du matériel ; c’est, toujours, surseoir à la volonté de réussir dans l’instant… Et cette rupture entre savoir et apprendre est exacerbée par les progrès techniques : ces derniers, en effet, permettent, de plus en plus et systématiquement, de savoir sans apprendre. On peut savoir faire une bonne photo sans avoir appris les lois de l’optique, comme on peut fort bien conduire une automobile sans avoir appris ni la mécanique ni l’électronique. Les élèves le savent et sont pris dans cette aspiration d’un « savoir sans apprentissage » ou avec des apprentissages réduits au minimum.

Face à cela, la réponse de la pédagogie, reprise par les didactiques, est de s’attacher à l’obstacle.C’est la fameuse « ruse pédagogique » développée par Jean-Jacques Rousseau dans l’Émile : on se soumet apparemment au désir de savoir de l’enfant et l’on introduit un obstacle à la réalisation de ce désir qui impose d’apprendre. On trouve cela dans les « méthodes actives » de l’Éducation nouvelle : le projet mobilisateur impose des acquisitions qui sont ensuite réinvesties dans le projet lui-même. On trouve cela dans les « situations-problèmes » où l’enseignant organise la rencontre avec un obstacle qui permet de dériver l’énergie cognitive vers des apprentissages programmés. On trouve cela dans la distinction fondamentale entre la tâche (qui renvoie à la mobilisation sur un projet et au désir de réussir au mieux et au plus vite) et l’objectif (que l’on rencontre à l’occasion de la mise en œuvre de la tâche, qui fait l’objet d’une acquisition mentalisée et stabilisée et qui peut être transféré). Quoique moins immédiatement visible, l’objectif est donc plus important que la tâche… puisqu’une fois la tâche terminée et oubliée, il va demeurer et contribuer au développement du sujet.

Reste que ces distinctions, aussi importantes soient-elles, ne résolvent pas miraculeusement la question du désir d’apprendre : car désirer apprendre, suppose qu’on sache ou pressente qu’il y a du plaisir et de la jouissance à apprendre et comprendre. Or le désir appartient au sujet et ne peut être déclenché mécaniquement. Le désir naît dans une rencontre : rencontre avec un autre apprentissage (celui d’ « un maître » qui accepte d’être « du même côté du  savoir » que l’élève, qui accepte d’être pédagogiquement et didactiquement « en apprentissage » avec lui)… Rencontre avec des objets culturels qui font écho à ses questions et relient, au-delà des temps et des circonstances, ses préoccupations les plus intimes (sur son destin, celui des hommes et du monde) avec les œuvres les plus universelles.

- Beaucoup de propositions didactiques actives restent comme de la pure théorie, les curriculums officiels n'arrivent jamais à être une réalité à l'école. Comment pourrait-on changer cela?

La pédagogie est action. Aucune décision technique ou politique ne peut, dans ce domaine, se substituer à la détermination des acteurs : parents, enseignants et éducateurs. L’histoire nous montre qu’il y a une véritable illusion à penser qu’il suffit de décréter des réformes pédagogiques pour qu’elles passent dans les faits. L’École est une organisation, une institution sociale qui gère des flux d’élèves et obéit à des logiques largement déterminées par les situations économiques. C’est aussi une organisation entropique et conservatrice, comme toutes les institutions, qui cherche à se reproduire au moindre coût. Quand elle affiche des projets généreux et « révolutionnaires », ce n’est pas vraiment pour les réaliser ; c’est, le plus souvent, pour se positionner dans le champ idéologique et afficher des intentions sans vouloir vraiment les mettre en œuvre. Au point qu’il arrive que les acteurs qui les prennent au sérieux soient surpris d’être considérés comme des gêneurs !

Cela ne veut pas dire qu’il faut renoncer à agir sur les plans politiques et institutionnels. Cela veut dire qu’il faut accompagner cette action d’un travail de mobilisation et de formation des enseignants et des cadres de l’École, ainsi que d’un travail de communication envers les parents. C’est e que fait Rosa Sensat et c’est pourquoi je considère son action comme si importante.

- Comment sera l'École du futur ?

Rien n’est joué. Plusieurs scénarios sont possibles. Il y a, me semble-t-il, un vrai danger de dissolution de l’école publique et de disparition progressive de ses valeurs. L’idéologie dominante aujourd’hui explique que la panacée, dans tous les domaines, c’est la concurrence. Si l’on applique cela à l’éducation, nous allons voir émerger une multitude d’initiatives concurrentes qui vont, toutes, chercher à capter de la clientèle. Il y aura, alors, non plus une institution centrée sur la valeur fondatrice de l’école publique – transmettre et émanciper en même temps –, mais des officines plus ou moins privées qui chercheront à offrir des services de plus en plus performants et à court terme aux familles. L’éducation comme projet politique collectif disparaîtra au profit de la marchandisation…

Mais on doit imaginer un projet alternatif : une véritable école publique renforcée, ferme sur ses missions et, en même temps, inventive sur ses méthodes. Il faudrait proposer systématiquement des unités pédagogiques à taille humaine (pas plus de cent élèves) gérées par des enseignants constituant de véritables équipes solidaires. Ces équipes devraient, alors, mettre en œuvre une véritable « pédagogie populaire » associant mobilisation des élèves dans des projets forts, acquisitions formalisées et suivi individualisé. Il faudrait, dans ce cadre, stimuler la démarche expérimentale et la recherche documentaire qui sont les deux outils principaux pour apprendre à « penser par soi-même ». Il faudrait aussi développer la solidarité entre élèves et avec l’environnement. Il faudrait, enfin, une école ouverte vers les adultes, accueillante aux parents et en interaction avec son quartier. Ce n’est pas facile et rien n’est joué. Entre l' "école des marchands" et "l’école des pédagogues", nous devrons choisir.