TEXTES A CONSULTER

- Philippe Meirieu : La conscience politique des jeunes aurait-elle baissé depuis Mai 1968 ? Réponse au collectif lycéen des Vosges à l'occasion du congès de la FCPE à Epinal (11 mai 2008)

- Aloys Carton : Joli mois de mai (2008)

- Maurice Clavel (1968) : Le soulèvement de la vie (texte du film de l'émission télévisée dont Maurice Clavel était parti : "Messieurs les censeurs, bonsoir !").

- Jean-Pierre Sueur (1968) : Rebâtir l'Ecole et transformer la société .

- Les prépas redécouvrent le "rapport Boulloche" (1968).

Les anniversaires sont propices aux illusions rétrospectives. Ils sont d’ailleurs faits pour ça. On croit célébrer le passé, en réalité on justifie le présent. Et Mai 68 n’échappe pas à la règle. C’est ainsi qu’on voit aujourd’hui se développer, de manière assez consensuelle, une conception contrastée des événements de l’époque : d’un côté des bénéfices personnels auxquels on ne veut pas toucher – peu de femmes voudraient revenir au statut qu’elles avaient avant Mai 68 et rares sont ceux qui voudraient mettre leurs fils dans les internats tels qu’ils étaient à l’époque… - et, d’un autre côté, un héritage collectif qu’on voue aux gémonies – qu’il était beau le temps où les individus acceptaient de s’intégrer et d’intégrer avant d’exiger de pouvoir s’exprimer !

On oublie ainsi qu’en réalité les acquis sociétaux de Mai 68 dont nos sociétés occidentales bénéficient – en matière de mode de vie en particulier -  sont indissociables de la déstabilisation globale des normes transcendantes dont Mai 68 représente, à la fois, la conséquence, l’expression et une formidable accélération. Car, à bien y réfléchir, les événements de Mai sont d’abord une radicale contestation de toute forme de théocratie. Ce qui est en jeu, c’est l’existence d’une instance hiérarchique supérieure habilitée à imposer sa loi aux hommes. C’est pourquoi, en France, les critiques portent aussi bien sur le personnage du général De Gaulle, dont les mérites historiques sont reconnus mais dont la stature devient oppressante dès lors qu’il prétend incarner à lui tout seul l’intérêt collectif, que sur le communisme d’État attaqué de front par les gauchistes. C’est pourquoi l’on retrouve, côte à côte, des chrétiens issus de la mouvance de Vatican II, qui tentent de s’émanciper de la tutelle ecclésiastique, et des groupuscules libertaires qui remettent au goût du jour le fameux « ni dieu ni maître ». C’est pourquoi, aussi, on voit se développer partout des collectifs qui disent vouloir se saisir de leur destin et organisent des assemblées générales sans fin où l’on est censé discuter et décider de tout. C’est pourquoi, enfin, en matière éducative, Mai 68 reprend et développe les thèmes de la mal nommée « non directivité »… en réalité une « pédagogie du projet » qui entend faire découvrir aux élèves que la seule autorité légitime est celle de la compétence au service du bien commun.

Ainsi compris, Mai 68 est, évidemment, un échec. L’horizontalité proclamée a été, d’ailleurs, dès les premiers jours, démentie par le rôle déterminant des leaders charismatiques qui récupéraient en séduction ce qu’ils abandonnaient en contrainte. Et puis, « chassez la théocratie, elle revient au galop » : l’individu préfère obéir et râler plutôt que d’assumer « l’insoutenable légèreté » de la démocratie ! On ne chasse des icônes que pour les remplacer par d’autres et l’effigie de Che Guevara incarne tout autant la verticalité de la transcendance que les images de Sainte Thérèse de Lisieux !

Or, ce qui fait l’échec de Mai 68 est aussi ce qui fait sa force et son caractère infiniment précieux. Une tentative pour faire exister une démocratie authentique, au sens où l’entend Claude Lefort : « La démocratie est une forme de société dans laquelle les hommes reconnaissent qu’il n’y a pas de garant ultime de l’ordre social… dans laquelle les hommes consentent à vivre dans l’épreuve de l’incertitude. (…) Dans ces conditions, le lieu du pouvoir est reconnu comme un lieu vide. (…) Là où s’indique un lieu vide, il n’y a pas de condensation entre le pouvoir, la loi et le savoir, ni d’assurance possible de leurs fondements. L’exercice du pouvoir est matière à un débat interminable. » (Le temps présent, Belin, 2007)

Il n’est pas certain que cette démocratie soit possible. Mais elle reste, pour moi, l’utopie de référence majeure. Le seul contre poison, à vrai dire, face à toutes les théocraties du monde : religieuses, bureaucratiques, médiatiques, marchandes, intellectuelles, technocratiques, scientifiques… Et s’il n’y avait qu’une chance sur des millions pour que cette démocratie puisse, un jour, s’ébaucher quelque part, le jeu en vaudrait encore la chandelle.

Les pédagogues historiques d’ailleurs, n’ont jamais rien dit d’autre : de Pestalozzi à Freinet, de John Dewey à Paulo Freire, ils ont cherché comment l’éducation pouvait permettre aux hommes d’en finir avec l’assujettissement théocratique pour mettre en place, et faire vivre ensemble, un « pacte social ». Rousseau, déjà, avait placé Le Contrat social dans l’Émile. La Suisse lui avait, d’ailleurs, entre deux caillassages, offert un brin d’hospitalité. Gageons que, fidèle à son histoire, elle célèbre Mai 68 en impulsant des réflexions et des pratiques pédagogiques renouvelées pour une véritable éducation à la démocratie.

(texte écrit pour la revue suisse EDUCATEUR)


22 MARS 2008 : QUARANTE ANS APRES MAI 68, LE CONGRES DE L'UNION NATIONALE LYCEENNNE (UNL)

Ce samedi 22 mars 2008, quarante après la fameuse assemblée qui, à Nanterre, en 1968, marqua le point de départ de la contestation étudiante, je suis invité au congrès de l’Union Nationale Lycéenne (UNL), la principale organisation de lycéens. Un atelier s’intitule « Pour une révolution pédagogique ». Les participants y disent, sans agressivité, ce qu’ils vivent au lycée : des cours magistraux où l’on ne parvient pas à prendre des notes, où il est presque impossible de poser des questions… un travail personnel trop lourd sans préparation… un enseignement obnubilé par la peur de « ne pas finir le programme »… des évaluations-couperets peu expliquées, rarement reprises… un déficit grave en matière d’aide au travail personnel et de suivi individualisé… des structures institutionnelles où les délégués ne sont consultés que sur la place des bancs dans la cour, jamais sur les emplois du temps, la place de la recherche documentaire ou du travail de groupe, la préparation des contrôles ou l’organisation d’activités interdisciplinaires… Ce 22 mars 2008, ces délégués venus de toute la France travaillent avec le plus grand sérieux. Nulle trace de contestation a priori de l’autorité des professeurs : ils souhaitent des professeurs respectés et sont conscients de la difficulté du métier. Nul refus de la culture scolaire : ils veulent apprendre et sont conscients de la nécessité d’exigences pour y parvenir. Des lycéens très raisonnables… et dont les demandes sont exactement les mêmes que celles des Comités d’Action Lycéens de mai 68 !

J’étais moi-même militant de la Jeunesse Etudiante Chrétienne en 1968 et j’ai sous les yeux un numéro spécial de Message paru le 15 mai 1968. On y lit dans l’éditorial : « Beaucoup de gens se demandent : « Mais, enfin, que veulent-ils ? » À cette question, la révolte des jeunes répond par d’autres questions : « Et vous, quel monde nous offrez-vous ? Etes-vous satisfaits de votre civilisation basée sur le profit, l’exploitation de l’homme et l’éviction des plus faibles ? » On trouve aussi un article de Jean-Pierre Sueur qui s’interroge : « Peut-on tolérer que l’école soit faite sans les jeunes, que le professeur reste le savant par profession face à l’élève ignorant par définition, que l’on donne aux jeunes des responsabilités dérisoires ?... » Et Monique Bonnet, après un rassemblement de sept cent jeunes du Morbihan (il n’y a pas qu’au Quartier Latin qu’il se passait des choses !) note les principaux griefs des lycéens : l’entretien de la passivité, l’influence démesurée des notes chiffrées, l’absence d’un apprentissage de la responsabilité, la lourdeur de programmes qui interdisent toute initiative pédagogique, etc.

Qu’a donc changé Mai 68 ? Les universités ont acquis une autonomie relative. Un tronc commun a été esquissé en sixième et cinquième. On a substitué les lettres A, B, C, D, E à la notation sur 20. On a mis en place, dans les établissements, des instances où sont représentés les parents et les élèves… Mais la récréation a été de courte durée : Olivier Guichard a succédé à Edgar Faure et le reflux ne s’est guère fait attendre !

Au total, les pratiques pédagogiques restent très traditionnelles et l’on se contente de gérer les flux considérables d’élèves qui arrivent dans le second degré. C’est, en effet, en 1967-1968 que tous les enfants de seize ans sont enfin scolarisés… Et l’on croyait naïvement qu’il suffisait, pour démocratiser la réussite dans l’école, de démocratiser l’accès à l’école ! Mal nous en a pris : sans toucher à la pédagogie, on ne peut lutter contre les inégalités… comme l’avait, d’ailleurs, fort bien dit le plan Langevin-Wallon dès 1945.

Reste la question de l’effondrement de l’autorité. Les convulsions de 68 sont l’aboutissement de toute une maturation : les jeunes, mais aussi les adultes, supportaient très mal le caractère oppressant du pouvoir. Il y eut une explosion. Elle était inévitable : la montée des droits des personnes devenait incompatible avec le mutisme et l’obéissance passive imposés par les administrations de toutes sortes. De nombreux signes avant-coureurs l’indiquaient : l’aspiration démocratique commençait à s’exprimer et, en l’absence de cadres où se développer, elle prit des formes radicales en mai.

En éducation, on confondit parfois le symptôme avec la demande. Or, comme toutes les enquêtes l’ont montré – jusqu’à aujourd’hui – les jeunes « révoltés » ne récusent pas l’autorité des adultes, ils les appellent à tenir leur rôle à leur côté. Ils savent qu’ils ne peuvent grandir sans eux. Ils ont besoin d’une interlocution ferme et bienveillante à la fois. Ils ont besoin aussi qu’on sache aborder avec eux, sans faux-fuyants ni hypocrisie, la question de la légitimité de l’autorité. C’est parce qu’elle n’a pas entendu cette demande – qui est une demande de formation citoyenne – que l’école est aujourd’hui encore si mal vécue par les élèves… qui, soit vont définitivement considérer, dans les années qui viennent, que « la vraie vie est ailleurs », soit vont jouer à imaginer régulièrement des répliques de Mai 68. Il est temps de les entendre… Et peut-être pas trop tard ? 


TEMOIGNAGE... A TOUT HASARD !

J’ai passé le baccalauréat en 1967, à Alès, une ville du sud de la France. Malgré l’opposition de mes parents qui voulaient absolument faire de moi un ingénieur, je m’étais entêté à aller en terminale littéraire. Pour satisfaire néanmoins l’ambition familiale et honorer la méritocratie républicaine, je suis entré, en septembre 1967, en classe préparatoire aux grandes écoles au Lycée Henri IV : j’allais y préparer, pendant deux ans, l’École normale supérieure de Saint-Cloud… sans conviction et sans parvenir à y entrer, d’ailleurs !

À Alès, dans une famille catholique et profondément conservatrice, je n’avais pas eu beaucoup de possibilité d’engagement possible. Je m’étais donc mis à militer au sein de la Jeunesse étudiante chrétienne, la JEC. On a du mal à imaginer aujourd’hui – sous le règne de Benoît XVI - l’ouverture que pouvait représenter un tel mouvement. C’était l’époque de Vatican II et les aumôneries de lycées étaient de véritables enclaves subversives : on y côtoyait, à peu près, tous les courants de pensée dans une extrême liberté de parole. On y discutait aussi bien de la guerre au Vietnam que de l’amitié entre garçons et filles, de la faim dans le monde que de la compatibilité entre Karl Marx et Teilhard de Chardin. On y préparait ardemment d’épiques séances de ciné-club où l’on épiloguait sans fin sur la « caméra stylo » de Jean Rouch et, surtout, on mettait en place de savantes stratégies pour imposer la mise en œuvre des tout récents textes sur les « responsables de classes ». Notre référence à Emmanuel Mounier et au personnalisme était assez œcuménique – on aimait bien Sartre et Camus - et à mille lieues de ce que stigmatisera plus tard Bernard-Henri Lévy dans L’idéologie française : on se voulait les héritiers de l’anarcho-syndicalisme, du communisme, de l’existentialisme et du christianisme réunis… Nous ignorions tout ou presque des débats qui agitaient alors l’intelligentsia parisienne.

Au lycée Henri IV, je rejoins donc, à mon arrivée, l’équipe des « talas » (ceux qui vont-à-la-messe... même si je n’y allais plus depuis quelque temps !). Et je découvris, dès la rentrée, l’agitation politique qui régnait à l’époque à Paris, avec tous les courants possibles et imaginables parmi lesquels, d’ailleurs, j’avais un peu de mal à me repérer : communistes orthodoxes, althussériens, trotskystes, maoïstes, situationnistes, anarchistes de tous poils, etc. Ils tenaient le haut du pavé et nous annoncèrent, dès le mois de mars, que « les choses allaient péter » ! Pour la plupart, ils étaient fascinés par la GRCP (la « grande révolution culturelle prolétarienne » de Mao) et considéraient que la France allait, à son tour, basculer dans ce mouvement irréversible de l’histoire des hommes en route pour leur bonheur collectif. Pour le provincial humaniste que j’étais, révolté face à une société gaulliste guindée et injuste, mais sceptique sur la dictature du prolétariat, ce discours apparaissait surréaliste. Pour mes camarades de classe, qu’on puisse se référer à l’humanisme était impensable : Althusser prônait alors la rupture épistémologique avec l’idéologie des Manuscrits de 44 et argumentait l’anti-humanisme méthodologique radical…

Bien avant le mois de mai, les débats furent donc épiques. Au moment du déclenchement des événements, nous étions, évidemment, aux premières loges et présents sur tous les lieux où il se passait quelque chose. Les premiers jours, ce fut à la Sorbonne, puis, assez vite, les classes préparatoires se réunirent à Jussieu. Ce furent des assemblées générales interminables où les leaders jouaient la montre pour emporter, au petit matin, les votes de motions hétéroclites, tour à tour très concrètes – sur le système des bourses ou la réforme du DEUG – et très générales – sur les alliances possibles de la classe ouvrière et des étudiants contre le capitalisme… Je passais mes journées dans des commissions de travail très sérieuses, bien loin de l’Odéon pourtant tout proche géographiquement. Le soir, j’allais dans les manifestations et criais à tue-tête, courant au milieu des gaz lacrymogènes. Je passais aussi un certain temps à chercher de l’essence pour ma mobylette : la quête avait un caractère grandiose et dérisoire ! On s’imaginait sous l’Occupation !

Que voulions-nous exactement ? Avec le recul, j’ai le sentiment d’une sorte d’apothéose de la culture dont nous étions porteurs alors : Gide, Sartre, Camus, Che Guevara… Non pas un début, mais la fin d’une époque où les petits bourgeois comme moi étaient, en même temps, intégrés scolairement et révoltés politiquement. Tout le contraire de ceux qui sont aujourd’hui en rupture avec la culture scolaire, mais aspirent à profiter au mieux des bienfaits de la consommation… ceux qui, malheureusement, n’ont pas hérité de Mai 68, mais de son contraire. J’ai la conviction, aussi, d’une grande générosité qui pouvait enfin se dire, d’une aspiration à la « prise de parole » qui pouvait, enfin, s’incarner. On croyait que le débat, les échanges et la mutualisation allaient devenir la règle de fonctionnement de la société tout entière : je ne cessais, pour ma part, de répéter que ces événements marquaient la réalisation de la prophétie formulée par Bachelard en 1938, dans La formation de l’esprit scientifique : « La société allait être faite pour l’école et non plus l’école pour la société. » Un sursaut, finalement, bien conforme aux idéaux des Lumières et de Condorcet. Une convulsion de la démocratie, certes, mais infiniment nécessaire pour faire craquer les corsets de la pensée étroite et guindée. Un rappel nécessaire à la liberté contre tous les rappels à l’ordre… Mais une liberté bégayante, incapable de trouver les formes pour s’incarner durablement dans ce qui doit bien rester un « ordre social ».

La plupart de ceux et celles avec qui je débattais âprement en 68, inquiet de les voir fascinés par un marxisme anti-humanisme ou par le totalitarisme maoïste, sont aujourd’hui recyclés dans les médias, la philosophie ou la « culture » : ils pérorent sur France Culture ou chez Frédéric Taddéi. Ils disent avoir tout compris. Ce sont de bons « républicains », anti-pédagogues plus ou moins avoués. Ils s’inquiètent de voir leurs enfants et leurs petits-enfants vivre dans un monde sans repères ni stabilité morale et institutionnelle. Ils sont prêts à revenir, enfin, à une « bonne vieille éducation solide ». Ils ne semblent guère avoir progressé : ils n’ont pas compris qu’il n’y a pas à choisir entre la liberté et l’autorité. Après avoir encensé la première, ils se précipitent vers la seconde. Ils se sont trompés en Mai 68 en voyant dans Mao le libérateur des hommes et l’émancipateur des peuples. Ils continuent à se tromper en voyant dans le nouvel ordre moral anti-pédagogue la condition de notre survie… Au fond les « talas » et ceux qui se situaient dans leur mouvance se sont bien moins trompés. Mais on n’a pas le droit de le dire. Ils sont ringardisés… On a tort : il étaient, je crois, porteurs d’une vraie tradition pédagogique, confiante sans être béate, qui prend les gens comme ils sont mais qui ne veut pas les laisser là où ils sont, qui tente de faire émerger du collectif en lieu et place des agglutinements fusionnels de toute sortes, qui pose obstinément et naïvement la question de la légitimité du pouvoir et des conditions de réalisation de la démocratie.

Je ne regrette pas d’avoir « fait » Mai 68. Je m’inquiète d’en voir si peu, aujourd’hui, en tirer les leçons essentielles : on ne peut empêcher l’explosion d’une société en appuyant sur le couvercle de la marmite. On ne peut préparer l’avenir d’une société démocratique que par l’éducation. Et, dans ce domaine, si beaucoup a été dit, l’essentiel reste à faire.

Philippe Meirieu

(texte écrit pour le site des Cahiers pédagogiques)