PERSONNE

Sans aucun doute le discours pédagogique, et particulièrement dans la mouvance de l'Education nouvelle, a-t-il fait de l'attention à la personne l'un de ses thèmes majeurs. Encore faut-il bien comprendre que cette insistance avait d'abord une vertu polémique et qu'il s'agissait surtout de s'insurger contre des conceptions éducatives qui faisaient de l'éradication des différences individuelles la condition de la réussite de l'Ecole républicaine. Nous étions alors au 19ème siècle et la laïcité de combat qui cherchait à s'imposer n'était nullement une tolérance bienveillante à l'égard des particularités de toutes sortes; c'était une véritable machine de guerre pour imposer l'unité d'une culture contre la diversité des traditions, l'unité d'une langue contre la multiplicité des patois, l'unité des élèves comme êtres de raison, supposés disponibles à l'expression encyclopédique de la rationalité scientifique contre la multiplicité des situations individuelles, des adhérences psychologiques inégalitaires et des appartenances sociologiques génératrices de privilèges.

"L'indifférence aux différences" : un principe qui répond à une certaine logique

Le fait que ce projet "unificateur" ait pu naître et se développer n'est pas un simple "accident pédagogique" contre lequel il suffirait d'invoquer le bon sens et la générosité. Le fait qu'il ait encore des partisans aujourd'hui ne peut pas être simplement considéré comme un archaïsme dépassé... Les choses seraient trop simples. Et l'on ne progresse jamais en méprisant l'adversaire mais bien   en essayant de comprendre en quoi ce qu'il dit peut être sensé.

Or, il me semble que ce projet d' "indifférence absolue" aux différences interpersonnelles comporte précisément quelque chose de profondément sensé : il nous livre en effet, à mon sens, l'une des deux composantes contradictoires - mais profondément solidaires - de l'entreprise éducative. J'ai dit une des deux composantes de l'entreprise éducative et non point le tout de l'entreprise éducative. "Domestiquer" et "affranchir", disait jadis Daniel Hameline... et qui peut prétendre qu'il n'y a pas, dans toute éducation, une part nécessaire de domestication? Qui peut nier que "faire la classe" c'est installer dans un espace spécifique avec des règles particulières, instituer une situation qui rend possible l'exercice de la rationalité et du jugement et qui suspend effectivement, d'une certaine manière, la considération des différences de tous ordres ?

"Faire la classe", indiscutablement c'est aussi cela et c'est pour l'oublier parfois que nous laissons des situations scolaires dégénérer en violences ouvertes ou sournoises... Mais ce n'est pas seulement cela et il est clair pour beaucoup d'entre-nous aujourd'hui qu'il faut, quand le cadre et l'unité sont assurés,   réintroduire la différence dans la prise en compte des cheminements individuels. Plus encore, il faut promouvoir ou, au moins, ne pas interdire la différance, comme le dit Jacques Derrida, suggérant par la fabrication d'un participe présent (d'un gérondif, faudrait-il mieux dire), que l'acte de différer, c'est-à-dire de se constituer dans une différence active n'a rien à voir avec le fait de subir ses différences sociologiques ou psychologiques.

Et l'on permettra à un ardent défenseur, encore aujourd'hui, de la "pédagogie différenciée", quelqu'un qui considère qu'il n'est pas d'autre voie pour éviter les logiques d'exclusion qui risquent de s'emparer du système éducatif que de différencier les méthodes d'apprentissage, de dire aussi que cette différenciation n'a rien à voir avec l'acceptation passive des différences individuelles, qu'elle ne peut se confondre avec la mise en oeuvre d'une quelconque typologie caractérologique, qu'elle dépasse la simple attention bienveillante aux aptitudes qui s'éveillent, pour être véritablement un travail de construction différenciée de parcours d'apprentissage qui permettent un meilleur partage des savoirs.

On n'en sortira pas. Platon l'avait dit dans Le Sophiste, peut-être son texte le plus étrange et aussi le plus contemporain : le même et l'autre s'entrelacent irrémédiablement. Les théoriciens du conflit socio-cognitif nous l'affirment aujourd'hui : nous ne pouvons apprendre d'autrui que parce que nous lui reconnaissons une différence qui joue sur un fond d'unité. Les sociologues nous le confirment : pas de droit à la différence sans un droit, aussi irréductible, à la ressemblance. Et il en est de même en matière éducative : sans perspective unifiante, il n'y a pas d'éducation possible, mais sans souci de l'émergence d'un sujet qui échappe à cette unité l'éducation n'est que dressage.

Quelques alertes salutaires...

Il faut donc, tout à la fois, faire droit à la considération de l'élève comme personne et, simultanément, se méfier de ne pas engluer notre attention à son égard dans une sorte de considération lénifiante qui risque de produire, sous prétexte du droit à la différence et du respect de chacun, une rétention de l'enfant dans des déterminismes qui lui échappent. C'est pourquoi, à l'instar d'André de Peretti qui aime bien formuler, du point de vue du référent rogérien, quelques alertes pour nous aider à prendre en considération la personne, on pourrait formuler quelques alertes susceptibles de nous permettre d'échapper à une "personnalisation" qui ne fasse plus droit à l'éducation du jugement... Les voici, trop brièvement développées et en conservant volontairement leur caractère provocateur.

Alerte n°1 : Ignorer la personne à l'école, c'est, parfois, lui donner une chance pour repartir à zéro et se dégager des déterminismes qui l'enserrent... Voilà, de toute évidence, une banalité dont chacun a pu faire l'expérience et qu'il ne faut pas oublier. Il y a une manière d'ignorer méthodiquement l'ensemble des soucis et des problèmes que trimbale l'élève qui contribue à l'en délivrer, au moins partiellement. Cette posture peut constituer une sorte d'interpellation de l'intelligence de l'élève, de sa capacité à distancier dont il n'est pas rare qu'il sache se montrer digne.

Alerte n°2 : Etre attentif à la personne, c'est parfois enfermer l'élève dans des catégories psychologiques, chercher absolument à expliquer ses actes au lieu d'interpeller sa liberté. Pour illustrer ce propos, il faudrait faire une histoire de l'immense fascination exercée sur les enseignants par les typologies caractérologiques de toutes sortes et, aujourd'hui, par le "discours psy". Or, rien n'est plus dangereux que d'interpréter ainsi la personne, même avec les meilleures intentions du monde... Une telle attitude oublie que, selon la formule de Lacan, "il n'est d'interprétation possible que dans le transfert"... Car, sinon, qui me garantit qu'en parlant de l'autre je ne parle pas d'abord de moi? Le danger est d'autant plus grand que je me prétends alors, simultanément détenteur de la vérité de l'autre à sa place.

Alerte n° 3 : Une pédagogie différenciée qui prétendrait donner exactement à chacun, à chaque instant, ce dont il a besoin, en s'appuyant sur une analyse exacte de sa personnalité serait plus proche du dressage que de l'éducation...   Là encore, beaucoup d'entre-nous en ont fait l'expérience : ce qui est formateur dans la pédagogie différenciée c'est qu'elle ouvre des espaces de négociation possibles, comme le dit Philippe Perrenoud, dans un système où tout est bien souvent verrouillé. C'est pourquoi je suis convaincu, pour ma part, qu'en matière pédagogique, la réussite n'est pas la perfection... c'est dans les imperfections de la différenciation, dans les inadéquations entre les besoins et les réponses, les difficultés et les remédiations que - pour autant que ces écarts soient analysés - l'élève accède à la conscience de ses stratégies d'apprentissage, élargit sa palette de ressources méthodologiques, prend progressivement l'initiative d'adapter les moyens qu'il prend aux résultats qu'il veut atteindre... bref, accède à un peu d'autonomie.

Alerte n°4 : Respecter la personne de l'élève, c'est d'abord être rigoureux avec lui dans la présentation des savoirs et l'organisation des situations d'apprentissage. Combien de fois, en effet, voit-on des relations entre maîtres et élèves se dégrader parce que la rigueur didactique n'est pas garantie? Certes, le maître sait, mais il ne sait pas vraiment le niveau épistémologique de ce qu'il doit enseigner et ses connaissances académiques ne lui permettent pas de travailler dans le registre de la genèse de savoirs proprement scolaires. L'élève est, alors, mis en difficulté et il peut exister une tentation sournoise de récupérer au relationnel les échecs de la didactique : "Moi, j'ai de bonnes relations même avec les cancres!". Certes, c'est mieux que rien. Mais, à tout prendre, il vaudrait mieux éviter qu'il y ait des cancres!

Alerte n°5 : Une trop grande insistance sur la dimension interpersonnelle en pédagogie peut dégénérer dans une relation duelle infernale de fascination / répulsion. Certes, nous nous situons ici à la limite et le phénomène est, en tant que tel, assez rare. Mais on ne peut, pour autant, l'ignorer. "Je m'intéresse à ta personne, je prends du temps pour toi... Et toi, tu ne t'intéresses pas à moi? Je sais bien que je n'ai pas à attendre de reconnaissance, mais quand même tu pourrais faire un effort!... Et puis, après tout, tant pis pour toi! Tu n'en vaux pas la peine! Puisque tu me rejettes, je te rejette aussi et tu en subiras les conséquences!"

Alerte n°6 : A trop personnaliser la relation, le maître oublie qu'il n'est qu'un médiateur et ne permet pas toujours à l'élève d'accéder à l'autonomie. On connait le phénomène : si le maître est la loi, quand le maître n'est plus là il n'y a plus de loi. Si le maître est le savoir, quand le maître n'est plus là il n'y a plus de savoir et l'on recherche indéfiniment celui qui est supposé savoir. Si le maître est l'Ecole, quand le maître quitte sa classe et ses élèves avec lui, rien de ce qui aura été appris à l'Ecole ne pourra être détaché du maître...

La personne n'est pas un donné

Je ne doute pas d'avoir irrité plus d'un lecteur par ce texte provocateur. Et pourtant... je ne renie rien de ce que j'ai pu écrire jusqu'ici et je crois encore que "la tendresse devant l'humain qui s'ébauche est une vertu cardinale du pédagogue". Mais, précisément, l'humain n'est pas seulement un ensemble de données, de déterminations sociologiques, de pathologies, de symptômes scolaires. C'est la possibilité d'esquisser un geste qui vienne de soi. De soi vraiment. L'attention à la personne doit donc être une des composantes essentielles de l'action pédagogique, mais à la personne en constitution, à la personne qui découvre que les savoirs la libèrent de tous ses enfermements et de tous ses préjugés. L'élève est une personne précisément parce qu'il n'est pas une personne achevée, parce qu'en lui - comme en moi - le même et l'autre s'entremêlent pour donner naissance à quelque chose comme un sujet. La pédagogie différenciée n'est pas une pédagogie qui prend les élèves pour des personnes achevées, c'est une pédagogie qui leur permet de se construire leur différence en leur donnant les moyens de se découvrir partenaires de la même humanité.

                               Philippe MEIRIEU

Pour compléter la réflexion, voir, dans ce même dictionnaire, les articles "Connaître (l'enfant, l'élève)" et "Aide". Voir, dans le chapitre "Articles et conférences", le texte : "La pédagogie différenciée : enfermement ou ouverture ?".