SENS (donner du)

« Donner du sens » aux apprentissages est devenu, aujourd'hui, un lieu commun pavé des meilleures intentions du monde. Mais il ne faudrait pas croire qu'il s'agit là d'une opération facile, voire mécanique, qui serait susceptible d'une systématisation grâce à des « techniques » didactiques éprouvées. S'il y a, incontestablement, une part de technicité dans la « création du sens », ce dernier s'inscrit toujours dans une relation pédagogique qui échappe, par définition, à toutes les tentatives d'enfermement. S'agissant du « sens » - et que nous le voulions ou non -nous sommes toujours dans une "transaction", dans un travail permanent sur le désir, un effort pour aboutir à des compromis tenables sans passer - ou en passant le moins possible - par la répression ou par la manipulation.

Dire que tout cela est simple à gérer serait évidemment faux. Mais l'histoire de la pédagogie a déjà exploré quelques pistes et nous livre quelques bribes de solutions. Pour faire simple, disons que, sur cette question difficile, les pédagogues se répartissent traditionnellement en deux groupes : les uns cherchent à finaliser les activités qu'ils proposent en les articulant avec les désirs déjà existants chez les élèves, les autres en les articulant avec des projets qu'ils entendent leur faire élaborer et prendre à coeur de réussir.

Les premiers considèrent qu'il faut "prendre en compte" les intérêts des élèves mais en opérant des déplacements successifs qui permettent de passer de ce que les enfants désirent à ce que le maître désire ; c'est ce que l'on pourrait appeler " la pédagogie des intérêts " : "Regardons quels sont les intérêts de nos élèves et prenons appui sur eux pour introduire plus ou moins subrepticement de nouveaux objets qui entretiennent quelque rapport avec ces centres d'intérêt... Parions aussi que cette proximité provoquera un déplacement d'investissement affectif des intérêts premiers (superficiels ! les intérêts "spontanés" sont toujours superficiels !) vers des centres d'intérêt plus conformes aux programmes (les "intérêts profonds", toujours miraculeusement accordés avec l'offre de formation !).

En face de ce courant, les seconds suggèrent de finaliser les activités scolaires, non point par l'amont, mais par l'aval, non point par les intérêts déjà existants mais par une projection dans le futur : ce sont ceux qui se placent sous la bannière de ce que l'on peut appeler " la pédagogie du projet ". Ainsi explique-t-on à l'enfant - dans la version la plus simple et la plus répandue - qu'il doit travailler pour ses notes, pour son avenir, pour obtenir l'amour de ses parents ou l'estime de ses enseignants, parce qu'il évitera ainsi le chômage ou la prison, parce qu'il se distinguera de ses camarades et que cela flattera son amour-propre. Dans une version plus élaborée, on parlera de mettre l'élève "en situation de projet", en lui faisant anticiper mentalement la situation de réutilisation de ce qu'il apprend (qui est, malheureusement, le plus souvent, la situation d'évaluation scolaire) ou en l'amenant à se représenter un résultat à long terme que l'on estime éminemment désirable pour lui et qui va, pense-t-on, le mobiliser... La difficulté tient ici que, dès que l'on déscolarise le projet, que l'on s'éloigne des contraintes et de la simple pression évaluative, l'on est conduit à valoriser des projets où les apprentissages risquent de disparaître. On peut même considérer que plus cet effort pour mobiliser les élèves sur un projet extra-scolaire réussit, plus les élèves investissent le projet, moins on a de possibilités d'y glisser le plus petit apprentissage : quand on tient vraiment à réussir quelque chose, on ne prend pas de risque, on ne perd pas du temps à placer des gens en situation d'apprentissage, on joue à l'économie et à la sécurité, on place dans les cages le meilleur gardien de but et non pas celui qui a peur du ballon ou qui ne sait pas comment l'arrêter... et que l'on aurait à coeur de faire progresser.

Ainsi voit-on que finalisation par l'amont et finalisation par l'aval conduisent à des impasses ; de plus, ces deux méthodes sont profondément solidaires, la première ne tenant que parce qu'elle débouche sur la seconde et la seconde n'étant possible que parce qu'elle s'enracine sur la première. Sans construction d'un projet on ne peut mobiliser des intérêts déjà existants, et sans intérêts déjà existants on ne peut se donner et investir un projet... Est-ce à dire que nous ne devons jamais utiliser l'une de ces deux méthodes ? Je me garderai bien de l'affirmer ici et de proclamer sentencieusement : "Fontaine, je ne boirai pas de ton eau". Je connais notre difficulté à tenir au quotidien dans des situations difficiles, je sais que nous ne sommes ni des saints ni des héros et que nous faisons comme tout le monde : nous tirons sur les "vieilles bonnes ficelles" quand nous sommes fatigués et résignés à notre médiocrité. Pourtant, je voudrais dire que nous pouvons néanmoins espérer autre chose, ce que j'appellerai une pédagogie de l'énigme . Ne pas perpétuellement évacuer le présent pour aller se réfugier dans le passé ou se projeter dans l'avenir. Considérer que le désir peut naître d'une situation elle-même, parce qu'elle est bien construite et que l'énigme qu'elle contient est capable de mobiliser les énergies. Je crois avoir écrit quelque part que la tâche première de l'enseignant était de "faire du désir avec du savoir et du savoir avec du désir" : faire du désir avec du savoir, c'est désigner dans le savoir sur lequel on travaille, dans les représentations des élèves, dans l'exercice auquel on est confronté, l'incomplétude d'où naît l'insatisfaction. Ne pas en dire trop. Laisser venir le mystère qui appelle la promesse d'une intelligence. Faire du savoir avec du désir, c'est rendre possible la recherche active d'une connaissance qui n'est pas monnayée par l'affection de l'autre ou l'attribution d'une récompense, mais comporte d'abord, en elle-même, sa propre satisfaction.

Et je suis convaincu qu'une telle attitude est possible ; elle est possible dans toutes les disciplines et sur tous les supports, parce qu'il y a toujours, dans les activités humaines un enjeu intellectuel qu'il s'agit de débusquer, parce qu'il y a toujours à comprendre dans ce que l'on fait et du plaisir à prendre dans cette compréhension des choses qui nous renvoie à l'élucidation du mystère de notre origine. Et, sans aucun doute, sommes-nous, sur ce plan, infiniment trop modestes, parfois même un peu méprisants envers nous-mêmes, nos élèves et ce que nous leur enseignons. Nous ne croyons pas assez qu'il y a là matière à un véritable travail mobilisateur et nous allons chercher ailleurs ce que nous avons en fait à disposition, dans l'instant et sous nos yeux.

Bien évidemment, la chose n'est pas facile et les élèves continueront à résister longtemps à notre intention de les instruire. Heureusement. Cela nous évite de les confondre avec des objets que l'on n'aurait qu'à façonner à notre gré. Cela nous impose de nous confronter sans cesse avec ce que nous leur enseignons pour en faire d'abord un objet de notre propre intelligence, une occasion de retravailler notre rapport au savoir, non pas seulement par souci d'efficacité didactique, mais aussi parce que notre épistémophilie (ce fameux "désir de savoir" qui n'est pas une "maladie sexuellement transmissible" !) y trouve son compte et laisse entrevoir aux autres qu'ils pourraient aussi y trouver le leur.

Philippe MEIRIEU

Sur ce thème, voir de nombreux autres articles, en particulier, l'article "Projet".

&