Philippe Meirieu,

Pédagogie : des lieux communs aux concepts clés

Paris, ESF éditeur, 2013

Les débats éducatifs s’organisent souvent autour de « lieux communs ». Issus de la tradition pédagogique, repris par les discours officiels, relayés par les médias, ils constituent une « vulgate pédagogique » bien connue : «l’élève au centre », « le respect de l’enfant », « les méthodes actives » ou «  l’individualisation de la formation » sont ainsi présentés comme des évidences… avant de devenir des lignes de clivage, voire des objets d’épiques batailles idéologiques. Mais, ces « lieux communs » sont rarement explicités et l’on se garde bien de chercher comment ils sont apparus, dans quels sens ils ont été mobilisés et quelles différences, voire divergences d’interprétation, ils recouvrent. Que signifie « respecter un enfant » ? Qu’est-ce qu’un « élève actif » ? Que faut-il « individualiser » dans l’éducation et la formation ? Aussi est-il absolument nécessaire de regarder de près le sens et la portée de ces expressions. Derrière leur apparente simplicité, elles cachent des partis pris souvent contradictoires. C’est pourquoi il faut en débusquer les significations et, derrière les slogans, chercher les concepts. C’est tout l’enjeu de cet ouvrage : éclairer le pédagogue en lui permettant d’accéder aux véritables enjeux qui se cachent derrière les « lieux communs » pédagogiques. L’armer pour son métier, l’éclairer pour sa mission, lui fournir les « concepts clés » nécessaires pour mener à bien, le plus
lucidement possible, l’entreprise éducative.

 

CONCLUSION DU LIVRE

La pédagogie n’est pas un luxe

En 1921, à l’occasion de la fondation de la Ligue Internationale pour l’Éducation Nouvelle et dans le cadre du Congrès de Calais qui réunit une petite centaine de participants (1), Adolphe Ferrière rédige une charte qui résume, en trente points, les principales caractéristiques des « Écoles nouvelles »(2) : on y trouve, à côté de considérations qui apparaissent aujourd’hui très datées - comme l’éloge de la campagne, « milieu naturel [où l’enfant a la] possibilité de se livrer aux ébats des primitifs et aux travaux des champs » -, des principes qui sont devenus tout à fait banals (3), comme la « coéducation des sexes », et, surtout, un ensemble d’affirmations qui constituent largement encore la vulgate idéologique de « la bien-pensance pédago » : « L’École nouvelle s’appuie sur les données de la psychologie de l’enfant et sur les besoins de son corps et de son esprit. (…) L’École nouvelle établit son programme sur les intérêts spontanés des enfants. (…) Elle recourt à l’activité personnelle de l’enfant et au travail collectif. (…) Il faut entendre par culture générale la culture du jugement et de la raison : pas d’instruction encyclopédique faite de connaissances mémorisées, mais faculté de puiser dans le milieu et dans les livres de quoi développer, du dedans au dehors, des facultés innées. (…) La classe sera plus souvent une classe laboratoire ou une classe musée qu’un lieu consacré à l’abstraction pure. (…) L’École nouvelle forme une république scolaire : l’assemblée générale prend toutes les décisions importantes concernant la vie de l’école ; (…) elle est fondée sur la collaboration effective de chacun à la bonne marche du tout, elle organise l’apprentissage de l’entraide sociale et de la solidarité. »

Un siècle et demi après la publication de L’Émile et du Contrat social, cent vingt-deux ans après l’expérience de Pestalozzi à Stans, une trentaine d’années après la création de la première « new school » à Abbostholme, quelques années après le terrible traumatisme de la Première Guerre mondiale, convergent ainsi, à Calais, une aspiration politique et un projet éducatif : il s’agit de construire une société nouvelle grâce à une éducation respectueuse de tous et de chacun.(4) On croit alors qu’une éducation fondée sur l’alliance du libre accès aux savoirs et de la formation à la solidarité peut changer le monde. On veut croire que la réconciliation des humains et la fraternité universelle adviendront naturellement quand les « petits d’hommes » seront élevés ensemble et partageront, dès l’enfance, les valeurs humanistes des « hommes de bonne volonté ».

Comment ne pas comprendre qu’alors les convergences l’aient emporté sur les différences – pourtant bien réelles – entre les participants ? Ferrière, le libéral, et Neill, le libertaire, font taire leurs divergences au nom de l’idéal qu’ils partagent… et l’on consacre évidemment plus de temps à exalter le pouvoir de l’éducation pour repousser la barbarie qu’à débattre des possibles interprétations de Rousseau, à ergoter sur le statut de la psychologie par rapport à la pédagogie, la conception que l’on se fait de « l’activité » de l’enfant ou la représentation que l’on a de « la culture ». Certes, en coulisses, les débats existent bel et bien et ils vont se développer, de congrès en congrès, jusqu’à, parfois, menacer l’existence même du mouvement : en 1927, à Locarno, on ne parvient pas vraiment à s’entendre sur « comment il faut comprendre la liberté en éducation » ; en 1932, à Nice, devant deux mille participants cette fois, Maria Montessori et Célestin Freinet présenteront deux visions radicalement différentes de l’apprentissage scolaire, l’une construite sur un matériel pédagogique précontraint, l’autre basée sur le tâtonnement expérimental et la « méthode naturelle »… Et, après la Deuxième Guerre mondiale, les clivages politiques seront les plus forts : la Ligue Internationale pour l’Éducation Nouvelle qui s’était construite sur « le respect de l’enfant » et « l’apprentissage de la fraternité », qui avait résisté, vaille que vaille, à tous les débats et à toutes querelles, explosera en courants fratricides et groupes rivaux.
Pourtant, étonnamment, la vulgate du Congrès de Calais a survécu. Étrangement, elle a traversé l’histoire et surnagé, contre vents et marées, alors même que bien des mouvements et institutions qui s’y référaient ont fait naufrage. Elle a vécu sa vie dans l’opinion commune de ceux et celles qui s’intéressent à « la chose éducative », indifférente ou presque aux débats, parfois très âpres, qui se déroulaient à son sujet chez les experts. Au point que, dans le grand public, elle fonctionne toujours sur le mode de l’évidence et incarne encore, très largement, « la pédagogie ».

que les principes de Ferrière constituent, sans doute, une formulation historiquement pertinente et idéologiquement acceptable de ce que Daniel Hameline nomme « l’insurrection pédagogique », ce « foyer mythologique » de la pédagogie où les éducateurs vont puiser leur énergie et trouver leur identité à la fois : « Il est impossible d’éduquer sans croire, sans espérer, c’est-à-dire sans s’indigner de l’état dans lequel se trouve aujourd’hui le bien le plus précieux de l’humanité, son enfance, vouée aux nuisances de toutes sortes, à la stupidité, à l’incurie de l’espèce malfaisante que nous sommes. »(5) Et c’est bien là que s’origine toute entreprise pédagogique : « contre la fatalité des dons, celle des favorisés, celle des violents, elle est une indignation tranquille »(6). Elle invente au quotidien une alternative possible – même fugace - à la malfaisance des humains à l’égard de leur progéniture. Malgré ses bégaiements théoriques et les errances de ses partisans, elle nous rappelle inlassablement que nous ne pouvons éduquer que munis d’un viatique aussi simple dans sa formulation que complexe dans sa mise en œuvre :

1) Tout sujet peut apprendre et grandir. 2) Nul ne peut contraindre un sujet à apprendre et à grandir. 3) Nous n’avons jamais fini d’inventer des situations qui permettent à chaque sujet d’apprendre et de grandir.

Des premiers pionniers comme Pestalozzi, aux prises, en 1798, avec le dénuement et la violence dans les ruines de Stans ou Itard qui, dès 1800, fait assaut d’imagination pour éduquer Victor de l’Aveyron contre tous ceux qui ne voyaient dans « l’enfant sauvage » qu’ « un débile de naissance à renvoyer aux ténèbres de l’animalité »… jusqu’à Jean Bosco qui tente d’apprendre un métier aux délinquants qu’il recueille dans son presbytère ou Fernand Oury qui, à la marge de l’école, dans « la classe du fou », jette les bases d’une pédagogie où des institutions rendent possible l’engagement des sujets dans leur histoire intellectuelle et sociale…. c’est bien la même histoire qui se joue, dans sa radicale simplicité et dans la multiplicité de ses manifestations concrètes, sans cesse à réinventer. Et c’est bien la même histoire que décrit, souvent maladroitement et en dépit de ses déchirements internes, le mouvement de l’Éducation nouvelle.

Il n’y a donc rien de grave, en soi, à ce que la vulgate du Congrès de Calais soit encore si largement répandue et utilisée dans le champ social. Rien de grave à ce que – en dépit de ses malentendus et à cause de ses ambigüités idéologiques elles-mêmes – elle continue à fonctionner comme un ensemble de lieux communs mobilisateurs, une sorte d’étendard derrière lequel les pédagogues se rangent et serrent les rangs spontanément pour affirmer leur solidarité fondatrice… Mais il faut que, derrière le drapeau qu’ils brandissent pour se reconnaître et se réassurer tout à la fois, les pédagogues prennent le temps de l’analyse et travaillent rigoureusement sur le contenu de leurs propositions. Il faut que les militants et les chercheurs s’efforcent de dissiper les équivoques, de lever les confusions, de regarder ce que, précisément, ils sont en train de dire et de faire. Impossible de laisser simplement fonctionner les « pédagogies nouvelles » à l’estime, en oubliant qu’elles compensent bien souvent leurs insuffisances théoriques par le charisme de leur promoteur et le dévouement de leurs zélateurs. Pas question, non plus, d’oublier les différences, voire les divergences, qui traversent l’histoire et l’actualité de la pédagogie, au risque de laisser les donneurs de leçons jeter le véritable intérêt de l’enfant avec les eaux troubles de ceux qui prétendent le défendre. C’est pourquoi il est particulièrement important que l’université joue son rôle d’instance critique, en transmettant le patrimoine pédagogique et en s’attachant, minutieusement, à débusquer en les enjeux. C’est pourquoi, en un mot, il faut que la pédagogie reste un « objet de recherche ».

Or, le grand paradoxe de ces cinquante dernières années est, précisément, qu’avec la création des « sciences de l’éducation » en 1967, avec celle des Instituts Universitaires de Formation des Maîtres (IUFM) en 1990, et contrairement à ce que l’on aurait pu imaginer, la pédagogie a progressivement disparu comme « objet de recherche » et, même simplement, comme « objet de travail ». Pour acquérir leurs lettres de noblesse au sein de l’université, les « sciences de l’éducation » ont dû, en effet, attester de leur « scientificité ». Et, de crainte de n’être pas considérées comme de vraies « sciences », elles ont surenchéri dans le pointillisme et le positivisme : c’est ainsi que s’est imposée la méthode expérimentale, de préférence bardée de données quantitatives, au détriment de la lecture critique des œuvres, de l’observation attentive des pratiques et du décryptage de leurs enjeux. C’est ainsi que la « recherche appliquée » en pédagogie est devenue hors-la-loi, réduite à se camoufler derrière des analyses sociologiques ou à s’infiltrer clandestinement dans des travaux sur « les stratégies de changement ». Malheur aujourd’hui, en « sciences de l’éducation », à qui ose prescrire ou même, simplement, tenter de distinguer le mieux du moins bien en matière éducative ! La « science » ne fraye pas avec de telles vulgarités. Elle a définitivement abandonné la médiocrité de l’action au profit des satisfactions esthétiques de l’épistémologie…(6) Quant à la formation des enseignants, depuis la disparition des Écoles Normales, elle ne cesse de tourner le dos à la pédagogie. L’espoir mis, à cet égard, dans la création des IUFM s’est bien vite évanoui et leur remplacement par les Écoles Supérieures du Professorat et de l’Éducation (ESPÉ) ne laisse guère d’illusion : ce qu’on nomme la « professionnalisation » enseignante n’est qu’une association de didactique disciplinaire et d’informations sur le fonctionnement de l’institution scolaire. Seuls quelques formateurs isolés – et que leurs responsables considèrent plutôt comme « égarés » - s’obstinent à évoquer Pestalozzi et Makarenko, Montessori et Freinet. Seuls quelques pédagogues qui ont survécu au laminoir scientiste osent évoquer la question de la formation du sujet et de l’éducation à la liberté, en alliant obstinément l’indispensable approche philosophique et la réflexion sur les dispositifs à mettre en œuvre au quotidien !(8) Ainsi, pour l’immense majorité des enseignants en formation et en activité aujourd’hui, la pédagogie est un continent absolument inconnu, dont ils ne soupçonnent ni l’existence ni la richesse.

Le résultat de cette évolution est catastrophique. Face à l’oubli d’un pan entier de notre culture éducative, en l’absence de tout travail à caractère proprement pédagogique, ne subsistent plus que deux types de discours : d’une part, des études spécialisées inutilisables par les praticiens en raison de leurs sempiternels préalables méthodologiques et du caractère strictement descriptif de leurs développements… et, d’autre part, la langue de bois institutionnelle, sorte d’espéranto néolibéral, prônant le « management participatif » et organisant le contrôle technocratique des résultats sans jamais se soucier de ce qui se fabrique dans la classe, aussi bien en termes de transmission de culture que d’émergence des sujets. Au bout du compte, les professeurs et les cadres éducatifs, privés de tout accès à la recherche fondamentale en éducation, sont abreuvés de textes plus ou moins officiels où il est question de « co-construire des dynamiques partenariales avec les différents acteurs en s’appuyant sur un diagnostic partagé, afin d’améliorer l’efficience du système en matière de gestion des flux, dans le cadre de contrats d’objectifs validés par une gouvernance renouvelée… » Concrètement, il s’agit de remplir des tableaux Excel et de participer à quelques concertations institutionnelles où il est surtout question d’organisation et de gestion de dispositifs, rarement de ce que l’on y fait avec les élèves. C’est ainsi que les enseignants – et plus largement tous les éducateurs – sont prolétarisés : enrôlés par une « machine-école »(9) qu’il s’agit, avant tout, de « faire fonctionner », ils sont enjoints de reproduire des pratiques standardisées, élaborées par de lointains « experts », ou de bricoler dans « la boîte noire » de la classe, sans repères ni moyens pour comprendre ce qui se joue là, au-delà de la « gestion », plus ou moins bien réussie, des flux et des conflits. La question pédagogique évacuée, c’est toute la portée éducative – et, plus largement, sociale et politique – de la transmission des savoirs qui est occultée. Dans ces conditions, il devient, bien évidemment, dérisoire d’accuser les enseignants et éducateurs d’un corporatisme auquel on les condamne : considérés comme de simples « agents », ils ne peuvent évidemment pas agir en « acteurs » et, encore moins, en « auteurs » !

Il y a donc urgence : urgence à replacer l’histoire de la pédagogie et la réflexion pédagogique au cœur des « sciences de l’éducation ». Urgence à en faire l’axe structurant d’une véritable formation professionnelle des enseignants et des éducateurs. Urgence à dépasser les simplifications et les caricatures qui dominent aujourd’hui dans un domaine laissé en friche depuis déjà trop longtemps. Urgence à développer et à diffuser des analyses qui complètent, prolongent, amplifient ou contredisent ce que nous venons d’esquisser dans cet ouvrage. On ne peut plus se contenter d’opposer adorations et anathèmes, de juxtaposer simplifications abusives et technicité excessive. Il en va, tout à la fois, de la reconnaissance sociale des métiers de l’éducation et de la qualité du débat démocratique sur notre avenir commun. Autant dire qu’il s’agit de l’essentiel et qu’au regard de ces enjeux, la pédagogie n’est vraiment pas un luxe !

 

(1) La plupart des grandes figures pédagogiques de l’époque participent à cette fondation : Ovide Decroly, A.-S. Neill, Maria Montessori, Jean Piaget, Pierre Bovet, Paul Geheeb, etc. D’autres les rejoindront vite comme Édouard Claparède et Robert Dottrens, Henri Wallon et Paul Langevin, Célestin Freinet et Roger Cousinet, etc.
(2) Reproduite dans Pour l’Ère nouvelle (journal de la Ligue Internationale de l’Éducation nouvelle), 1925, n°15, pp. 4-8.
(3) Même s’ils restent contestés par certains.
(4) C’est ce que soulignera Henri Wallon en 1952 : « Ce Congrès était le résultat du mouvement pacifiste qui avait succédé à la Première Guerre mondiale. Il avait semblé alors que, pour assurer au monde un avenir de paix, rien ne pouvait être plus efficace que de développer dans les jeunes générations le respect de la personne humaine par une éducation appropriée. Ainsi pourraient s'épanouir les sentiments de solidarité et de fraternité humaines qui sont aux antipodes de la guerre et de la violence. »(Pour l’Ère nouvelle, 1952, n°10, p. 23).
(5) Daniel Hameline, Courants et contre-courants dans la pédagogie contemporaine, Paris, ESF éditeur, 2000, p. 93.
(6) Idem, p. 95.
(7) Voir Jean Houssaye, Michel Soëtard, Daniel Hameline, Michel Fabre, Manifeste pour les pédagogues, Paris, ESF éditeur 2012.
(8) Fort heureusement, bien sûr, quelques chercheurs et militants pédagogiques s’efforcent d’entretenir la mémoire de la pédagogie et de travailler à sa mise en œuvre aujourd’hui comme « théorie pratique » selon l’expression de Durkheim. Il faut citer, à cet égard, le formidable travail effectué par Jean Houssaye à travers ses publications propres, les ouvrages qu’il a dirigés et la collection de livres qu’il anime aux éditions Fabert. Une poignée d’autres chercheurs, comme Daniel Hameline, Michel Soëtard, Loïc Chalmel, Michel Fabre, Jacques Pain, Jean-Pierre Pourtois, Laurent Guttierez, Sébastien Pesce, Bruno Robbes, etc., oeuvrent également pour faire exister la recherche proprement pédagogique. Avec des mouvements pédagogiques comme le CRAP-Cahiers pédagogiques, l’ICEM-Pédagogie Freinet ou le GFEN, ils permettent à la pédagogie d’exister encore aujourd’hui, certes à la marge des institutions, mais sans rien céder sur le caractère essentiel de l’entreprise.
(9) Cette expression sert de titre à un ouvrage d’entretiens avec Stéphanie Le Bars dans lequel je m’efforce d’en décortiquer précisément le fonctionnement, à partir de mon implication dans la consultation sur les lycées de 1998 et des diverses responsabilités institutionnelles que j’ai occupées dans l’Éducation nationale : Philippe Meirieu, La Machine-école, Paris, Gallimard-Folmio, 2001.